Squatec

Mario Pelletier

Village natal de l'écrivain Mario Pelletier

Une enfance à Squatec

(Extraits de l'essai autobiographique de Mario Pelletier, La traversée des illusions, Fides, Montréal, 1994.)

Les jeunes d'aujourd'hui que le Web met en contact immédiat avec tous les pays du monde, ou presque, ne peuvent guère concevoir ce qu'était la vie quotidienne dans un petit village du Bas Saint-Laurent dans les années quarante - la décennie de ma naissance. Quand il n'y avait encore ni eau courante ni électricité et qu'on s'éclairait à la lampe à l'huile comme au XIXe siècle, voire à la chandelle comme au Moyen Âge.

Entre l'environnement de mon enfance et celui d'aujourd'hui, il y a sans doute plus de distance à tous égards qu'entre les mille ans qui séparent Charlemagne de Napoléon. Je pourrais dire, comme Baudelaire : «J'ai plus de souvenirs que si j'avais mille ans.»

Quand je suis né en 1945, Squatec n'avait pas encore cinquante ans d'existence. Il reste que la région était parcourue depuis des temps immémoriaux : elle faisait partie des voies rapides, si l'on peut dire, des tribus amérindiennes qui descendaient en expédition de chasse l'automne et l'hiver en empruntant la chaîne de rivières et de lacs qui reliaient le fleuve Saint-Laurent au fleuve Saint-Jean jusqu'à la baie de Fundy. Durant l'hiver 1634-1635 - à une époque donc où Montréal n'existait pas encore et où Québec n'était qu'une simple bourgade -, l'un des premiers missionnaires jésuites français, le père Paul Le Jeune, avait accompagné des Hurons lors d'une de ces expéditions. D'après les renseignements topographiques qu'il donne dans sa Relation, on a pu en déduire qu'il avait dit la messe de Noël à peu près à l'endroit où se trouve aujourd'hui l'église de Squatec.

Mais déjà, dans les années quarante, avec la radio puis avec le téléphone, Squatec avait commencé à sortir de son isolement. Une route qui contournait la tête du lac Témiscouata reliait désormais la localité à Cabano et à Rivière-du-Loup, un peu plus loin.

Je sortis des subconscients enfantins, de ma préhistoire en somme, au moment où on électrifiait le village. Ce devait être autour de 1950, époque triomphante où le premier ministre Duplessis apportait les « lumières » jusqu'au fin fond des campagnes québécoises, en clamant : « Électeurs, électrices, électricité...» Et dire qu'on a qualifié ce temps de grande noirceur ! Au contraire, l'Union nationale éclairait le monde rural à tour de bras (et de contrats).

De la période d'avant l'électrification, il me reste des bribes de souvenirs, notamment des promenades en tricycle dans une maison enténébrée, où l'on n'entend que la voix de mon père adoptif chantant des airs de folklore, des chansons du « vieux pays » qui parlent de fils du roi, d'alouette et de claire fontaine.

L'omniprésence de la religion

La religion imprégnait tout. Du plus loin que je me souvienne, tout en était marqué, rythmé, encadré : les jours, les saisons, les travaux, les fêtes, la vie et la mort. Il n'y avait guère de geste de quelque importance qui n'eût son prolongement dans le sacré - ou dans le sacre, qui était une autre façon, par l'irrévérence (comme exutoire nécessaire, quotidien, du genre fête des fous médiévale), de souligner l'omniprésence du religieux. Cette omniprésence a déjà été maintes fois décrite et décriée. Pour mémoire, pour rappeler un peu l'atmosphère de ce temps, devenu aujourd'hui presque irréel, objet de fiction et de nostalgies téléromancées, mentionnons qu'on récitait des grâces avant et après le repas, on priait le matin en se levant et le soir en se couchant; on récitait le chapelet tous les jours en famille, la plupart du temps avec l'évêque du diocèse (de Rimouski) à la radio. Chaque maison avait sa réserve d'eau bénite, pour se signer ou, à l'occasion, pour asperger la maison et chasser le diable. On entendait les cloches de l'église sonner ou tinter plusieurs fois par jour, pour les trois angélus quotidiens, pour des baptêmes, pour des décès, pour des mariages, pour les messes du matin, les saluts du saint sacrement et les vêpres du soir. Certains jours de grandes fêtes religieuses, quand messes, processions, saluts, litanies et chemins de la croix se succédaient, le bedeau se donnait des ampoules (et probablement aussi, des tours de rein) à force de tirer sur les cordes qui balançaient les lourdes cloches de bronze.

