Le journal intime de Benjamin Constant

Léon Daudet

« Pour comprendre cette singulière personnalité et ne pas juger trop sévèrement ses écarts, il est nécessaire de tenir compte de tout ce qui lui manqua. Pas de religion : et Dieu seul aurait pu être la vivante unité de celte existence. Pas de patrie : or la patrie aurait discipliné par les devoirs positifs qu'elle impose le vagabondage de cet esprit subtil. Pas de famille, pas d'intérieur. Par conséquent, une sensibilité repliée sur elle-même dès l'enfance et qui dégénéra vite en ironie et en sécheresse, aidant ainsi le développement trop précoce de l'esprit. » Voilà en quels termes s'exprime sur le célèbre publiciste et romancier l'introduction excellente et nourrie au Journal intime et à la correspondance avec Mme la comtesse de Nassau et Mme de Charrière. Ces dernières lettres sont intéressantes. Elles complètent la physionomie de l'auteur d'Adolphe. Mais les traits principaux en étaient définitivement fixés par le Journal, qui est sous sa forme discursive une extraordinaire confession. De 1804 à 1816 nous suivons les étapes d'un esprit dont le développement fut précoce et qui de bonne heure se connut lui-même. Les milieux si divers qu'il traversa ne lui servirent en quelque sorte que de réactifs et impressionnèrent assez peu un tempérament complet, dont les irrégularités, les sautes ne sont qu'apparentes. Notre époque, qui aime les investigations psychologiques, s'est attachée à Benjamin Constant. Sainte-Beuve avait ouvert les voies, mais il traita son sujet en moraliste et fut d'une sévérité excessive. Le dernier témoignage en date, dithyrambique au contraire, est celui de Maurice Barrès dans l'Homme libre. Les deux points de vue sont valables. Ce qu'on ne peut nier, c'est le vif intérêt qui s'attache à cette figure à la fois littéraire et politique, fortement marquée à l'empreinte du XIXe siècle.

En effet, l'on a souvent insisté sur le caractère ambigu de ceux qui vécurent à cheval sur le XVIIIe et le XIXe, en cette période de transition violente où tous les levains fermentèrent. Ces personnages virent, sur un court espace de temps, les idées devenir des actes, les théories se faire événements et les prédictions les plus invraisemblables s'accomplir. Les faits dépassaient chaque jour les imaginations. De là naquit un scepticisme encyclopédique, une curiosité embrassant tout, mais hâtive, mais fragmentaire, dont les vestiges ne sont pas perdus. L'essayiste Bonstetten, dont il est justement question dans le Journal, fut de ces hommes-là. En Benjamin Constant rien de tel. Il inaugure un genre nouveau. Il apporte un tour et des formules qui se sont continuées brillamment à travers le romantisme et conservent aujourd'hui encore leur vigueur. Il est tourmenté du désir des vues nettes : « Il y a dans l'irréligion quelque chose de grossier et d'usé qui me répugne. J'ai ma religion, mais elle est toute en sentiments et en émotions souvent vagues qu'on ne peut réduire en système. » Ce besoin de caractériser, de systématiser, d'encadrer ses impressions, ses réflexions et ses tendances est une préoccupation moderne. Il a comme corollaire la haine du bavardage et du mensonge sentimental, le zèle pour les idées générales. Quant à ces dernières, elles furent développées chez lui par ses séjours en Allemagne et sa liaison avec Mme de Staël. Benjamin Constant arriva à Weimar au bon moment de ce centre intellectuel dont le rayonnement fut si vif et si durable. La présence de Gœthe créait là un petit univers. Toutes les formes d'esprit affluaient vers le puissant organisateur de l'individualisme. Dans ce groupement unique de génies et de talents divers chacun gardait sa personnalité et la déterminait davantage. Métaphysiciens, poètes et dramaturges cherchaient moins à s'influencer qu'à s'entendre sur la portée et la destination de leurs arts, sur les frontières de leurs efforts, sur le classement de leurs activités. Benjamin Constant observa tout de son œil aigu, rapide, tira profit des théories, créa des relations. Son inquiétude foncière en fut augmentée; mais, comme la plupart des scrupuleux, il se fortifia dans quelques opinions claires qu'il appliqua par la suite à la constitution et à l'histoire des idées religieuses et dont on trouve l'expression arrêtée dans les opuscules et discours sur la Liberté religieuse, la Liberté industrielle, la Liberté de la presse, la Liberté des anciens, l'Esprit de conquête et l'Usurpation. On trouve ainsi chez lui une subtile intrication des procédés et des vues de Montesquieu, éducateur forcé de tous les Étatistes, avec la culture allemande, idéaliste et critique. Quant à l'action intellectuelle de Mme de Staël sur son développement, elle fut sans nul doute effective. On a un peu perdu de vue chez nous l'autorité de cette femme extraordinaire et on ne lit plus son ouvrage fameux : De l'Allemagne, qui est cependant un chef-d'œuvre et n'a point été dépassé.

