Entretien de Pascal avec M. de Saci sur Montaigne
Extrait de la relation de l'entretien de Pascal avec M. de Saci, qui marque le début des rapports de Pascal avec Port-Royal. On sait que Pascal avait peu lu et que sa culture littéraire se limitait à Épictète, aux Essais et aux Écritures. Dans cet entretien qu'on a qualifié de dialogue socratique chrétien, M. de Saci, dont la méthode consiste à faire discourir ses interlocuteurs sur leur sujet de prédilection, invite Pascal a discourir sur Montaigne pour l'amener à contempler le contraste entre la force de la foi chez saint Augustin et l'incertitude dans laquelle la philosophie païenne abandonne son lecteur.
«Pour Montaigne, dont vous voulez aussi, monsieur, que je vous parle, étant né dans un État chrétien, il fait profession de la religion catholique, et en cela il n'a rien de particulier. Mais comme il a voulu chercher, quelle morale la raison devrait dicter sans la lumière de la foi, il a pris ses principes dans cette supposition; et ainsi en considérant l'homme destitué de toute révélation, il discourt en cette sorte. Il met toutes choses dans un doute universel et si général, que ce doute s'emporte soi-même, c'est-à-dire s'il doute, et doutant même de cette dernière proposition son incertitude roule sur elle-même dans un cercle perpétuel et sans repos: s'opposant également à ceux qui assurent que tout est incertain et à ceux qui assurent que tout ne l'est pas, parce qu'il ne veut rien assurer. C'est dans ce doute qui doute de soi et dans cette ignorance qui s'ignore, et qu'il appelle sa maîtresse forme, qu'est l'essence de son opinion, qu'il n'a pu exprimer par aucun terme positif.
Car s'il dit qu'il doute, il se trahit, en assurant au moins qu'il doute; ce qui étant formellement contre son intention, il n'a pu s'expliquer que par interrogation; de sorte que ne voulant pas dire: «Je ne sais,» il dit: «Que sais-je ?» dont il fait sa devise, en la mettant sous des balances qui pesant les contradictoires se trouvent dans un parfait équilibre: c'est-à dire qu'il est pur pyrrhonien. Sur ce principe roulent tous ses discours et tous ses Essais; et c'est la seule chose qu'il prétende bien établir, quoiqu'il ne fasse pas toujours remarquer son intention. Il y détruit insensiblement tout ce qui passe pour le plus certain parmi les hommes, non pas pour établir le contraire avec une certitude de laquelle seule il est ennemi, mais pour faire voir seulement que, les apparences étant égales de part et d'autre, on ne sait où asseoir sa créance.»
«Dans cet esprit il se moque de toutes les assurances; par exemple, il combat ceux qui ont pensé établir dans la France un grand remède contre les procès par la multitude et par la prétendue justesse des lois: comme si l'on pouvait couper la racine des doutes d'où naissent les procès, et qu'il y eût des digues qui pussent arrêter le torrent de l'incertitude et captiver les conjectures! C'est là que, quand il dit qu'il vaudrait autant soumettre sa cause au premier passant, qu'à des juges armés de ce nombre d'ordonnances, il ne prétend pas qu'on doive changer l'ordre de l'État, il n'a pas tant d'ambition; ni que son avis soit meilleur, il n'en croit aucun de bon. C'est seulement pour prouver la vanité des opinions les plus reçues; montrant que l'exclusion de toutes lois diminuerait plutôt le nombre des différends que cette multitude de lois qui ne sert qu'à l'augmenter, parce que les difficultés croissent à mesure qu'on les pèse; que les obscurités se multiplient par le commentaire; et que le plus sûr moyen pour entendre le sens d'un discours est de ne le pas examiner et de le prendre sur la première apparence: si peu qu'on l'observe, toute sa clarté se dissipe. Aussi il juge à l'aventure de toutes les actions des hommes et des points d'histoire, tantôt d'une manière, tantôt d'une autre, suivant librement sa première vue, et sans contraindre sa pensée sous les règles de la raison, qui n'a que de fausses mesures, ravi de montrer par son exemple les contrariétés d'un même esprit. Dans ce génie tout libre, il lui est entièrement égal de l'emporter ou non dans la dispute, ayant toujours, par l'un et l'autre exemple, un moyen de faire voir la faiblesse des opinions; étant porté avec tant d'avantage dans ce doute universel, qu'il s'y fortifie également par son triomphe et par sa défaite.»
