Drummondville

L'Agora

 

Personnalités et événements

Le texte qui suit est tiré d'un ouvrage du sociologue Everett Hughes intitulé la Rencontre de deux mondes, La crise d'industrialisation du Canada français.

M. Everett C. Hughes, autrefois professeur à l’Université McGill, est maintenant à l’Université de Chicago. Son ouvrage, édité en anglais sous le titre French Canada in Transition, devenu Rencontre de deux mondes dans sa version française, constitue la première grande œuvre sociologique sur le Québec contemporain. l’auteur analyse la division du travail social entre Canadiens anglais et Canadiens français à l’intérieur de la société québécoise durant la période d’essor industriel consécutive à la Première Guerre mondiale. Cet ouvrage présente également l’impact produit par l’implantation de l’industrie dans une région rurale du Québec.

 CANTONVILLE, (Drummondville)  en 1911, était une ville commerciale régionale dont la population, avec celle des environs ruraux, s'élevait à 2,605 âmes. Ville et environs, intimement liés par des échanges réciproques et des liens de famille, constituaient une seule paroisse. Les marchands et professionnels de la ville vivaient de la clientèle des cultivateurs des alentours. Douze petits ateliers, élevés par le recensement à la dignité d'« industries », employaient 128 ouvriers à la fabrication de produits tirés en grande partie d'une matière première locale et pour consommation locale.

Autour de ce noyau originel avait proliféré, vers 1937, une ville effervescente de 19,424 habitants 1 dont environ 4,600 travaillaient dans l'industrie. La plupart des ouvriers travaillaient à la fabrication de produits de marques bien connues vendus sur le marché canadien. Les industries qui les employaient étaient les rejetons de compagnies britanniques ou américaines, et en aucune façon descendantes en ligne directe des petits ateliers d'autrefois. La cause locale immédiate de ce développement soudain fut la construction de deux barrages hydrauliques sur des chutes voisines, les mêmes chutes qui en tant qu'obstacles à la navigation avaient jadis arrêté dans leur montée les pionniers venus du Saint-Laurent.

La nouvelle agglomération intégrait, à l'intérieur du territoire même de l'ancienne ville et de ses environs, deux municipalités récemment constituées et plusieurs localités périphériques en grande partie habitées par une population ouvrière, L'ancienne et unique paroisse catholique avait été subdivisée en quatre. La disposition et l'allure de la ville avaient changé sans la rendre toutefois méconnaissable. Les anciens points de repère, maintenant un peu écartés du centre, demeuraient visibles au milieu des stigmates nouveaux.

Bien que les noms de la ville, des environs et des vieilles rues fussent anglais, c'est dans une ville française que l'industrie et la population ont fait irruption. Les premiers arrivés avaient été des soldats britanniques licenciés à la fin de la Guerre de 1812, en nombre insuffisant pour constituer plus qu'une très petite localité. Les fermiers canadiens-français qui commencèrent presque aussitôt à s'établir autour d'eux n'envahissaient pas tant une région anglaise que la solitude elle-même. Vers 1850, un conseil de canton comprenait cinq Canadiens français et deux Anglais ; en 1871, les trois-quarts de la population étaient canadiens-français, et, en 1911, plus des neuf dixièmes.

Ainsi que dans beaucoup d'endroits du Québec, l'importance de l'élément anglais avait de beaucoup dépassé ses proportions numériques. Les Anglais dans les débuts dominaient les affaires et les professions. Les premiers avocats et médecins étaient des Anglais et, avec le temps, se trouvèrent en concurrence avec les Canadiens français. Vers 1900, les professionnels anglais avaient disparu de la ville 2. Trente des trente-deux hommes d'affaires et professionnels qui se réunirent pour former une association, en 1901, étaient canadiens-français. Ils donnèrent à leur groupe le nom de Chambre de Commerce et dressèrent en français les procès-verbaux. Comme geste de bonne entente on réserva le poste de vice-président à un Anglais. La mort d'un vieux résident anglais, en 1939, laissa sans titulaire la fonction de registrateur du comté ; un citoyen presque aussi âgé mais de langue française lui fut nommé comme successeur à cet emploi à vie. Ainsi disparut de l'administration civile locale le dernier Anglais. Depuis longtemps, les fonctions électives étaient exclusivement occupées par des Canadiens français, le dernier maire anglais ayant perdu le pouvoir en 1903. Les Canadiens français étaient d'ailleurs depuis longtemps en majorité lorsqu'il avait été élu. Le fait est que dès 1900, ou peu après, les quelques Anglais encore sur place n'avaient pas l'importance voulue pour qu'on songeât à leur offrir des charges publiques.

