Marcher, une philosophie

Jacques Dufresne

Depuis des années, je recommandais en vain la marche à un ami de tempérament dépressif, jusqu'au jour où j'ai reçu en cadeau de lui un livre intitulé Marcher, une philosophie, accompagné de cette note : Frédéric Gros a su me persuader. Serait-ce parce qu'à aucune moment il n'invoque la santé comme raison de marcher. À force d'associer la marche à la santé on l'a instrumentalisée. Frédéric Gros l'a libérée. Les pages auxquelles nous renvoyons le lecteur sont celles de l'édition Champs Essais de Flammarion, 2011.

 

« Il est vain de s'asseoir pour écrire quand on ne s'est jamais levé pour vivre ». Henry David Thoreau

Marcher, une philosophie. Et cette philosophie consiste à tenir le juste milieu entre la colombe qui vole et le serpent qui rampe, entre la plante immobile et l'animal qui court après sa proie, à garder les pieds sur terre tout en regardant le ciel, à défier la pesanteur tout en lui restant soumise. Pour peu qu'on s'éloigne de cette position centrale on fait l'ange ou la bête. Marcher c'est être humain. L'actuel regain d'intérêt pour la marche marque un retour à l'humanité après un siècle où, portés par le train, la voiture, l'avion et la fusée, nous avons cru que nous étions des machines à explorer l'espace.

C'est ce retour à l'humanité que célèbre Frédéric Gros dans son petit livre inclassable où il se plaît à être superficiel par profondeur, selon le vœu de Nietzsche, de ce Nietzsche dont il nous fait découvrir l'humanité en nous le faisant suivre pas à pas à Sils Maria, à Nice ou à Turin. À Flaubert qui eut le malheur d'écrire qu'il n'écrivait bien qu'assis, Nietzsche a répliqué : « Je te tiens là nihiliste, les grandes pensées ne nous viennent qu'en marchant ».

Ce grand penseur n'aura vraiment été heureux que pendant les quelques années, de 1880 à 1886, après son difficile enseignement à Bâle et avant sa folie, où il put marcher six heures par jour, dans les Alpes l'été, à Nice ou à Turin l'hiver, pour le seul plaisir de marcher et de penser en marchant.

« La marche ici n'est pas, comme chez Kant, ce qui distrait du travail, cette hygiène minimale permettant au corps de se remettre d'être resté assis, courbé, cassé en deux. Pour Nietzsche, elle est la condition de l'œuvre. Plus que sa détente,ou même son accompagnement, la marche est proprement son élément. 30

''Nous ne sommes pas de ceux qui ne pensent qu'au milieu des livres et dont l'idée attend pour naître les stimuli des pages; notre êthos est de penser à l'air libre, marchant, sautant, montant, dansant, de préférence sur les montagnes solitaires ou sur les bords de mer, là où même les chemins se font méditatifs '' ».30

Frédéric Gros est lui aussi marcheur, entendons par là adepte de la grande randonnée, bien différente de la promenade comme il nous le donne lui-même à entendre. « En promenade,l'acte de marcher n'a sans doute pas la même épaisseur que dans les grandes excursions, mais d'autres dimensions s'y font sentir ».217 La marche telle qu'il la conçoit tient le juste milieu entre la promenade et l'épreuve olympique, laquelle est caractérisée par les objectifs à atteindre, la vitesse à accroître, par la volonté au service de la performance et par les plaisirs de domination : record abattu, podium conquis ! Dans la promenade, on se laisse lentement porter par le désir et par les plaisirs de participation : au paysage qui change, aux fleurs et aux fruits sur les bords du chemin, aux rencontres. Participation : je sens en moi le végétal, le minéral, l'animal. Je me sens fait du même bois dont en passant je touche l'écorce, fait du même tissu que les grandes herbes que je frôle, et ma respiration lourde, quand je m'arrête, s'accorde au halètement du lièvre qui fait brusquement halte devant moi».135. Il y a de cela dans la grande randonnée, mais il y entre aussi beaucoup de volonté, pour résister à la souffrance toutefois plutôt que pour atteindre un objectif.