«C'est dans cette assiette, toute flottante et chancelante qu'elle est, qu'il combat avec une fermeté invincible les hérétiques de son temps, sur ce qu'ils s'assuraient de connaître seuls le véritable sens de l'Écriture; et c'est de là encore qu'il foudroie plus vigoureusement l'impiété horrible de ceux qui osent assurer que Dieu n'est point. Il les entreprend particulièrement dans l'Apologie de Raimond de Sebonde; et les trouvant dépouillés volontairement de toute révélation, et abandonnés à leur lumière naturelle, toute foi mise à part, il les interroge de quelle autorité ils entreprennent de juger de cet être souverain qui est infini par sa propre définition, eux qui ne connaissent véritablement aucunes choses de la nature! Il leur demande sur quels principes ils s'appuient; il les presse de les montrer. Il examine tous ceux qu'ils peuvent produire, et y pénètre si avant, par le talent où il excelle, qu'il montre la vanité de tous ceux qui passent pour les plus naturels et les plus fermes. Il demande si l'âme connaît quelque chose, si elle se connaît elle-même; si elle est substance ou accident, corps ou esprit; ce que c'est que chacune de ces choses, et s'il n'y a rien qui ne sait de l'un de ces ordres; si elle connaît son propre corps, ce que c'est que matière, et si elle peut discerner entre l'innombrable variété des corps qu'on en produit; comment elle peut raisonner si elle est matérielle; et comment elle peut être unie à un corps particulier et en ressentir les passions si elle est spirituelle; quand a-t-elle commencé d'être? avec le corps ou devant? et si elle finit avec lui ou non: si elle ne se trompe jamais; si elle sait quand elle erre, vu que l'essence de la méprise consiste à ne la pas connaître; si dans ses obscurcissemens elle ne croit pas aussi fermement que deux et trois font six qu'elle sait ensuite que c'est cinq: si les animaux raisonnent, pensent, parlent; et qui peut décider ce que c'est que le temps, ce que c'est que l'espace ou l'étendue, ce que c'est que le mouvement, ce que c'est que l'unité, qui sont toutes choses qui nous environnent et entièrement inexplicables; ce que c'est que santé, maladie, vie, mort, bien, mal, justice, péché, dont nous parlons à toute heure; si nous avons en nous des principes du vrai, et si ceux que nous croyons, et qu'on appelle axiomes ou notions communes, parce qu'elles sont communes dans tous les hommes, sont conformes à la vérité essentielle. Et puisque nous ne savons que par la seule foi qu'un Être tout bon nous les a donnés véritables, en nous créant pour connaître la vérité, qui saura sans cette lumière si, étant formés à l'aventure, ils ne sont pas incertains, ou si, étant formés par un être faux et méchant, il ne nous les a pas donnés faux afin de nous séduire? montrant par là que Dieu et le vrai sont inséparables, et que si l'un est ou n'est pas, s'il est certain ou incertain, l'autre est nécessairement de même. Qui sait donc si le sens commun, que nous prenons pour juge du vrai , en a l'être, de celui qui l'a créé? De plus, qui sait ce que c'est que vérité, et comment peut-on s'assurer de l'avoir sans la connaître? Qui sait même ce que c'est qu'être, qu'il est impossible de définir, puisqu'il n'y a rien de plus général, et qu'il faudrait d'abord pour l'expliquer, se servir de ce mot là même, en disant: «C'est être...?» Et puisque nous ne savons ce que c'est qu'âme, corps, temps, espace, mouvement, vérité, bien, ni même être, ni expliquer l'idée que nous nous en formons, comment nous assurons-nous qu'elle est la même dans tous les hommes, vu que nous n'avons d'autre marque que l'uniformité des conséquences, qui n'est pas toujours un signe de celle des principes? car ils peuvent bien être différents et conduire néanmoins aux mêmes conclusions, chacun sachant que le vrai se conclut souvent du faux.»