L'industrie était descendue bien bas dans la région lorsque les nouveaux barrages furent construits. À chaque fois cependant que, dans le passé, quelque industrie avait existé, le groupe anglais y avait joué une part prépondérante. À différentes reprises durant la dernière moitié du XIXe siècle, des entrepreneurs anglais avaient établi des industries qui contribuèrent à la croissance de la ville 3. Mais le fait du développement fut toujours français plutôt qu'anglais. Effectivement, ç'a été la fonction des Anglais dans le Québec de créer des centres d'activité autour desquels s'est conglomérée la population française.


STATISTIQUES INDUSTRIELLES DE CANTONVILLE EN 1911 ET 1937
 

  1911 1937
Établissements 12 26
Capital investi $173,866 $19,833,345
Employés 128 4,558
Salaires et gages $37,436 $4,499,981
Valeur nette des produits $73,589 $9,036,350

 

       
Quelques survivants parmi les vieilles familles anglaises de Cantonville croient aujourd'hui se souvenir du temps où la ville était en majorité anglaise : ce qu'elles évoquent en réalité, comme il arrive aux gens d'esprit traditionaliste, ce sont les souvenirs de leurs grands-parents. Elles tentent peut-être aussi, en rappelant l'importance de leurs compatriotes dans l'industrie des débuts, de s'identifier avec les gérants et les propriétaires anglais des industries récentes, une espèce nouvelle, venue d'ailleurs, comme toujours. Car bien qu'il soit vrai que chaque groupe successif des industries de Cantonville ait été lancé par l'initiative anglaise, il n'est pas vrai que les générations subséquentes des vieilles familles locales y aient participé. Chaque nouvelle industrie d'importance a amené avec elle des gérants nouveaux qui, bien que de même langue et de même religion que les citoyens anglais précédents, leur sont aussi peu apparentés qu'aux familles canadiennes-françaises de l'endroit.

L'importance relative des Canadiens français et des Anglais juste avant le nouvel ordre de choses se traduit dans la disposition de leurs églises respectives. L'église anglicane de Saint-André, une séculaire chapelle en pierre, se nichait et se niche encore par delà un cimetière ombragé par les ormes dont les stèles tombant en ruines conservent les noms des fondateurs et des premiers arrivés, vieux noms maintenant remplacés à la devanture des magasins et sur les boîtes postales par des noms français. La résidence du ministre, comme pour abriter son occupant contre les réalités du présent, est à moitié cachée à la fois derrière le cimetière et l'église. Les fidèles, une poignée de familles de cultivateurs et de vieux rentiers de la ville, étaient trop peu nombreux pour supporter seuls un pasteur, et leur église constituait une desserte diocésaine subventionnée. La seule autre institution Communautaire anglaise, l'école protestante, comptait environ trente élèves, groupés dans une seule pièce autour d'une maîtresse intrépide et éternelle. Une plainte, consignée dans les registres, à l'effet que la fréquentation scolaire était très faible durant les moissons d'automne et les semailles du printemps, indique bien le caractère rural de l'école.

L'imposante église catholique de Saint-Luc faisait et fait encore majestueusement face au parc public, son large parvis prêt à accueillir la foule qui y afflue de toutes les directions. De la galerie de son presbytère voisin, le curé a toujours pu être témoin des allées et venues de toute la ville. C'est sur cette même galerie qu'il se tient, aux jours de fêtes religieuses et civiles, flanqué du maire, des échevins et d'autres notables, pour bénir la parade qui passera inévitablement par là. Si, le jeudi soir, le vacarme de la foule et des concerts, de la fanfare dans le parc, lui brisent les oreilles, il n'a pas à s'en plaindre car, si le presbytère est moins calme que la somnolente cure anglicane, c’est que le curé, au contraire du ministre, est la personnalité importante dans ce qui était et demeure l'institution-clef de la localité. En 1911, alors que l'église anglicane constituait un monument archaïque, battu par le temps, la paroisse catholique était florissante.

