Préposé dans un CHSLD, une vocation ou une profession?

Jacques Dufresne

Après m’avoir raconté que pour plusieurs de ses clientes, le soin des cheveux n’était qu’un prétexte pour discuter de leurs problèmes personnels, une coiffeuse me confia un jour qu’elle avait décidé de devenir psychologue. Malheureuse, lui ai-je répondu un peu trop spontanément : ce dont vos clientes ont besoin ce n’est pas d’une compétence attestée par un diplôme mais de celle qu’enferment votre humanité et vos charismes personnels. Sous l’effet de la professionnalisation, l’âme humaine est une marguerite effeuillée par les experts.

Pathétique le débat autour du recrutement et de la formation en trois mois de 10 000 préposés dans les CHSLD! De quoi s’agit-il au juste ? D’un poste, un emploi, une carrière, un métier, une profession, un gagne-pain ? Aucun de ces mots ne convient à cet engagement à la fois exceptionnellement noble et exceptionnellement humble. Chose certaine, il faut que ce soit un engagement, une chose qui dure et qui suppose une mobilisation de tout l’être. Un seul journaliste, à ma connaissance, a osé employer le mot vocation à ce sujet.

Ce mot n’a plus cours et aucun autre ne l’a remplacé. Il en est resté des traces dans l’expression engagement humanitaire. Sauf exception toutefois, la mission des humanitaires est de courte durée par rapport à celle des missionnaires, qui s’engageaient pour la vie.

Dans le Québec dit de la grande noirceur, le missionnariat était la vocation par excellence suivi dans la strate laïque, et inférieure pour cette raison, de la médecine. Dans les collèges classiques, comme dans bien d’autres écoles, les célébrations de fin d’études n’étaient pas des bals mais des dévoilements de vocation. Chaque finissant arborait un ruban dont la couleur correspondait à l’altitude de sa vocation. J’ai oublié le code, mais je crois me souvenir que le blanc avait préséance sur le noir. Et justement, les futurs pères blancs, missionnaires en Afrique, avaient la cote.

Instrumentalisation de la vocation

À la fin de sa période triomphale, l’Église québécoise  a un peu trop instrumentalisé cette tradition vénérable. Platon pensait qu’il existe un naturel marin, médecin, philosophe et ce don avait préséance sur le choix arbitraire dans l’équivalent de ce que l’on appelle aujourd’hui orientation. Sans négliger cet aspect de la question, l’Église a un peu trop mis l’accent sur le surnaturel, c’est-à-dire sur un appel à la sainteté devenant l’aura de chaque profession. Elle a ensuite misé sur cette aura pour renforcer un clergé qui était déjà trop fort. Elle devait être la première victime de cette inflation. Les mots vocation et vœux sont proches parents. Les vœux perpétuels devaient bientôt s’avérer éphémères. Chacun connaît la suite, une suite liée, dans l’ensemble de la société comme dans le reste du monde à la montée de la liberté comme choix de chaque individu plutôt que comme fidélité à un don naturel.

La profession a alors remplacé la vocation. À noter que ce mot a lui-même une origine religieuse, comme nous le rappelle l’expression profession de foi. La profession est un mélange plus ou moins harmonieux de trois choses : la compétence, le corporatisme, proche du syndicalisme et le service, prolongement de l’ancienne vocation. L’évolution dans cette direction est particulièrement manifeste dans le cas des infirmières. En raison de ces trois caractéristiques convergentes, on voit peu de défections dans les professions : sauf exception, on est ingénieur ou inhalothérapeute pour la vie. Les enseignants ont refusé la professionnalisation. Faut-il relier à ce fait les nombreux abandons de carrière dans ce cas?

Au Québec, il y a en ce moment pénurie d’infirmières, d’enseignants et davantage encore de préposés. Origine de ce mot : «personne chargée d’un service spécial.» Si dans le cas des infirmières, la professionnalisation n’a pas réglé le problème, comment pourrait-elle le régler dans les deux autres cas? Plus une tâche est humble plus l’idéal qu’elle requiert doit être élevé, plus elle s’apparente à une vocation. C’est pourquoi l’enseignement et les soins hospitaliers ont été si longtemps assurés par des religieuses et des religieux.