Il n'est pas étonnant, dans ce contexte, qu'avant d'aller à l'école, j'eusse appris à reconnaître les lettres puis à lire dans un missel, le dimanche à la messe. J'appris à bafouiller Ora pro nobisEt cum spiritu tuo et d'autres bribes de la langue de Jules César avant de savoir plus de cinq cents mots de français, sans doute. Mais cette antique latinité qui me rejoignait là, dans ma petite église du Témiscouata, jetait catholiquement ses dernières oraisons universelles : peu le soupçonnaient encore, à dix ans de Vatican II.

Cette « catholi-cité », dis-je, encadrait tout de la vie et de la mort. Parlons de la vie d'abord, car il y en avait beaucoup dans ce village qui n'était abandonné ni de Dieu ni des hommes. C'était l'époque où le Québec profond regorgeait d'enfants, joyeuses marmailles qui couraient ébouriffées, débraillées, dans la poussière des chemins et l'herbe des champs, dans les routes défoncées des villages et des rangs, autour des granges ou encore devant les garages qui s'improvisaient à tous les carrefours sous les enseignes mirobolantes des grandes pétrolières internationales (Esso, Shell, Texaco...). Car avec l'arrivée en masse des voitures américaines, une passion dévorante de la mécanique s'était emparée des fils de cultivateurs qui délaissaient de plus en plus la fourche pour la clé anglaise, les pis de vache pour les bougies d'allumage, ou plutôt pour les spark plugs : nul ne parlait anglais, mais tous n'utilisaient que des termes anglais pour parler de leurs « chars ». Une grande explosion sociale et économique se préparait déjà, mais en 1950, tout restait encore en place, bien contenu par l'Église.

De cette vitalité, ce qui me revient avec le plus de force, c'est l'ampleur des fêtes religieuses. L'année était jalonnée de fêtes, particulièrement pour des enfants. Il y avait Noël, bien sûr, mais aussi le Mardi gras, la mi-carême, Pâques, le Dimanche des Rameaux, la Fête-Dieu, l'Assomption, la Toussaint, la Sainte-Catherine, pour n'en nommer que quelques-unes. Chacune comportait son rituel, ses caractéristiques, ses activités et plaisirs. Dans un milieu foncièrement rigoriste, nous attendions ces festivités avec une excitation croissante, une impatience mal contenue. Tout commençait toujours par une messe. J'ai encore l'arrière-goût de ces attentes fébriles de la Messe de minuit ou de la messe du Jour de l'an, qui était le prélude à une succession de visites à la parenté durant deux semaines, entre Noël et l'Épiphanie.

Le summum de ces fêtes de famille était la visite chez les grands-parents. Ma famille paternelle était une puissante tribu qui, grâce aux contrats de voirie et d'électrification de Duplessis, commençait alors à régner sans partage sur le village. Elle se rassemblait triomphalement tous les premiers de l'an dans la maison patriarcale. Mes grands-parents y accueillaient leurs treize enfants, qui leur apportaient chacun une flopée de petits enfants : ce qui faisait souvent plus d'une soixantaine de personnes à faire manger par tablées successives. Le clou de la journée pour les enfants, c'était quand grand-père apparaissait avec un seau rempli de bonbons qu'il déversait d'un coup sur le plancher du salon. Il fallait entendre les cris perçants, voir la ruée vers cette manne sucrée qui roulait sur le parquet ciré, sous les chaises et les tables où oncles et tantes jouaient au « charlemagne » - jeu de cartes en vogue à l'époque. Je suis avec les autres dans cette cohue, poussé et poussant, bousculant et bousculé, partie de cette marée de petites jambes et de bras tendus vers les bonbons qui roulent, glissent, rebondissent. Déjà il y avait une image de nos vies de baby-boomers dans cette précipitation avide sur le « sucrage », comme on disait à Squatec. Précipitation et concurrence aussi, comme sont tous les parcours biologiques.

