L'Encyclopédie sur la mort


L'art de mourir

Paul Morand (1888-1976)

«Publié sous ce titre générique en 1932 aux éditions des Cahiers Libres, en un volume à tirage restreint... À côté de son oeuvre de nouvelliste, de ses romans et de ses chroniques de voyage, L'art de mourir sonne comme un essai de philosophie littéraire enluminé de toutes les références de la planète Morand...» (L'éditeur)
Il n'est rien de quoi je m'informe si volontiers que la mort des hommes: quelle parole, visage, contenance, ils ont eus ... si j'étais un faiseur de livres, je ferais un registre commenté des morts diverses.

Cette phrase est de Montaigne*; elle n'a presque plus de sens aujourd'hui. La mort, qu'elle travaille en série, comme à la guerre*, ou au détail, renchérit, à présent, sur la vulgarité de la vie: voyez les agonies illustres relatées par les journaux: Clemenceau, Foch, Lénine, Curzon. Nos grands hommes meurent à peu près tous de la même manière, et avec des propos qui se ressemblent d'autant plus qu'ils leur sont prêtés par leurs pieux historiographes.

«Qu'on est malheureux quand on ne sait pas mourir», disait Sénèque*. Mais qui de nous sait mourir, qui de nous a pris le temps de méditer son futur trépas, préparé le congé qu'il prendrait des vivants? Qui sait, dirait Hamlet, «se donner quittance»? La mort, à qui nous nous efforçons de ne jamais penser, nous trouve stupéfaits, ricaneurs ou hurlants de peur; si nous nous souvenons que le moment est solennel et qu'il faudrait le commémorer par quelques paroles, nous sommes incapables de trouver autre chose que des clichés, car on ne saurait devenir auteur au bord du cercueil (quoi qu'en dise Jean Dolent; d'un auteur obscur, Dolent disait un jour: « Attendez, il se révélera peut-être dans son épitaphe.»). Les plus intelligents haussent les épaules. Tout homme d'aujourd'hui peut dire tristement avec l'abbé Gassendi:

«Je suis né sans savoir pourquoi. J'ai vécu sans savoir comment. Je meurs sans savoir pourquoi ni comment. »

Nous avons perdu à la fois la certitude scientifique et le sens de l'au-delà; nous ne nous embarquons plus majestueusement pour le néant comme les athées du XVIII°; encore moins partons-nous avec la frémissante joie religieuse du Moyen Age. Nous n'avons point, comme nos aïeux, une réponse toute prête au problème que pose la mort; pris par la folie de vivre vite, est-ce que nous nous soucions d'elle? Mais qu'elle nous frôle un instant : la maladie, un accident, l'agonie d'un proche, et voilà les questions qui se pressent. A notre habituelle indifférence, succède brusquement l'anxieuse avidité de tout savoir. Et nous interrogeons le mort qui n'a plus de voix, qui d'ailleurs ne trouverait pas de mots dans notre langage terrestre pour décrire sa surhumaine expérience, qui ne saurait même pas nous éclairer sur le mystère de son agonie, car, nous posons cet axiome:

Tout mourant qui parle, parIe pour la galerie.

Il se regarde mourir, il ne se sent pas mourir; il ne sait encore rien de sa rigidité prochaine, de son active dissolution; il est vivant, aussi vivant que nous. C'est une grande sottise d'attendre de lui autre chose qu'un spectacle édifiant, honorable, ou humiliant pour la dignité humaine. Mais c'est justement de ce spectacle que nous avons désappris les règles: l'art de mourir se perd comme l'art de vivre et pour les mêmes raisons. Comparez la mort de Wilson ou d'Anatole France à celle d'Auguste; l'empereur, à ses derniers moments, se fait vêtir de pourpre, coiffer et farder:
«Suis-je bon comédien?», interroge-t-il en souriant.

Pour lui, comme pour toute l'Antiquité, la mort n'était pas triste; les Grecs la peignaient sous les traits d'un bel adolescent et déclaraient avec sagesse que l'homme aimé des dieux meurt jeune. La vie, pour eux, c'était «l'hôtel d'un jour», ou aussi, comme dans Ménandre, «un voyage», à destination de la prairie d'asphodèles.