La vie extérieure d'un homme est toujours, malgré les circonstances, l'image fidèle, la projection de sa vie intérieure. Les courbes coïncident. Cette superposition est aisée chez Benjamin Constant. Ces hésitations et ces détours politiques dont on lui a fait de tels reproches, explicables d'ailleurs pour qui regarde les choses de près, ces hésitations et ces détours traduisaient son inquiétude centrale, que combattaient un tempérament d'ambitieux et un goût forcené pour l'action. Et que trouve-t-on à la source de ces mobiles? Un incurable ennui, la perpétuelle pensée de la mort. « J'y étudie la mort », écrit-il au chevet de Mme Talma, son amie; et il ajoute : « Ses organes sont détruits, ses yeux n'y voient plus, elle ne respire qu'avec effort, elle ne peut soulever le bras, et cependant il n'y a pas d'atteinte portée à la partie intellectuelle. Pourquoi la mort, qui n'est que le complément de cette faiblesse, y porterait-elle atteinte ? L'instrument faussé et demi brisé la laisse intérieurement telle qu'elle était. Pourquoi l'instrument complètement brisé ne laisserait-il pas cet intérieur intact ? » Phrases moins émouvantes que celles de Chateaubriand sur la mort de Mme de Beaumont, mais peut-être plus significatives. Il dit autre part : « C'est aujourd'hui 3 octobre que je suis né. Il y a de cela trente-sept ans. La meilleure partie de ma vie s'est écoulée. Je ne m'intéresse guère plus à moi qu'aux autres... On m'a cru méchant... Je n'étais que plein d'amour-propre... Après un an de vie réglée et paisiblement heureux, je me livrai à la passion du jeu et je vécus d'une manière, très agitée, et, je dirai, misérable... De dix-huit à vingt ans, je fus toujours amoureux, quelquefois aimé, souvent maladroit et me livrant à des violences théâtrales qui devaient bien amuser ceux qui avaient du plaisir à me critiquer... A vingt-sept ans, je commençai un attachement qui devait durer dix ans, puis vinrent les passions politiques... » Quelle tristesse dans ces constatations ! La brièveté de la vie, le regret du temps perdu, des retours presque haineux sur son individu, tels sont les mornes repères du Journal intime. Ah ! c'est que le mal du siècle, la bâillante mélancolie que connurent alors les meilleurs n'est pas seulement apparente dans leurs aventures ou désillusions amoureuses ! Elle se manifeste surtout par ces saccades de l'ambition, ces phases de dépression et de fébrilité qui laissent le moral amer et navré. Chez Benjamin Constant comme chez beaucoup d'autres, le goût de la vie était gâté dès la naissance. Il eût souhaité voir nettement vers quoi diriger son effort, s'orienter, et retombait bientôt sur lui-même, lassé par tant de contradictoires qui se dressent autour de la volonté.