Le baby-boom dont nous étions issus n'avait rien d'exceptionnel en milieu canadien-français. Il n'était que la dernière salve d'une explosion démographique continue depuis deux siècles. Mais notre avènement, si je puis dire, avait quelque chose de singulier dans le fait qu'il coïncidait avec une ère de prospérité inédite. Les adultes qui nous regardaient nous gaver de friandises ne pouvaient manquer de penser à leur enfance démunie et aux terribles années de disette de la Crise. Nous étions des petits rois et la modernité allait commencer avec nous. Nous étions les héritiers gavés d'une société, d'une culture qui jetait son chant du cygne; et rien ne l'illustre mieux à mes yeux que le billet de 10 dollars (une somme fort respectable à l'époque!) qu'un de mes oncles donna un Jour de l'an à son jeune fils, pour le consoler de n'avoir pas attrapé de bonbons du seau de grand-père. Cet oncle entrepreneur, qui fumait le havane et se déplaçait en Cadillac, était l'exemple même de la nouvelle prospérité d'après-guerre. Il vendait du bois aux Américains et entretenait les chemins pour Duplessis. Boss politique du village, il savait opportunément étendre de l'asphalte neuve devant l'église et le presbytère avant les élections. La puissance de l'argent commençait à se faire sentir. Elle finirait peu à peu par bâillonner le curé.

Avant que ce règne arrive cependant, la religion avait encore de belles années devant elle. Si son enseignement ne s'imposait pas toujours au fond des cœurs, son empire se manifestait à l'intérieur des maisons non seulement par les prières quotidiennes mais par une panoplie de crucifix, de statuettes et d'images saintes. J'ai vécu mon enfance entouré de ces chromos qui surchargeaient les murs à côté des portraits de famille : sacrés-cœurs et immaculées-conceptions fadasses, vierges, archanges et christs byzantins, enfants-jésus joufflus et boudinés, saints émaciés, auréolés, sulpiciens. On investissait cette iconographie naïve de pouvoirs tutélaires, magiques. Elle représentait la toute-puissance d'un monde invisible qui circonscrivait nos faits, gestes et pensées. Et cela s'accordait bien avec une surveillance cléricale, sociale et politique qui ne laissait rien dans l'ombre. On nous disait, on nous répétait que Dieu est partout, qu'il voit tout. De même, par le confessionnal ou autrement, le curé connaissait à peu près tout de tous. Et le premier ministre d'alors, qui savait mettre beaucoup de monde à confesse, y compris les clercs, avait l'œil sur tout ce qui bougeait ou menaçait de bouger dans sa province.

La terreur de l'Enfer

Pour un enfant imaginatif, impressionnable, cette omniprésence de l'invisible pouvait avoir quelque chose d'effrayant, et même d'hallucinant. Je me souviens de ces jours d'hiver où j'étais confiné à la maison par la rougeole, les oreillons ou une autre maladie infectieuse. Dans des moments de torpeur fiévreuse, les gravures sur les murs prenaient pour moi des dimensions fantastiques. Les Christs sanglants sortaient de leurs cadres et s'avançaient en travelling pathétique. Le serpent se mettait à bouger sous le pied de la Vierge. Le diable qui tentait saint Antoine tournait son regard féroce sur moi.

Mais ce qui m'impressionnait encore davantage, c'étaient les illustrations du Catéchisme en images, un livre grand format dont le caractère édifiant s'inscrivait bien dans la tradition de la bonne presse catholique française du début du siècle. On y mettait tout en œuvre pour frapper les imaginations, particulièrement en ce qui concerne l'Enfer et le châtiment des pécheurs.

Pour illustrer une conception adoptée au XVIe siècle au concile de Trente et selon laquelle l'Enfer est « un lieu de tourments où les damnés sont séparés de Dieu et brûlent avec les démons dans un feu qui ne s'éteindra jamais », on avait imaginé une immense fosse qui s'ouvre tout à coup au milieu d'un paysage terrestre et dans laquelle les damnés sont précipités. Il y brûle un feu perpétuel qui semble partir de Satan, qui trône au centre du tableau, énorme monstre ailé (les ailes membraneuses de chauve-souris, et non les ailes duveteuses des anges), bien pourvu en cornes, crocs et griffes. Il tient dans sa main un trident et fustige les damnés qu'on force à s'agenouiller devant lui. Derrière Lucifer, une grande horloge dont l'aiguille s'est arrêtée à jamais sur le mot ÉTERNITÉ; en bas, une inscription porte les mots terribles : TOUJOURS, JAMAIS.