L’accompagnement des mourans a été en partie professionnalisé, pourquoi le travail des préposés ne le serait-il pas ? On dépêche des équipes de psychologues auprès des communautés frappées par le malheur. Pourquoi ne dépêcherions-nous pas des équipes d’experts préposés auprès des CHSLD en difficulté?

Convivialité

Hélas! la professionnalisation comporte aussi des dangers. Elle érode cette convivialité si proche de ce qu’on appelle encore l’humanité. Certes, on ne devient pas inhumain en devenant un professionnel, mais on entre dans les luttes de pouvoir et de protection du territoire et on joue ainsi le jeu d’une bureaucratie qui, elle, est carrément déshumanisante comme la pandémie l’a rappelé à ceux qui en doutaient.

Après m’avoir raconté que pour plusieurs de ses clientes, le soin des cheveux n’était qu’un prétexte pour discuter de leurs problèmes personnels, une coiffeuse me confia un jour qu’elle avait décidé de devenir psychologue. Malheureuse, lui ai-je répondu un peu trop spontanément : ce dont vos clientes ont besoin ce n’est pas d’une compétence attestée par un diplôme mais de celle qu’enferment votre humanité et vos charismes personnels. Sous l’effet de la professionnalisation, l’âme humaine est une marguerite effeuillée par les experts.

Les fondements et les sommets de la culture perdent ainsi leur raison d’être. Plus besoin de lire Homère, les évangiles, les fables de Lafontaine ou Bonheur d’occasion de Gabrielle Roy, d’imiter Antigone, saint François , Émilie Gamelin ou Albert Camus pour faire face aux aléas de la vie. Au moment opportun, l’État dépêchera un professionnel auprès de vous. Plus besoin de lire Balzac ou Charlotte Brontë pour apprendre à aimer, une sexologue y pourvoira.

Tout ce qui est gratuit, au sens de grâce, de spontanéité et de désintéressement disparaît ainsi devant le planifiable, le monnayable et l’intéressé. Le travail remplit tous les vides féconds de la vie, le temps perd sa porosité à l’imprévu. Dans un tel contexte où les proches perdent leur proximité, où les choyés de la vie oublient eux-mêmes de vivre, comment les réserves intérieures requises pour voler au secours des vieillards alités pourraient-elles subsister?

La pénurie de préposés est un problème de civilisation. Ce n’est pas parce qu’on est réduit à rêver de le régler sur un plan strictement administratif qu’on est dispensé d’en comprendre la vraie nature.

 

 

À lire également du même auteur

Vieillir sans perdre le goût de vivre
« Mon pays ce n’est pas un pays, c’est un hôpital. » C’était le titre d’un article que j’ai signé dans Le Devoir au moment de la mise en chantier des deux grands hôpitaux universitaires de Montréal.

De l'intelligence artificielle au sport artificiel
La chose était prévisible : des hommes augmentés qu’on appelait hier encore transhumanistes, vont inventer des Jeux Olympiques permettant de dépasser les limites biologiques. Comment? En autorisant les drogues et d’autres moyens techniques interdits.

Edgar Morin
104 ans le 8 juillet 2025. Bon anniversaire ! Sociologue français.

L'art de la greffe... sur un milieu vivant
Suite de l’article La culpabilité de l’Occident ou la recherche de la vie perdue.

Serge Mongeau
Le mot anglais activist conviendrait à Serge Mongeau. Sa pensée, parce qu’elle est simple sans doute, se transforme toujours en action, une action durable et cohérente.

Grâce
Le mot grâce a deux sens bien distincts, selon qu'il désigne une qualité d'une personne ou une nourriture surnaturelle. Nous réunissons ces deux sens dans un même dossier parce qu'il existe au moins une analogie entre eux.