La commission scolaire catholique de la ville administrait, en coopération étroite avec le curé, les écoles dont l'enseignement était confié aux religieuses du couvent local. Quelques sociétés fraternelles d'assurance prospéraient sous la tutelle du curé et la direction de citoyens de marque. La communauté française était en plein essor, un essor qui restait celui d'une petite ville de province. Les organismes affiliés à la paroisse suffisaient seulement aux diverses divisions de la population d'après l'âge et le sexe, sans beaucoup de préoccupation pour les classes sociales et la diversité des métiers.

Si l'église paroissiale est maintenant l'une des plus considérables et des plus belles du diocèse, ce n'est pas tant à cause d'un renouveau de ferveur que d'un accroissement de la population. D'autres changements cependant ne proviennent pas uniquement de cette croissance en volume mais d'une plus grande complexité dans la vie locale. Trois paroisses nouvelles ont maintenant été découpées à même le territoire de la paroisse-mère. Chacune des nouvelles églises fait face à son propre parc et est le centre d'une nouvelle constellation d'affaires et d'entreprises sociales. Chaque paroisse est faite d'une variété typique de population, deux d'entre elles ayant même des ouvriers comme marguilliers. Si le curé de la paroisse-mère a six vicaires pour l'aider, ce peut être à cause de la dilatation du volume de la population, mais les attributions spécialisées de chacun des six vicaires sont bien le signe d'une plus grande complexité de la structure sociale. Si les anciennes sociétés fraternelles d'assurance, de même que les groupements paroissiaux d'après l'âge et le sexe, ne sont plus maintenant que des associations d'importance secondaire parmi beaucoup d'autres, religieuses et séculières, qui sollicitent l'adhésion de la population, ce fait reflète aussi une différenciation croissante des intérêts d'occupation et de classe.


LES GROUPES ET LA SOCIÉTÉ


Dans ce décor ancien, un noyau d'hommes d'affaires et de professionnels canadiens-français occupaient les postes de commande des institutions civiques et paroissiales. Ces individus et leurs familles ne faisaient partie d'aucune aristocratie, Cantonville n'étant pas situé dans une seigneurie. Les familles de la ville portaient les mêmes noms de famille que les habitants des paroisses et des comtés voisins, un grand nombre d'entre eux, même les plus éminents, étant originaires de la campagne et y ayant encore des parents. Sans avoir rien de proprement aristocratique, les familles avaient quand même cet air de dignité et de savoir-vivre cultivé par les couvents et les collèges.

Tous ces gens, bien que se connaissant entre eux et probablement parce qu'ils ne pouvaient échapper à l'orbite de leurs voisins respectifs, étaient divisés en factions. Presque tous les avocats faisaient, d'une façon ou de l'autre, de la politique et se trouvaient en rivalité pour tout avancement politique éventuel. L'un d'eux eut quelque notoriété, même dans la politique fédérale et fut bâtonnier du Barreau rural de la province. Une autre frontière de démarcation est révélée par le potin que l'un des citoyens respectables était « dans la manche du curé », ceci ne signifiant nullement l'existence d'éléments anticléricaux mais seulement le fait que quelques-uns étaient, plus que d'autres, près de l'Église. En fait une chicane s'éleva dans le passé à l'intérieur de la Chambre de commerce à propos de la fréquentation scolaire obligatoire, projet auquel l'Église s'opposait sans relâche 4. Quelques-uns des citoyens voulaient la fréquentation obligatoire alors que d'autres soutenaient de façon combative le point de vue de l’Église. Cette démarcation coïncidait quelque peu avec celle des partis politiques, les hommes du curé étant dans l'ensemble des conservateurs alors que les autres étaient libéraux.

Ce sont des gens de ce petit groupe d'hommes d'affaires et de professionnels qui dirigeaient les quelques groupements organisés pouvant exister dans la ville. C'est un avocat qui fonda la Chambre de commerce. Un autre avocat fut le fondateur et l'âme dirigeante de la fanfare. Ils étaient commissaires d'école, conseillers municipaux et marguilliers. Ce noyau, en grande partie encore intact, a fourni tous les maires de la ville même jusqu'à aujourd'hui, malgré la prépondérance numérique actuelle de la nouvelle population ouvrière. Leur position dans la ville cependant n'est plus la même car la ville en tant que structure sociale a changé.