Il essaya, comme opium, de l'amour et du jeu. Beaucoup discutent encore pour savoir s'il aima réellement, s'il ne s'illusionna pas dans sa liaison avec Mme de Staël comme dans ses coquetteries avec Mme Récamier. Sainte-Beuve l'accuse de sécheresse. Mais qui donc échappe à ce mal ? Les plus impétueux, les plus ardents ont leurs alternatives de fermeture, ces heures où tout se décolore, perd son relief et sa valeur, où une main mystérieuse inscrit sur la sensibilité : A quoi bon ? Sans doute, ces moments désespérés sont plus fréquents chez les analystes. Les formules précises sont la mort du cœur. Et pourtant le Journal est rempli par l'histoire de ces tumultueux transports, à la fois attractifs et répulsifs, auprès de Mme de Staël. Scènes, reproches, ruptures et reprises se succèdent suivant un rythme ironique, s'enchevêtrent aux autres aventures, les projets de mariage, le mariage avec Charlotte de Hardenberg. Souvent le psychologue perd la tête. Il ne voit plus clair dans son désir. Il inscrit simplement son trouble. Ce qui donne le change, c'est ce style toujours nerveux et correct, sans périodes, sans réticences, où les mots sifflent comme des coups de badine. On ne réfléchit pas assez qu'il est une race d'hommes, vraiment passionnés, dont une honte secrète arrête les épanchements. Ils sont sans éloquence pour ce qui les agite le plus profondément. Ils veulent être compris sans parole, par le regard, par cette communion magique qui est l'éternelle énigme de l'amour. Certains naissent noués pour le sentiment et souffrent, dont le monde ne comprend pas la souffrance, qui est un manque d'issue à leurs émotions. C'est sur ce chapitre que le scrupule est le plus vif chez Benjamin Constant. Il fait un pas en avant, deux en arrière. Il tâtonne, il hésite, il se précipite, puis se reprend et considère ses convulsions avec une sorte de mépris. Alors il demandait l'oubli au jeu. Remède dangereux, mais remède. Ce vice, comme chez la plupart de ses congénères, n'est qu'une fuite devant la mort et la destinée. Inconvénient chez les sots, il prend sa grandeur chez les intellectuels, concorde à l'ivresse métaphysique, à la chance, au hasard pour défier la nécessité, secouer le poids de l'univers sur l'esprit.

Non, Benjamin Constant n'est ni une difformité, ni une exception. On trouve réunies dans sa nature des caractéristiques et des contradictions qui sont disséminées tout le long de ce siècle et dont la cause paraît être un dédoublement aigu de la conscience. Ce modéré, ce libéral, ce faiseur de chartes, ce méthodique, est un désordonné du sentiment, un chercheur d'émotions réelles ou fictives, un amateur de risques. Il ne nous apparaît plus comme le triste vieillard dont parle Sainte-Beuve, dépaysé au milieu de la jeunesse et cherchant en vain des partenaires pour sa conversation démodée. Cet entretien que la partie pensante eut avec la partie active de lui-même dans son Journal intime nous semble au contraire le plus actuel et le plus vivace des colloques et chacun éprouve l'envie de s'y mêler. Ainsi se rejoignent les générations après de longs écarts.

Je travaille peu et mal. Mais, en revanche, j'ai vu Gœthe. Finesse, amour-propre. Irritabilité physique jusqu'à la souffrance, esprit remarquable beau regard, figure un peu dégradée, voilà son portrait. La plupart des fuyants profils qu'on trouve dans ce Journal ont cette netteté, cette décision. Il est impossible de noter les innombrables trouvailles, les vues profondes et soudaines qui avivent l'intérêt extérieur de cette confession. Benjamin Constant fuit le paradoxe, mais il impose son tour personnel à la vérité. Même quand il ne fait que constater, il est lui. Il ne sépare guère les hommes des idées qu'ils expriment, et juge les uns et les autres avec ce que ses amis d'Allemagne eussent appelé une objectivité parfaite. On trouve ici les traces de la grande conscience qu'il apportait à ses travaux. Son histoire des religions le préoccupe, il la voudrait complète, au courant des dernières recherches; il s'invente des objections. Son perpétuel ennui ne le rend pas sauvage. Il demeure homme de société. La rencontre d'un caractère le stimule; il en démêle les dominantes avec une verve alerte, qui n'est pas l'enthousiasme, mais est aussi fort éloignée d'une indifférence hautaine et glacée. (…)

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