Le sentier de F. Gros, marcheur et penseur, croise ceux des auteurs itinérants qu'il nous présente, mais sans jamais se confondre avec l'un ou l'autre d'entre eux, de sorte qu'on a autant de plaisir à suivre le fil conducteur de l'auteur que le trajet de ses modèles. À la fin de la période de sa vie, de vingt à quarante ans, où tel un monsieur, il prit la diligence, Rousseau avoua tristement que le « besoin d'arriver » s'était substitué dans ses voyages au « plaisir d'aller ».92  Belle distinction, qui renforcera une conviction de F. Gros : « La marche n'est pas un sport, car dans le sport le besoin d'arriver, et d'arriver vite, est plus important que le plaisir d'aller. « Marcher n'est pas un sport. […] Le sport ce sont des scores : quelle est ta place? Quel est ton temps? […] L'argent l'envahit pour vider les âmes et la médecine pour construire des corps artificiels ». 8

Le sport étant le symbole de la modernité, la marche deviendra pour F. Gros, non pas celui de la post-modernité, plutôt celui des invariants, des activités et des pensées communes aux hommes de toutes les époques et de toutes les cultures, ce que l'on découvre dans son livre en passant des pèlerinages chrétiens aux pèlerinages des hindous aux sources du Gange ou du Kailash au Tibet. Le pèlerinage, de quelque religion qu'il soit, est d'abord une école d'humilité. « Celui qui marche est pauvre d'entre les pauvres. Le pauvre pour toute richesse a son seul corps. Le marcheur est un fils de la terre. Chaque pas est un aveu de gravité, chaque pas témoigne de l'attachement et martèle la terre comme un tombeau définitif, promis ».158

Les pèlerins de Compostelle allaient le plus souvent par petits groupes, par souci de sécurité. Dans leur cas la solitude fait partie du mythe : « celui du marcheur solitaire, bâton à la main, vêtu d'une simple robe de bure. L'orage gronde, la pluie étend ses grands rideaux épais ». 157 Dans le cas de Nietzsche, la solitude ne fut pas totale : Déjà au milieu des années 1880, ses promenades deviennent moins longues. « L'ermite de Sils, comme on l'appelait, part souvent en promenade avec des protectrices, de jeunes admiratrices : Hellen Zimmern, qui a traduit son Schopenhauer éducateur, Meta von Salis, la jeune aristocrate qui lui donne l'immense caution de la noblesse locale, Resa von Schirnhofer, l'étudiante, Hélène Druscowitz, éveillée à la philosophie ». Qui était cette Nausicaa qui inspira à Nietzche cette sublime pensée : « il faut quitter la vie comme Ulysse quitta Nausicaa, en la bénissant et non amoureux d'elle? »41 Lou Andréas Salomé, ou l'une des jeunes admiratrices?

Pour l'auteur du Zarathoustra, marcher c'était monter. « Pour penser, dit Frédéric Gros, il faut avoir une vue dégagée, être en surplomb, disposer d'un air transparent. Il faut de la désinvolture pour pouvoir penser loin. Et qu'importent alors les détails, les précisions, les exactitudes : c'est la nervure du destin des hommes qu'il faut voir dessinée ». 38

Pour Henry David Thoreau - nous sommes dans le Nouveau Monde -, marcher c'est aller vers l'Ouest. « Nous allons vers l'Est quand il faut comprendre l'histoire, étudier l'art et la littérature, en remontant les traces de notre race, nous allons vers l'Ouest comme vers l'avenir, avec un esprit d'aventures et d'entreprises ».139 L'Ouest c'est aussi le sauvage, que Thoreau cherchera également vers le Nord, jusqu'au Québec. Voilà deux traits bien américains qui seront à l'origine aussi bien de l'industrialisation des États-Unis que de la création des grands parcs naturels. Mais c'est là si l'on en juge par le texte de F. Gros, tout ce que Thoreau avait d'américain. La frugalité, sa vertu préférée, ne faisait pas de lui le consommateur exemplaire. Son capital c'est la couleur du ciel, la profondeur des arbres. « Je fais mien ce que je vois », écrit-il. Commentaire de F. Gros : « C'est dire ce que, en marchant, on capitalise d'émotions colorées et de souvenirs solaires, pour les soirées d'hiver. Nos trésors, nos vraies propriétés, c'est la somme des représentations que nous avons reçues, conservées ».129