Les hommes de ce petit groupe vivaient confortablement soit dans de vieilles demeures, soit dans des appartements au-dessus de leurs établissements. Les professionnels avaient généralement leurs bureaux à leur résidence comme l'ont encore plusieurs d'entre eux. Leurs enfants étaient envoyés aux couvents ou aux collèges de l'extérieur. Quelques-uns ont voyagé, un ou deux ayant visité la France et l'exposition de Chicago de 1893.

Leurs relations avec les vieux résidents anglais étaient diplomatiques et, dans une certaine mesure, amicales. Les deux cimetières catholique et protestant attestent qu'il eut quelques mariages mixtes tel, par exemple, celui que mentionne l'inscription sur un monument du cimetière protestant érigé à la mémoire de « Mary Harrington, wife of Joseph Marchand ». Un des citoyens éminents, catholique et français, avait une mère anglo-protestante et deux soeurs protestantes « anglaises ». Quelques Catholiques avaient des noms anglais : il y avait aussi plusieurs de ces personnes dont on dit : « Elle est plus anglaise que française » ou vice-versa. À l'occasion, le décès d'un Anglais protestant respectable pouvait attirer à l'église anglicane un groupe considérable de Catholiques de langue française, affligés et compatissants. Ceci à vrai dire s'est produit tout récemment encore à la mort d'un octogénaire d'une vieille famille anglaise.

Tout indique que la plupart des plus anciennes familles anglaises parlaient passablement le français. Même aujourd'hui, dans un bureau ou un magasin du bas de la ville, il arrive d'entendre une conversation entre un vieux résident qui parle anglais et un interlocuteur répondant en français, chacun comprenant très bien l'autre, blaguant avec l'autre et appelant l'autre par son prénom, sans le moindre sentiment d'être sur la défensive 5.
Dans la ville industrielle actuelle, les survivants des vieux Anglais restent en quelque sorte étroitement unis aux Canadiens français de vieille souche plutôt qu'aux nouveaux venus anglais de l'industrie qui les méconnaissent. Les Canadiens français ainsi manifestent plutôt une attitude condescendante puisque les vieilles familles anglaises n'exercent aucune influence et n'ont aucun avenir. Cette attitude est le souvenir des relations bienveillantes et diplomatiques jadis courantes entre Anglais et Canadiens français dans plusieurs petites villes du Québec. C'était la règle en plusieurs endroits de faire alterner un maire anglais et un maire français, d'élire aux fonctions publiques un nombre proportionnel de représentants de chaque groupe et de voir paraître, à certaines cérémonies officielles de l'un des deux groupes, des délégués de l'autre, à titre de cordialité réciproque. Mais, en réalité, les Canadiens français ont à s'adapter aujourd'hui à un autre groupe d'Anglais moins avertis des ententes tacites des anciens jours.

DÉVELOPPEMENT PHYSIQUE
ET RÉORGANISATION


Cantonville en grandissant a subi une réorientation géographique qui modifie les relations et les intérêts des gens et de leurs institutions. Les biens-fonds d'une ville sont habituellement un actif dont les propriétaires, à mesure que la ville grandit, attendent des bénéfices et des profits particuliers. Dans Cantonville, ainsi que dans la plupart des petites villes du Québec, les biens-fonds au centre de la ville appartiennent à des résidents, marchands, professionnels et même ouvriers, mais les biens-fonds plus récemment occupés au cours de la croissance de la ville ne sont pas ramassés en cercle autour de l'ancienne ville. Ils forment un éventail dont le sommet touche la vieille ville mais dont le centre de population a reflué jusqu'à un bon demi-mille au sud-ouest de l'ancien quartier des affaires en dehors du territoire habité en 1911.

L'ancien Cantonville était entassé au pied et sur le sommet d'une élévation qui court vers l'ouest à partir des chutes de la rivière. Juste au pied de la pente, convergent plusieurs routes vers le pont qui est la porte d'entrée de la partie est de la province. La ville, orientée vers la campagne, était concentrée autour de ces voies et de ces routes convergentes et s'éparpillait peu à peu le long de leurs rubans pour aller rencontrer les cultivateurs à mi-chemin. Le vieux quartier, connu sous le nom de Basse-Ville, renfermait les établissements de commerce de même que les maisons de la plupart des gens de toute classe, Canadiens français aussi bien qu’Anglais.