«Enfin il examine si profondément les sciences, et la géométrie, dont il montre l'incertitude dans les axiomes et dans les termes qu'elle ne définit point, comme d'étendue, de mouvement, etc.; la physique en bien plus de manières, et la médecine en une infinité de façons; et l'histoire, et la politique, et la morale, et la jurisprudence et le reste. De telle sorte qu'on demeure convaincu que nous ne pensons pas mieux à présent que dans un songe dont nous ne nous éveillons qu'à la mort, et pendant lequel nous avons aussi peu les principes du vrai que durant le sommeil naturel. C'est ainsi qu'il gourmande si fortement et si cruellement la raison dénuée de la foi, que lui faisant douter si elle est raisonnable, et si les animaux le sont ou non, ou plus ou moins, il la fait descendre de l'excellence qu'elle s'est attribuée, et la met par grâce en parallèle avec les bêtes, sans lui permettre de sortir de cet ordre jusqu'à ce qu'elle soit instruite par son Créateur même de son rang qu'elle ignore, la menaçant, si elle gronde, de la mettre au-dessous de tout, ce qui est aussi facile que le contraire; et ne lui donnant pouvoir d'agir cependant que pour remarquer sa faiblesse avec une humilité sincère, au lieu de s'élever par une sotte insolence.»
M. de Saci, se croyant vivre dans un nouveau pays et entendre une nouvelle langue, se disait en lui-même les paroles de saint Augustin: «0 Dieu de vérité! ceux qui savent ces subtilités de raisonnement vous sont-ils pour cela plus agréables? . Il plaignait ce philosophe qui se piquait et se déchirait de toutes parts des épines qu'il se formait, comme saint Augustin dit de lui-même lorsqu'il était en cet état. Après donc une assez longue patience, il dit à M. Pascal:
« Je vous suis obligé, monsieur; je suis sûr que si j'avais longtemps lu Montaigne, je ne le connaîtrais pas autant que je fais depuis cet entretien que je viens d'avoir avec vous. Cet homme devrait souhaiter qu'on ne le connût que par les récits que vous faites de ses écrits; et il pourrait dire avec saint Augustin: Ibi me vide, attende. Je crois assurément que cet homme avait de l'esprit; mais je ne sais si vous ne lui en prêtez pas un peu plus qu'il n'en a, par cet enchaînement si juste que vous faites de ses principes. Vous pouvez juger qu'ayant passé ma vie comme j'ai fait, on m'a peu conseillé de lire cet auteur, dont tous les ouvrages n'ont rien de ce que nous devons principalement rechercher dans nos lectures, selon la règle de saint Augustin, parce que ses paroles ne paraissent pas sortir d'un grand fonds d'humilité et de piété. On pardonnerait à ces philosophes d'autrefois, qu'on nommait académiciens, de mettre tout dans le doute. Mais qu'avait besoin Montaigne de s'égayer l'esprit en renouvelant une doctrine qui passe maintenant aux yeux des chrétiens pour une folie? C'est le jugement que saint Augustin fait de ces personnes. Car on peut dire après lui de Montaigne: «il met dans tout ce qu'il dit la foi à part; ainsi nous, qui avons la foi, devons de même mettre à part tout ce qu'il dit.» Je ne blame point l'esprit de cet auteur, qui est un grand don de Dieu; mais il pouvait s'en servir mieux, et en faire plutôt un sacrifice à Dieu qu'au démon. À quoi sert un bien, quand on en use si mal? Quid proderat, etc.? dit de lui ce saint docteur avant sa conversion. Vous êtes heureux, monsieur, de vous être élevé au-dessus de ces personnes qu'on appelle des docteurs, plongés dans l'ivresse, mais qui ont le cœur vide de la vérité. Dieu a répandu dans votre cœur d'autres douceurs et d'autres attraits que ceux que vous trouviez dans Montaigne. il vous a rappelé de ce plaisir dangereux, jucunditate pestifera, dit saint Augustin, qui rend grâces à Dieu de ce qu'il lui a pardonné les péchés qu'il avait commis en goûtant trop la vanité. Saint Augustin est d'autant plus croyable en cela, qu'il était autrefois dans ces sentiments; et comme vous dites de Montaigne que c'est par ce doute universel qu'il combat les hérétiques de son temps, aussi par ce même doute des académiciens, saint Augustin quitta l'hérésie des manichéens. Depuis qu'il fut à Dieu, il renonça à ces vanités qu'il appelle sacrilèges. Il reconnut avec quelle sagesse saint Paul nous avertit de ne nous pas laisser séduire par ces discours. Car il avoue qu'il y a en cela un certain agrément qui enlève: on croit quelquefois les choses véritables, seulement parce qu'on les dit éloquemment. Ce sont des viandes dangereuses, dit-il, que l'on sert dans de beaux plats; mais ces viandes, au lieu de nourrir le cœur, elles le vident. On ressemble alors à des gens qui dorment, et qui croient manger en dormant: ces viandes imaginaires les laissent aussi vides qu'ils étaient.»