Rousseau avant Thoreau avait marché dans la nature, par amour de la nature, mais c'était la nature européenne, apprivoisée, celle qui conduisait à la villa de Mme de Warens. De seize à vingt ans, Rousseau a marché vers cette femme ou sur ses ordres. Fuyant Genève et un emploi qui ne lui convenait pas, il s'était d'abord réfugié chez un curé de la campagne savoyarde, lequel, lui faisant reproche de son calvinisme, le confia pour fin de conversion à une dévote d'Annecy. « Le jeune homme se prépare sur le chemin à amadouer une vieille duègne. Il la voit. Elle a vingt-huit ans (un regard très doux, une bouche angélique, il était impossible d'avoir de plus beaux bras) ».94 C'était madame de Warens. Pour elle, sur ses ordres, grâce à elle, il se rendra à Paris, à Turin et reviendra à Annecy.

Est-il possible d'imaginer de plus belles années d'étude. « Je ne fais jamais rien qu'à la promenade, la campagne est mon cabinet; l'aspect d'une table, du papier et des livres me donnent de l'ennui, l'appareil du travail me décourage, si je m'assieds pour écrire je ne trouve rien et la nécessité d'avoir de l'esprit me l'ôte ». page 91[…] Jamais je n'ai tant pensé, tant existé, tant vécu, tant été moi, si j'ose dire, que dans les voyages que j'ai faits seul et à pied [...].Je dispose en maître de la nature entière; mon cœur, errant d'objet en objet, s'unit, s'identifie à ceux qui le flattent, s'entoure d'images charmantes, s'enivre de sentiments délicieux ».98

Certains auteurs plus classiques diront un jour en pensant à Rousseau que « les transports transportent mal ». Madame du Deffand, sa contemporaine, dira de lui : « Il a de la chaleur mais c'est celle de la fièvre, il a de la clarté, mais c'est celle des éclairs ». Il se sera au moins levé pour vivre... et pour inspirer une Amérique qui lui demeure reconnaissante.

Si tous les chemins mènent à Rome, la marche mène aux lieux le plus divers : à l'Est, à l'Ouest, en altitude, en marge, au loin, à proximité et pour certains la marche est tout : un point de départ, un point d'arrivée, une maison, une profession, un art de vivre. On reconnaît là les Cyniques, « les seuls sages grecs authentiquement marcheurs » selon F. Gros : « Toujours à errer, à vagabonder, à traîner dans les rues. Comme des chiens. (d'où leur nom).Toujours sur la route, allant de ville en ville, de place publique en place publique »179 à la recherche non de l'idée pure au-delà des apparences, comme le platonicien, mais de l'élémentaire. Le Cynique brise le jeu de cette opposition classique entre les apparences et la réalité. C'est qu'il ne va pas chercher, il ne va pas reconstruire une vérité au-delà des apparences. Il ira la débusquer dans la radicalité de l'immanence : juste en-dessous des images du monde, il traque ce qui les soutient. L'élémentaire : il n'y a de vrai que le soleil, le vent, la terre, le ciel. Ce qu'ils ont de vrai, c'est leur indépassable vigueur. Car le sensible que traversait le philosophe immobile, pour trouver refuge dans l'intelligible éternel, était encore trop complexe et divers. Tout s'y trouvait mêlé : maisons, forêts, monuments, précipices. Il ne fallait pas si vite dépasser les apparences, mais l'authentique ascèse, c'est de s'enfoncer dans les choses, de creuser le sensible jusqu'à trouver l'absolument élémentaire comme énergie, jusqu'à ce point qui résiste ». 182