Les Anciens avaient, devant le trépas, une contenance calme, parfois même ironique. Tout le monde connaît la mort de Socrate* : «Mes amis, nous devons un coq à Esculape.» A sa femme Xantippe qui pleurait de le voir périr innocent : «Aurais-tu préféré que je meure coupable ?» Diogène, l'indigent volontaire, interrogé anxieusement par ses amis: «Mais qui t'enterrera ?», répondit avec insouciance : «Celui qui achètera ma maison*», c'est-à-dire, je suppose, son tonneau. «Il paraît que je vais être bientôt dieu», dit l'Empereur Vespasien.

J'admire ses façons simples; par là les hommes peuvent atteindre au sublime naturel des animaux*, qui n'ont, devant la mort, ni plaintes, ni forfanterie, mais seulement le geste de se cacher, pour être seuls. Les orientaux ont, eux aussi, pratiqué cette réserve, cette modestie suprême: le fils de Confucius* eut une agonie cruelle; ses enfants voulurent le transporter sur une couche plus moelleuse mais à laquelle son rang social dans ce pays de Tchin rigoureux, ne lui donnait point droit: «Non, refusa le mourant, je n'ai besoin de rien que de mourir selon les règles». Quatre mille ans plus tard, Oscar Wilde, auprès de qui on voulait appeler un grand médecin, dira : l don't wish to die beyond my means. (1)

Je voudrais qu'un même souci de l'étiquette et non le sentiment pompeux de son importance ait inspiré à Marc Aurèle* le fameux mot: «Un empereur doit mourir debout ». Mais c'est douteux. L'Antiquité perdrait déjà ses mâles vertus. César* lui-même mourut théâtralement: « Tu quoque, filii !» (2) et Brutus* se tua en proférant ces prétentieuses paroles, très Jean-Jacques Rousseau*: «Vertu, tu n'es qu'un nom. »

Le monde devenait repentant et larmoyant; le christianisme allait apparaître.

Jésus descendit sur Terre, et, avec lui, les valeurs juives. Lui-même eut une défaillance au Jardin des Oliviers: Eli, Eli, lama sabacthani (3); après quoi, il mourut courageusement, mais non silencieusement, car il murmura: «Mon Père, pardonnez-leur; ils ne savent pas ce qu'ils font». Donnant ainsi le redoutable exemple du pardon des injures que, depuis, tous les mourants se croient obligés d'imiter. Chez les Rois et les Chefs d'Etat, l'usage en est même si établi qu'il devrait figurer au protocole.

Depuis lors, que de morts doucereuses et geignardes, ou fastueuses, ou prêcheuses et moralisantes ! L'homme croit à son importance; il ne se croit plus un insignifiant chaînon dans la chaîne des êtres, un obscur atome; il est un individu; il a une vie précieuse, et il y tient. Le Moyen Age est plein de cette peur de mourir, aggravée par la peur d'être damné. C'est l'époque des danses macabres de Holbein, des eaux-fortes de Dürer, des squelettes et des tibias, des sorcières avec leurs philtres et des pactes avec le Diable.

Il faut sauter des siècles pour retrouver l'élégance des anciens. Le Français possède une locution courante: la mort sans phrases, dont, à force de l'employer, nous ne sentons plus la beauté. Elle reflète pourtant notre vertu nationale, le goût. Nulle part, on ne sut mourir mieux qu'en France. L'horreur de l'emphase, le dédain des sentiments affichés et de l'étalage pathétique, la pudeur du coeur, une invincible préférence pour tout ce qui est secret, le cynisme et la légèreté dissimulant les émotions profondes, toutes ces vertus, enfin, grâce auxquelles nous sommes si mal jugés, éclatent dans ces morts spirituelles, aisées, courtoises, où la France retrouve la tradition grecque. Voici Rabelais: « c'est fait: on m'a graissé mes bottes pour le grand voyage», Il ajouta: «Je n'ai rien, je dois beaucoup, je lègue le reste aux pauvres». Puis dans un souffle, «La farce est finie: tirez le rideau», Voici Ronsard*: «Adieu*, mes chers amis; je m'en vais le premier pour vous préparer Ia place». Voici l'avocat Patru, revenant à quatre-vingts ans d'une grave maladie: «Hélas! est-ce bien la peine de se rhabiller?». J'aime entre toutes cette phrase de Fontenelle à son médecin: «Je ne sens autre chose qu'une difficulté d'être». Mme de Deffand, au prêtre qui l'exhortait à mourir chrétiennement disait: «Fi, fi ! parlons d'autre chose! » et Mme de Soubise concluait en souriant: «Je me regrette».