Que de fois cette sentence fatidique m'a fait frissonner! J'avais peur tout à coup d'avoir oublié quelque péché à confesse et de mourir subitement en état de péché mortel. Je ne voulais pas me retrouver comme les damnés du catéchisme illustré, qui sont regroupés selon les sept péchés capitaux et soumis aux pires supplices imaginables : frappés par des démons, déchirés par des bêtes féroces, broyés et piqués par des reptiles, tourmentés par des faims et des soifs cruelles qu'ils ne peuvent assouvir qu'avec du fiel de dragon et du venin d'aspic («abreuvés du vin de la fureur de Dieu », disait-on), percés de pointes enflammées et cloués dans des brasiers éternels. Auprès de cela, quand la Sainte Inquisition vous arrachait les membres ou vous mettait sur le bûcher, ce n'était rien, ce n'était qu'une toute petite préfiguration de ce qui vous attendait... si vous ne vous repentiez pas !

Toute cette imagerie médiévale (à laquelle d'ailleurs le grand poète florentin Dante avait beaucoup contribué, avec un luxe d'imagination sadique !), tout cet appareil de terreur avait été inventé, mis au point, raffiné par une Église qui voulait consolider son pouvoir sur les peuples. Et ce vaste chantage reposait, en définitive, sur la peur de la mort, sur la peur de cet inconnu que nul vivant n'a jamais sondé. Si la mort n'existait pas, y aurait-il des religions ?

En tout cas, la religion de l'ancienne société canadienne-française était particulièrement centrée sur la mort et sur la souffrance, une religion du Vendredi saint, comme l'a bien nommée Jean Le Moyne (dans son livre Convergences). Elle n'était pas du tout dans la joie de la résurrection.

La mort était une réalité présente dans la vie de tous les jours à Squatec. Pas de camouflage ni d'escamotage, à cet égard. Les défunts étaient exposés dans les maisons, «sur les planches» comme on disait, trois jours durant. J'avais pu en voir, et même en toucher, très tôt dans ma vie. Mais l'aspect macabre de la mort, j'allais le découvrir à l'occasion d'un événement exceptionnel : le déménagement du cimetière, dans un terrain qui était situé à quelques centaines de mètres derrière chez nous. Je devais avoir cinq ans tout au plus. On avait d'abord ouvert un chemin pour passer le long de la cerisaie qui entourait notre maison. Puis un jour, on avait commencé à transférer les morts. À travers les arbres, terrifié et fasciné à la fois, j'avais entrevu les défilés de charrettes et de camions qui transportaient des cercueils souvent à moitié pourris, suivis de cortèges d'hommes, de femmes et d'enfants marmonnant des chapelets interminables, sous des temps blafards qui viraient immanquablement à la pluie. Une atmosphère de processions de flagellants dans un film de Bergman!

Je ne sais combien de temps dura ce transfert, mais on en parla longtemps au village. Plusieurs familles avaient fait ouvrir le cercueil des leurs, quand ces bières n'étaient pas déjà défoncées, pour tomber sur des spectacles révulsants, comme ces enfants enterrés trop rapidement lors de la grippe espagnole et qu'on découvrait retournés dans leurs tombes, les dents plantés dans le poing. Longtemps des histoires de ce genre ont circulé dans le village : comment une telle était bien «conservée», tel autre tout décomposé, etc. Le voyeurisme nécrophilique qui avait fait tâter du cadavre se prolongeait ainsi dans une complaisance morbide, qui était du même ordre que les sempiternelles conversations sur les maladies, avec leurs descriptions d'une précision souvent écœurante. Il s'en dégageait une atmosphère d'épouvante froide, une sorte de peur blanche qui a imprégné toute mon enfance.

