L'Encyclopédie sur la mort


La fin

Suzanne Charest

Suzanne partage dans ce livre sa façon de vivre la mort, qu'elle sait proche, et sa façon de la regarder en face. Non sans ruse et avec une rare lucidité, à partir de sa propre expérience, elle essaie de répondre à la question : quelle serait ta réaction devant une personne qui viendrait d'apprendre que ses jours sont comptés? Puis, avec la clairvoyance de sa maturité, elle n'essaie pas de gérer l'avenir de son mari et de ses enfants. Elle sait qu'elle sera exclue des projets futurs de ses proches. Son départ sera une rupture, mais, par son goût de la vie et inspirée par sa foi, elle espère assurer une présence autre.
J’ai 45 ans, je suis le résumé de mon passé. La mort, c’est la totalité de mon passé, la plénitude de ma vie. Vieillir, c’est du «plus» qui s’ajoute, et mourir, c’est l’éternisation de ce «plus».

Quand tu vis, tu dois vivre pleinement. Mais quand tu meurs, tu dois également mourir pleinement. Il y a un temps pour vivre et un temps pour mourir. Et quand sera arrivé le temps de mourir, je ne veux surtout pas que l’on cherche à me faire vivre à tout prix. Quand une pomme est prête à tomber, on ne l’attache pas à l’arbre. Elle tombe parce qu’elle doit pourrir pour en faire renaître d’autres.

On m’a déjà demandé quelle serait ma réaction devant une personne qui viendrait d’apprendre que ses jours sont comptés. D’abord, je commencerais à garder silence. Silence et présence, quelque soit sa réaction. Attendre que la personne ait fait son cheminement, attendre que la nouvelle résonne en elle, attendre que le Seigneur ait fait son travail. Je lui laisserais le temps de respirer, de descendre au plus profond d’elle-même. Je n’imposerais pas à l’autre ma propre réaction face à la souffrance, à la mort. Je ne lui imposerais pas non plus mon sens à la vie ou le non-sens que j’y trouve. L’autre se débat suffisamment avec sa propre mort sans qu’il ait en plus à se débattre avec la mienne, avec l’image que je m’en fais.

Dans un deuxième temps, je l’accompagnerais simplement. Je l’écouterais et l’écouterais encore. Ne pas la nourrir de faux espoirs, ne pas proposer mes solutions, ne pas l’encourager inutilement. L’écouter. Essayer de déceler en elle le sens habituel de sa vie qui pourrait la soutenir actuellement. Quelles sont ses valeurs profondes dans lesquelles elle sache puiser? Quels sont les projets auxquels elle puisse s’accrocher sans s’illusionner? Cette personne a en elle tout ce qu’il faut pour surmonter cet événement, pour s’accrocher au peu de vie qui reste.

Dans un troisième temps, je lui suggérerais des activités qu’elle pourrait accomplir selon ses possibilités, pour qu’elle puisse continuer à se sentir importante pour les autres. Ça peut aussi lui permettre de passer les moments durs, de tenir le coup en oubliant.

En somme, j’inviterais cette personne à ne pas s’illusionner, à ne pas aller de faux espoirs en faux espoirs, de déception en déception. Elle n’a plus le temps. Je l’encouragerais à faire confiance en l’équipe médicale; cette dernière fait son possible pour apporter la meilleure solution à sa maladie. Elle pourra alors se préoccuper d’elle-même, de sa propre mort; elle pourra bien préparer sa sortie. Ne surtout pas «mourir» les derniers moments de sa vie; au contraire les vivre pleinement. Ne pas vivre comme si la fin n’était pas imminente, mais bien plutôt vivre avec cette fin imminente. Vivre debout; de toute façon, ce sera toujours moins dur que de ramper.

Après
Quand je pense au profond vide qui serait laissé en moi si Marcel partait, cela me donne le frisson. Parfois, je me demande comment il s’en sortira. Et pourtant, je sais que le passé est le garant de l’avenir. S’il a pu se sortir de mauvais pas dans le passé, il saura aussi dans le futur mettre en place les mécanismes nécessaires. Le même dynamisme de vie le tirera en avant. Il ne faut pas juger l’avenir avec les yeux d’aujourd’hui. Dieu apporte en temps opportun l’aide nécessaire. Il met en place les personnes et les événements qu’il faut pour réaliser un nouveau projet. Il a quelque chose à lui dire par cet événement. À lui de comprendre le message.

Par rapport aux enfants, c’est un pari plus risqué que je fais. Avec mes qualités et mes défauts, je leur ai donné le meilleur de moi-même. Je me réjouis du fait qu’ils auront plus tard à rencontrer d’autres personnes qui, avec leurs qualités et leurs défauts, les aideront à grandir. Ces enfants-là vont être très riches en dedans. Mais j’ai encore un peu le sentiment de les abandonner, de laisser en plan une œuvre inachevée. Par ailleurs, ces enfants ne sont pas ma possession. Ils m’ont été prêtés, le temps de les mettre debout, de les faire grandir, de les rendre autonomes. Je ne suis qu’une aide temporaire que le Seigneur a mise sur leur route. Si le Seigneur juge bon de leur enlever cette aide, Il leur en redonnera sûrement une autre. Des affections naissent et meurent, d’autres les remplacent, ni meilleures ni pires; différentes. Toutes ces affections bâtiront les richesses de mes fils.

Les garçons, Marcel et moi marchons désormais en regardant bien en face la situation présente. À l’horizon, nos routes se séparent, les projets de chacun deviendront différents, ce qui fait que nos rêves d’aujourd’hui sont déjà différents. Nous parlons ouvertement des lendemains de chacun, des craintes et aussi des joies que l’on anticipe. Se parler beaucoup, tout se dire, cela nous fait du bien. Même le sacrement des malades a été vécu non pas comme un jour à marquer d’une croix, mais comme une simple continuité du vécu de chacun : intensification de la relation avec le Seigneur et regain de force pour les jours à venir.

Mon départ ne sera pas une brisure nette car déjà une partie de moi-même est partie de moi-même est partie vers l’Avant. Une bonne part d’eux aussi file déjà vers de nouveaux horizons. Notre quotidien coule doucement, paisiblement, secoué un peu parfois par un vent de l’extérieur. Cela nous rappelle que cette sérénité n’est pas possible humainement. C’est bien une force intérieure solide qui nous anime.

Moi, je pars. Désormais, je serai physiquement exclue des projets terrestres de mes proches. Cependant, d’une manière autre, j’y serai plus présente que jamais. De plus, je formerai un cordon ombilical qui reliera directement tous ceux que j’aime au cœur du Père.
Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

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