Nelson se contenta de s'excuser poliment: l am, indeed, am unconscionable time dying (4), ce qui rappelle ce mot charmant rapporté par Sainte-Beuve, du très vieux Monsieur Casser, dont l'agonie se prolongea trois mois: «Mes pauvres amis, disait-il gentiment, je n'ai pas le don de mourir». Ces plaisanteries frivoles, ces mots légers, quel héroïsme* ils supposent, car enfin, nul instinct n'est plus intolérant que le désir de vivre.

Ces agonisants de bonne compagnie n'ont pas d'illusions sur l'importance cosmique de leur mort ou sur les regrets éternels qu'elle suscitera ; ils n'ont que faire de déclamer des phrases mémorables. Ils savent qu'aux minutes suprêmes, l'homme est toujours seul, ils ont le geste courtois du mourant donnant mentalement congé à l'assistance afin de demeurer en face du destin. La vraie culture rejoint ici la nature dont elle est l'expression sublimée et le grand esprit du XVIII' siècle retrouve pour mourir, la solitaire dignité de l'animal.

Montaigne*, déjà cité, disait qu'il ne faut juger d'aucune vie avant sa fin. Sans doute pensait-il aussi que «les dernières paroles sont les meilleures». Car il arrive que l'homme trahisse alors tout le fond de son âme et se laisse aller à d'involontaires ou spontanés aveux qui démentent sa vie passée. Voltaire* demanda l'extrême onction et communia très catholiquement; après quoi il se chercha des excuses et voulut s'arranger avec la postérité: «Quand on meurt à Surate, fit-il, il faut tenir la queue d'une vache dans sa main».

L'écrivain espagnol, Lope de Vega, demandait avec insistance au médecin si c'était bien sûr qu'il allât mourir, s'il n'y avait aucune chance qu'il en réchappât. Il avait, disait-il, une révélation à faire de telle nature qu'après ça, la vie deviendrait impossible. Sur l'affirmation du médecin qu'il ne lui restait plus que quelques instants à vivre, il prononça d'une voix forte: «Eh bien, Dante* m'emm ...»

Le sentiment qui revient le plus souvent dans ces cris d'avant-tombe, c'est, naturellement, le regret. Les grands hommes qui disparaissent ont trop conscience du vide qu'ils laissent. Un exemple-type nous est donné par ce faux grand homme: Néron. Qualis artifex pereo (5), gémissait-il en se ratant trois fois.

De même Savonarole, au moment de monter sur le bûcher: «Florence, qu'as-tu fait? » et Mirabeau: «Soutiens cette tête, la plus forte de France! » et Madame Roland: «O liberté, que de crimes on commet en ton nom! », et Danton: «Bourreau, montre ma tête au peuple, elle en vaut la peine». La Révolution française qui avait pris l'Antiquité pour modèle n'a pas su en imiter la sobriété de langage.

«Voilà Dieu ! fut le dernier cri de Jean-Jacques Rousseau*, le soleil m'appelle, Dieu m'ouvre son sein, être des êtres ». Quel contraste entre ces effusions mystico-égocentriques et l'attitude moqueuse de Henri Heine*, importuné sur son lit de mort par un prêtre qui lui répétait que Dieu lui pardonnerait:
«Pourquoi pas, dit-il, c'est son métier!»

On prétend que les noyés voient toute leur vie passer sous leurs yeux. Je voudrais que ce privilège fût accordé à toute mort et que notre dernière seconde de conscience, contenant en raccourci notre vie entière, s'exprimât par un mot qui, ainsi, la résumerait. Un bel exemple à proposer est celui de Napoléon; il murmura les yeux déjà clos: «Mon fils ... l'armée ... Desaix».