Avec ce nouveau cimetière derrière chez nous, la mort était là en permanence, si je puis dire. J'en développai une phobie des revenants. La nuit, je n'osais plus regarder par la fenêtre de ma chambre, d'où l'on pouvait voir se profiler les rangées de stèles au clair de lune. Mes hantises furent aggravées encore par la contemplation des horreurs du Catéchisme en images, qui donnait dans le macabre à pleines pages. On y voyait des beaux et des belles se mirer dans des miroirs qui leur renvoyaient l'image de la mort. Ailleurs, on apercevait des tombes béantes exposant des squelettes, avec l'inscription : «Souviens-toi, homme, que tu es poussière et que tu retourneras en poussière.»

Philippe Ariès (L'homme devant la mort) et d'autres ont montré comment le «macabre», ce chantage au squelette associé étroitement aux châtiments de l'enfer, est une invention médiévale. En des temps troublés de peste et de guerre, les moines mendiants présentaient le «spectacle» de la mort et de la décomposition, pour émouvoir et convertir les foules. On s'en est servi abondamment par la suite pour terroriser les esprits.

J'ai donc grandi en partie dans ce climat de terrorisme face aux réalités de l'au-delà. Ajoutez-y les nombreux récits, contes et ouï-dire qui couraient dans les campagnes sur les morts qui se levaient de leurs tombes et venaient vous tordre les orteils, sur les apparitions du diable, de la Vierge et d'autres personnages surnaturels, et vous avez là tous les ingrédients pour faire délirer des imaginations enfantines. Que de fois, dans mon lit, au milieu des souffles indéfinissables de la nuit, j'ai cru sentir d'insolites transsubstantiations s'opérant dans un espace que l'obscurité rendait sans limite! Je pensais au mort dont j'avais vu l'enterrement dans la journée, je pensais aux défunts de la famille, dont les portraits ornaient les murs, je pensais à ma mère que j'essayais de concevoir comme une sorte d'Ophélie flottant dans une vapeur éternelle. Je n'osais plus rouvrir les yeux, je m'enfouissais sous les draps, de peur de voir une tête hâve surgir du fond des ténèbres. J'avais peur aussi du diable qui pouvait se trouver sous mon lit, et je finissais par me ruer en panique dans la chambre de l'une ou l'autre de mes grandes cousines!

Mes dévotions d'enfant ont été étroitement conditionnées par ces peurs. La peur de l'Enfer, en premier lieu. On faisait beaucoup de choses pour « gagner son Ciel ». On se pliait à une kyrielle de petites pratiques, pour mériter des indulgences, pour s'épargner du temps au Purgatoire, etc. Je me souviens, par exemple, d'avoir observé scrupuleusement les premiers vendredis du mois. Il fallait aller à la messe et communier neuf premiers vendredis consécutifs, pour avoir l'assurance d'être sauvé. Grande courtière en valeurs spirituelles, compagnie d'assurances suprême, l'Église nous débitait le salut chrétien à la pièce. Car nous n'avions pas été sauvés par le Christ -- pas encore, à tout le moins ! --, nous étions en instance de jugement, et si nous avions la malchance de mourir « en état de péché », comme on disait, nous étions irrémédiablement perdus. Cette rigueur de tribunal, qui était loin de l'esprit de l'Évangile, restait suspendue comme une épée de Damoclès au-dessus d'une société qui commençait à sortir d'une pauvreté séculaire et pour qui la vie « ici-bas » n'était plus autant une « vallée de larmes ».

L'instrument de prédilection de la coercition cléricale était le confessionnal. Il m'en revient deux choses surtout : la mauvaise haleine du curé, et les détails qu'il me demandait sur mes  «péchés d'impureté». J'avais vu les dessous d'une petite fille : était-ce seulement «le linge», péché véniel, ou «la peau», péché mortel ? De cette obsession charnelle, on avait tiré une expression dans le Bas du Fleuve : pour courir le guilledou, on disait sans ambages « aller à la peau».

Naturellement, dans cette société janséniste, le péché qu'on dénonçait avec le plus de virulence était celui de la chair, « l'impureté ». Une telle honte s'attachait à cette faute, que c'était celle que je voulais le moins confesser. Une fois, par jeu et par bravade (bien plus que par libido), j'avais baissé la culotte d'une cousine dans un champ de fraises, et cela m'avait valu la réprimande furieuse d'un oncle. Mais jamais je n'ai osé avouer ce péché à confesse. J'aurais, je pense, confessé plus facilement un meurtre que cet acte «honteux». De sorte que cette omission m'a pesé sur la conscience des années durant. Dans les accès de ferveur de mon adolescence, j'ai parfois songé avec terreur au nombre de communions sacrilèges que j'avais faites depuis ce péché non avoué!