Une rétrovision du monde
C‘est dans les promesses d’égalité que Jean de Sincerre voit la première cause des maux qu’il diagnostique et auxquels on ne pourra remédier que lorsque les contemporains dominants, indissociablement démocrates, libéraux et consommateurs-prédateurs-gaspilleurs ...

Éthique de la complexité
Dans la science classique, on considérait bien des facteurs comme négligeables. Cest ce qui a permis à Newton détablir les lois simples et élegantes de lattraction. Dans les sciences de la complexité daujourdhui, on tient compte du négligeable, de leffet papillon par exempe.




L'Agora - Textes récents

  • Vient de paraître

    Lever le rideau, de Nicolas Bourdon, chez Liber

    Notre collaborateur, Nicolas Bourdon, vient de publier Lever de rideau, son premier recueil de nouvelles. Douze nouvelles qui sont enracinées, pour la plupart, dans la réalité montréalaise. On y retrouve un sens de la beauté et un humour subtil, souvent pince-sans-rire, qui permettent à l’auteur de nous faire réfléchir en douceur sur les multiples obstacles au bonheur qui parsèment toute vie normale.

  • La nouvelle Charte des valeurs de Monsieur Drainville

    Marc Chevrier
    Le gouvernement pourrait décider de ressusciter l'étude du projet de loi 94 déposé par le ministre de l'Éducation, Bernard Drainville. Le projet de loi 94 essaie d’endiguer, dans l’organisation scolaire publique québécoise, toute manifestation du religieux ou de tout comportement ou opinion qui semblerait mû par la conviction ou la croyance religieuse.

  • Billets de Jacques Dufresne

    J'ai peur – Jour de la Terre, le pape François, Pâques, les abeilles – «This is ours»: un Texan à propos de l'eau du Canada – Journée des femmes : Hypatie – Tarifs etc: économistes, éclairez-moi ! – Musk : danger d'être plus riche que le roi – Zelensky ou l'humiliation-spectacle – Le christianisme a-t-il un avenir?

  • Majorité silencieuse

    Daniel Laguitton
    2024 est une année record pour le nombre de personnes appelées à voter, mais c'est malheureusement aussi l’année où l'abstentionnisme aura mis la démocratie sur la liste des espèces menacées.

  • De Pierre Teilhard de Chardin à Thomas Berry : un post-teilhardisme nécessaire

    Daniel Laguitton
    Un post-teilhardisme s'impose devant l'évidence des ravages physiques et spirituels de l'ère industrielle. L'écologie intégrale exposée dans les ouvrages de l'écothéologien Thomas Berry donne un cadre à ce post-teilhardisme.

  • Réflexions critiques sur J.D. Vance du point de vue du néothomisme québécois

    Georges-Rémy Fortin
    Les propos de J.D. Vance sur l'ordo amoris chrétien ne sont somme toute qu'une trop brève référence à une théorie complexe. Ce mince verni intellectuel ne peut cacher un mépris égal pour l'humanité et pour la philosophie classique.

  • François, pape de l’Occident lointain

    Marc Chevrier
    Selon plusieurs, François a été un pape non occidental parce qu'il venait d'Amérique latine. Ah bon ? Cette Amérique se tiendrait hors de l'Occident ?

  • L'athéisme, religion des puissants

    Yan Barcelo
    L’athéisme peut-il être moral? Certainement. Peut-il fonder une morale? Moins certain, car l’athéisme porte en lui-même les semences de la négation de toute moralité.

  • Entre le bien et le mal

    Nicolas Bourdon
    Une journée d’octobre splendide, alors que je revenais de la pêche, Jermyn me fit signe d’arrêter. « Attends ! J&

  • Le racisme imaginaire

    Marc Chevrier
    À propos des ouvrages de Yannick Lacroix, Erreur de diagnostic et de François Charbonneau, L'affaire Cannon

  • Le capitalisme de la finitude selon Arnaud Orain

    Georges-Rémy Fortin
    Nous sommes entrés dans l'ère du capitalisme de la finitude. C'est du moins la thèse que Arnaud Orain dans son récent ouvrage, Le monde confisqué