Un autre grand conquérant : Gustave-Adolphe, frappé à mort à Lutzen, prononça ce mot que j'aime entre tous: «A d'autres, le monde!» Magnifique cri d'un désir unique, frustré au moment de l'assouvissement.

Il est des paroles moins grandioses mais qui témoignent d'une belle unité d'existence. Ce sont celles des professionnels sur leur lit de mort.

Tout le monde connaît le mot du grammairien Littré: «Je m'en vais ou je m'en vas, car l'un et l'autre se disent ou se dit ».

Malherbe, déjà dans le coma, ouvrit les yeux et regarda sévèrement un assistant qui venait de faire une faute de français.

Le savant botaniste Haller compta jusqu'à la fin ses pulsations: « l'artère bat ... l'artère bat encore ... l'artère ne bat plus ».

Goethe*, enfin, qui, à la mort de son fils avait crié résolument: «En avant, par delà les tombeaux» eut pour lui même ce soupir de penseur: Mehr Licht ! (6 )

Hélas ! ce mot si souvent cité n'est pas authentique: à en croire un témoin, Mlle Seidler, Goethe aurait simplement dit à sa belle-fille: « Donne-moi ta chère petite patte! » ce qui est d'ailleurs infiniment mieux.

Ce n'est pas le seul mot historique dont il faille se méfier; on en prête trop généreusement aux morts; mais nous pouvons accepter de confiance les cris de faiblesse. Et préférer les doux mots de poètes ou de femmes, le « ô ma jeunesse ! » de l'Anglais Wolcot, le «fi de la vie, qu'on ne m'en parle plus», de Marguerite d'Ecosse, le soupir de Musset: « La bonne chose que le calme. »

On ne parle à ses derniers moments que par faiblesse ou par vanité, disait le vieux Patru.

Alors mieux vaut se taire, puisqu'aussi bien le silence éternel nous attend. Vénérons les mourants taciturnes, ceux qui ne livrent pas leur secret, ceux qui détournent de nous les yeux pour les fixer déjà sur l'invisible; pour modèle, je choisis la mort du loup.

Notes

1- « je ne souhaite pas mourir au dessus de mes moyens.
2- Toi aussi, mon fils ! ; c'est le cri de César, et sa dernière parole, reconnaissant parmi ses assassins, Brutus qu'il considérait comme son fils.
3- «Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'avez vous abandonné?», demande le Christ en croix (Mathieu, XXVII, 46 et Marc, XV, 34).
4- «Il est vrai que je mets un temps invraissemblable à mourir.»
5- «Quel grand artiste périt avec moi !» C'est Suétone (Néron, 44) qui nous rapporte ces derniers mots de Néron.
6- «Plus de lumière! » Ces derniers mots de Goethe demandant qu'on lui ouvrit une fenêtre, sont devenus une expression allemande synonyme de «plus de savoir, plus de vérité ...».
Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

Documents associés

  • Ars moriendi (Extraits)
  • [...] le livre de Gerson a inspiré, dès le début du XVe siècle, deux petits ouvrages de piété,...
  • Mourir philosophe
  • «Je veux mourir philosophe» — cela signifie-t-il «mourir avec philosophie»? Pas vraiment....
  • Mort naturelle
  • Au XVe et au XVIe siècle, ni prêtre ni médecin ne sont censés assister l'homme pauvre qui se meurt....
  • La fin
  • J’ai 45 ans, je suis le résumé de mon passé. La mort, c’est la totalité de mon passé,...
  • L'art de mourir
  • Il n'est rien de quoi je m'informe si volontiers que la mort des hommes: quelle parole, visage,...
  • Le dernier souffle
  • J'avoue qu'il m'est encore difficile d'aborder cette question selon mon Je essentiel.Certes,...
  • Elckerlyc (Everyman)
  • Historique Elckerlyc, qui signifie «Tous et chacun»,«Chacun de nous», «Monsieur chacun», emprunte...