Il n'y avait pas que rigueur, phobies et patenôtres dans cette enfance, Dieu merci ! J'ai parlé déjà des fêtes qu'on se donnait bon an mal an. Nous n'étions pas un peuple triste. Soit santé ou latinité indélébile, les anciens « Canayens » avaient un fond de bonne humeur que les pires hivers du monde, la conquête étrangère et le despotisme clérical n'avaient pu entamer. Pensons seulement à la solide gaieté de la Bolduc, qui « turlutait « comme un pinson en pleine crise économique ! Le rire et la santé éclataient malgré toutes les contraintes. Comme au Moyen Âge, on trouvait à tout bout de champ des occasions, particulières ou collectives, de carnaval pour faire sauter le bouchon clérical. Et le champagne de la joie populaire déferlait en rires et chansons, farces et rigodons.

Pour moi, la joie et la liberté étaient surtout associées à l'été (le trop court été laurentien), quand l'école finie, je lançais mes chaussures au fond d'un placard pour aller courir pieds nus dans les champs avec des copains. Le plaisir de « lâcher son fou » dans un grand espace, cette sensation de liberté sauvage qu'on respirait à perdre haleine, en jouant à tout et à rien, comme des jeunes chiens qui se ruent avec frénésie sur leur baballe; l'ivresse de se rouler dans le mil, le trèfle, l'herbe à dinde et la matricaire odorante; de se barbouiller de pissenlits, de fraises et de mûres en criant comme des putois. J'en ai gardé des lourdeurs heureuses d'après-midis cuivrés de soleil.

Mais d'autres sources d'évasion se développaient dans nos campagnes. De nouveaux moyens de communication et d'information, qui, en multipliant les ouvertures vers ailleurs, allaient être des facteurs puissants de changement. Grâce à l'électricité, la radio était entrée dans presque toutes les maisons du village. Le téléphone aussi. Par ailleurs, l'automobile qui se répandait de plus en plus contribuait à sortir les villages comme Squatec de leur isolement, de leur enfermement et, somme toute, de leur cocon folklorique. Mais cela n'était rien à comparer à la télévision, dont l'impact fut tout de suite formidable.

L'arrivée de la télévision

La télévision est arrivée à Squatec en novembre 1954, au moment où le poste de Rimouski entrait en ondes. Mes parents adoptifs ont été parmi les premiers du village à posséder la  «boîte» magique, le petit écran qui permettait de voir loin. Je n'oublierai jamais le premier jour d'émissions, un dimanche. Une centaine de personnes avaient envahi la maison; des dizaines d'autres essayaient de voir par les fenêtres qui donnaient sur le salon où trônait, lumineux, étincelant, rempli d'éclairs, le nouveau dieu du jour. Pendant au moins une demi-heure, cette foule bonne enfant, avide de modernité, contempla la tête d'Indien qui apparaissait fixement à l'écran, beau symbole de la longue suite de siècles sans mémoire ni représentation vécus par les premiers habitants du pays. Puis des oh! et des ah! accueillirent les premières images mouvantes venues de Montréal et d'ailleurs : pensez donc, ces visages, ces voix, ces gestes, qui étaient transportés en un rien de temps sur des centaines et des milliers de kilomètres, par delà les montagnes, les fleuves et les forêts, jusqu'à eux, jusqu'à leur patelin perdu dans l'arrière-pays du Bas-Saint-Laurent !

La popularité de la télévision ne se démentirait jamais par la suite, surtout dans une population dont la culture était orale en majeure partie. À l'heure où le Survenant, maman Plouffe ou Séraphin Poudrier paraissaient à l'écran, il n'y avait plus âme qui vive dans les rues du village -- c'était encore plus désert, dirais-je, qu'à l'heure de la grand-messe du dimanche. Une nouvelle chaire était née, une nouvelle pratique, et de grands changements dans les mœurs allaient en découler. Le premier d'importance fut le déclin des soirées familiales. Désormais, on n'avait plus besoin d'être en groupe pour se divertir.