M. de Saci dit à M. Pascal plusieurs choses semblables: sur quoi M. Pascal lui dit que s'il lui faisait compliment de bien posséder Montaigne et de le savoir bien tourner, il pouvait lui dire sans compliment qu'il savait bien mieux saint Augustin, et qu'il le savait bien mieux tourner, quoique peu avantageusement pour le pauvre Montaigne. Il lui témoigna être extrêmement édifié de la solidité de tout ce qu'il venait de lui représenter; cependant, étant encore tout plein de son auteur, il ne put se retenir et lui dit:
«Je vous avoue, monsieur, que je ne puis voir sans joie dans cet auteur la superbe raison si invinciblement froissée par ses propres armes, et cette révolte si sanglante de l'homme contre l'homme, qui, de la société avec Dieu, où il s'élevait par les maximes, le précipite dans la nature des bêtes; et j'aurais aimé de tout mon cœur le ministre d'une si grande vengeance, si, étant disciple de l'Église par la foi, il eût suivi les règles de la morale, en portant les hommes, qu'il avait si utilement humiliés, à ne pas irriter par de nouveaux crimes celui qui peut seul les tirer des crimes qu'il les a convaincus de ne pouvoir pas seulement connaître.
«Mais il agit au contraire en païen de cette sorte. De ce principe, dit-il, que hors de la foi tout est dans l'incertitude, et considérant bien combien il y a que l'on cherche le vrai et le bien sans aucun progrès vers la tranquillité, il conclut qu'on en doit laisser le soin aux autres; et demeurer cependant en repos, coulant légèrement sur les sujets de peur d'y enfoncer en appuyant; et prendre le vrai et le bien sur la première apparence, sans les presser, parce qu'ils sont si peu solides, que quelque peu qu'on serre les mains ils s'échappent entre les doigts et les laissent vides. C'est pourquoi il suit le rapport des sens et les notions communes, parce qu'il faudrait qu'il se fit violence pour les démentir, et qu'il ne sait s'il gagnerait, ignorant où est le vrai. Ainsi il fuit la douleur et la mort, parce que son instinct l'y pousse, et qu'il ne veut pas résister par la même raison, mais sans en conclure que ce soient de véritables maux, ne se fiant pas trop à ces mouvemens naturels de crainte, vu qu'on en sent d'autres de plaisir qu'on accuse d'être mauvais, quoique la nature parle au contraire. Ainsi , il n'a rien d'extravagant dans la conduite; il agit comme les autres hommes; et tout ce qu'ils font dans la sotte pensée qu'ils suivent le vrai bien, il le fait par un autre principe qui est que les vraisemblances étant pareillement d'un et d'autre côté, l'exemple et la commodité sont les contrepoids qui l'emportent.»
«Il monte sur son cheval, comme un autre qui ne serait pas philosophe, parce qu'il le souffre, mais sans croire que ce soit de droit, ne sachant pas si cet animal n'a pas au contraire, celui de se servir de lui. Il se fait aussi quelque violence pour éviter certains vices; et même il a gardé la fidélité au mariage, à cause de la peine qui suit les désordres; mais si celle qu'il prendrait surpasse celle qu'il évite, il y demeure en repos, la règle de son action étant en tout la commodité et la tranquillité. Il rejette donc bien loin cette vertu stoïque qu'on peint avec une mine sévère, un regard farouche, des cheveux hérissés. le front ridé et en sueur, dans une posture pénible et tendue, loin des hommes, dans un morne silence, et seule sur la pointe d'un rocher: fantôme, à ce qu'il dit, capable d'effrayer les enfants, et qui ne fait là autre chose, avec un travail continuel, que de chercher le repos, où il n'arrive jamais. La sienne est naïve, familière, plaisante, enjouée, et pour ainsi dire folâtre: elle suit ce qui la charme, et badine négligemment des accidents bons ou mauvais, couchée mollement dans le sein de l'oisiveté tranquille, d'où elle montre aux hommes, qui cherchent la félicité avec tant de peines, que c'est là seulement où elle repose, et que l'ignorance et l'incuriosité sont deux doux oreillers pour une tête bien faite , comme il dit lui-même.