Le marcheur par excellence, celui qui est à la fois mystique comme Platon et frugal comme Diogène le cynique, c'est Gandhi, le profond et souriant Gandhi. La marche du sel, vers la mer, que Gandhi organisa et accomplit en 1930, à l'âge de soixante ans, est l'un des plus beaux événements de l'histoire humaine. Le maitre anglais avait imposé une loi interdisant aux Indiens d'exploiter le sel de mer. Le prix élevé du sel résultant de cette loi frappait durement les pauvres. En marchant vers Dandi, près de la mer, avec l'intention d'en rapporter du sel Gandhi défiait la loi. Ils étaient au départ soixante-dix-huit militants. Ils seront plusieurs milliers à la fin, après plus d'un mois et demi de marche; une aventure féminine dans l'esprit de Gandhi : « Pendant des siècles, dans les sociétés traditionnelles la marche lente fut le propre des femmes : elles se rendaient jusqu'aux sources lointaines puiser de l'eau, ou partaient sur les chemins pour cueillir des plantes ou des herbes. Les hommes privilégiaient les dissipations brutales de force, propres à la chasse, assauts brusques, courses courtes et rapides ».  265

Dans la mesure où il assignait un but à ses marches, l'indépendance de l'Inde dans la paix, peut-être Gandhi a-t-il été déçu. L'indépendance s'est faite dans la violence, au prix de la séparation de l'Inde et du Pakistan.

C'est la culture livresque que les Cyniques, Rousseau, Thoreau, Niezsche et Gandhi fuyaient et condamnaient en marchant. Tous ces génies qui se sont levés pour vivre avant de s'asseoir pour écrire, que diraient-ils de la culture médiatique d'aujourd'hui, mille fois plus captivante que la culture livresque traditionnelle et qui, en outre, promet et permet, à volonté, et à profusion de ces rencontres qui sont l'un des plaisirs de la marche, un plaisir rare dans ce cas, imprévu et souvent donné après des jours de solitude. Voilà, sous une forme bien concrète, le choix que nous devons faire entre les deux visions du monde qui s'offrent à nous. Faut-il pour bien le faire revenir à la distinction entre le nécessaire et le bien? Frédéric Gros enseigne la philosophie à Paris XII, on peut difficilement imaginer qu'il travaille en marge de la culture médiatique, il est d'ailleurs sur Facebook... mais on peut présumer que c'est là la partie nécessité de sa vie, qu'il cherche le bien dans la marche, d'abord sous la forme d'une liberté suspensive, à l'époque des vacances : « Mon monde non seulement ne s'effondre pas de n'être plus connecté, mais ces connexions m'apparaissent soudain comme des entrelacements lourds, étouffants, trop serrés ». Le temps de l'escapade, « puis je replonge ».13 Suit une liberté plus agressive, plus rebelle, qui incite à rompre et enfin une troisième liberté, plus rare, celle du renonçant. « Indifférent au passé et au futur, je ne suis rien d'autre que l'éternel présent de la coïncidence ».18

« On entrevoit bien dans les randonnées longues, cette liberté toute de renoncement. Quand on marche depuis longtemps, il arrive un moment où on ne sait plus trop combien d'heures se sont déjà écoulées, ni combien il en faudra encore pour parvenir au terme, on sent sur ses épaules le poids du strict nécessaire, on se dit que c'est bien assez — si vraiment il faut davantage pour insister dans l'existence — et on sent qu'on pourrait continuer ainsi des jours, des siècles. C'est à peine alors si l'on sait où on va et pourquoi, cela ne compte pas plus que mon passé ou l'heure qu'il est. Et on se sent libre, parce que, dès qu'il s'agit de se rappeler les signes anciens de notre engagement dans l'enfer — nom, âge, profession, carrière — , tout, absolument, apparaît dérisoire, minuscule, fantomatique ». 19

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