Autre facteur d'évolution sans doute encore plus lourd de conséquences : aux baby-boomers comme moi, si reculés qu'ils fussent dans l'arrière-pays, la télévision apportait l'univers à domicile. Elle allait ainsi contribuer à nous faire radicalement différents de nos parents et grands-parents. Grandissant sous l'œil clignotant de la télé (qui supplantait de plus en plus l'œil immobile de Dieu), très tôt, tout naturellement, nous avons pris l'habitude de vivre au rythme de la planète. Il n'y avait plus de différences fondamentales entre nous et nos contemporains américains, français et autres : les années 60 allaient le montrer.

C'est probablement à ce moment-là, à partir de l'arrivée de la télé, que j'ai commencé à ressentir l'enfermement de mon village natal. Je regardais des films qui me montraient Paris, Londres, New York ou Tokyo, et je me prenais à rêver d'être ailleurs. Je n'étais guère sorti de Squatec jusque là. Vers ma sixième année, j'étais allé à L'Isle-Verte où j'avais vu «la mer». C'était le fleuve Saint-Laurent, bien sûr, mais déjà, à cet endroit, vaste et salé comme la mer. Je me souviens d'avoir descendu, avec un ravissement indicible, un grand escalier qui donnait sur l'étendue marine à perte d'horizon. Revenir ensuite dans la profondeur des forêts, dans cette cuvette au milieu des collines où je faisais l'apprentissage de l'humanité, m'a fait ressentir une angoisse sourde. Plus tard, j'ai beaucoup voyagé dans les forêts et les paroisses environnantes avec mon père adoptif, qui était garde-forestier. Ces périples en jeep dans les bois, où des chevreuils, des ours, des castors se promenaient presque débonnairement devant nous, m'avaient été une source de découvertes innombrables en m'ouvrant les sens et le cœur au grand livre de la nature. Mais ils avaient été aussi l'occasion de prendre contact avec d'autres réalités.

Les camps, les garages et les bureaux de la société forestière pour laquelle travaillait mon père adoptif regorgeaient de magazines américains, tels que Life, Time, Newsweek, The Saturday Evening Post, Outdoor, Esquire. Comme je manifestais un intérêt visible pour ces publications, on m'en remettait partout des piles que je m'amusais des mois durant à feuilleter, contempler, découper : toutes les images pleines couleurs du confort et du bonheur américains; les immenses automobiles chromées, ces dinosaures du premier âge du pétrole; les homes douillets, rutilants d'appareils électro-ménagers; la télévision, les sourires éclatants de l'American Way of Life; l'époque d'Eisenhower, de Gary Cooper, de Yogi Berra, de Marilyn Monroe; la guerre de Corée, la polio et le vaccin du docteur Salk. Mais il y avait aussi des photos plus lestes, plus égrillardes, de femmes et de filles à demi-vêtues, en bikini ou sous des voiles transparents, arborant des seins et des hanches joliment rebondies dans des poses provocantes, qui ne manquaient pas d'exciter ma jeune imagination érotique. Ces  «contemplations» étaient, faut-il le dire, aux antipodes des enseignements du catéchisme. J'étais tout à coup saisi de honte. Emporté par une sainte indignation, j'allais jeter au feu les magazines scandaleux et ne me contentais plus que de la vie édifiante de Don Bosco ou de Dominique Savio en bandes dessinées... jusqu'à l'été suivant.

Néanmoins, mon village me semblait de plus en plus petit, de plus en plus étouffant à mesure que je grandissais. Un jour, ma soif de lecture ne trouvant plus d'aliment, j'allai voir le curé, qui me déterra des livres au fond du presbytère. Mais à part les livres pieux, la pâture était maigre, et j'eus vite fait de la dévorer.

Entre-temps, à dix ans, j'avais été opéré de l'appendicite à Montmagny. Cette petite ville en deçà de Québec m'était apparue momentanément comme une sorte d'Eldorado, avec, ô merveille ! des établissements (qui n'étaient pas toujours des librairies) où l'on vendait des livres. J'y avais notamment découvert Tintin... et un livre sur les Vikings, qui m'avait fait rêver : il m'avait donné pour la première fois, je pense, l'envie d'écrire, qui était au fond l'envie de me projeter ailleurs, dans une autre existence.

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