Les industries, sauf deux ateliers de moindre importance, se sont établies vers le sud, sur un plateau. La plus grande usine, qui emploie plus d'ouvriers que toutes les autres réunies, est la plus éloignée de la Basse-Ville, sur un emplacement annexé à la ville seulement après que l'industrie eût décidé de s'établir là. L'industrie suivante en importance est située tout près de la première. Ainsi les usines qui sont le terme du voyage aller-retour quotidien des ouvriers, ou de leurs deux voyages, s'ils vont dîner à la maison, sont à l'extrémité de la ville opposée à la Basse-Ville. Les maisons des milliers de nouveaux venus attirés par l'industrie ont été construites un peu partout : quelques-unes, mises en sandwich entre les vieilles résidences, saturent les terrains à pleine capacité. Des appartements ont été construits en rase campagne et dans la Basse-Ville déjà dense en constructions. Mais la proportion de beaucoup la plus considérable de maisons ont été construites en direction des grandes usines. Sur un terrain inculte et sablonneux confinant à la plus grande des nouvelles usines et à une route encore identifiée comme le « troisième rang » et formant la frontière ouest de la ville, a grandi un faubourg ouvrier de plus de 6,000 âmes. De ses maisonnettes et de ses plain-pieds précaires, construits en charpente et en forme de boîtes, affluent chaque matin, par toutes sortes de sentiers et de raccourcis, des flots d'ouvriers se dirigeant vers les usines. D'un autre faubourg encore plus campagnard, les gens s'en viennent le long d'une ancienne voie ferrée qui les conduit à travers des broussailles de seconde végétation. Dans l'ensemble, les constructions nouvelles sont ainsi réparties que le centre de la population se trouve loin en dehors de l'ancienne ville, dans les parages des plus grandes industries. La raison n'en est pas qu'il y a moins de monde dans les anciens quartiers. Ils en renferment au contraire beaucoup plus que jamais mais la croissance a été plus forte en direction du sud et de l'ouest.

Pour plusieurs des vieux propriétaires et des hommes d'affaires de la ville, cette croissance excentrique a torpillé les profits qu'ils escomptaient de l'expansion de leur ville. D'abord, beaucoup des nouveaux venus demeurent si loin qu'ils accordent leur clientèle aux misérables petits magasins éparpillés au hasard et en beaucoup trop grand nombre dans les quartiers neufs. Et puis, un nouveau quartier commercial se dessine sur une large artère, un peu au sud et à deux coins à l'ouest de l'ancien quartier des affaires. De nouveaux commerces recherchent le centre de la population et l'ont pratiquement atteint. Le plus grand cinéma de la ville, plusieurs des plus récents magasins et des ateliers, le nouveau bureau de la compagnie du téléphone, et récemment, un nouvel hôtel de ville, se sont installés dans ce quartier commercial neuf et prospère. Quelques-uns des commerces anciens ont établi là des succursales ou s'y sont complètement transportés. Cependant, soit qu'ils se sentissent soudés par leurs propriétés immobilières dans la Basse-Ville, soit par confiance dans l'ancien quartier, soit seulement par inertie, la plupart des anciens établissements de commerce sont demeurés à leur emplacement d'autrefois, dans des édifices généralement habités aussi par une famille propriétaire. Les établissements de la Haute-Ville sont pour la plupart des entreprises récentes, en concurrence avec les vieux marchands. Les principales banques et plusieurs des plus gros magasins d'autrefois restent encore dans la Basse-Ville, de même que des nouveaux, et un certain nombre de magasins à succursales. L'établissement récent de circuits d'autobus jusqu'aux quartiers éloignés de la ville et aux faubourgs a rendu plus facile l'accès à l'ancien centre. Les autobus cependant, tout autant qu'à l'ancienne rue commerciale, rendent service à la nouvelle. Tout ce jeu de bascule a son effet sur le sort de la propriété immobilière et des affaires, préoccupation réelle de l'ancienne population de la ville.

L'orientation de la croissance récente a aussi réduit en miettes plusieurs espoirs de profit dans la spéculation immobilière. Les hommes d'affaires de l'endroit concevaient le profit qu'ils allaient tirer du développement de la ville non seulement sous la forme d'une clientèle plus abondante pour leurs magasins ou leurs bureaux de professionnels, mais aussi sous la forme de ventes de leurs terrains aux industries et aux citadins à venir. Plusieurs ont fait ainsi de grands profits. D'autres ont perdu. Un homme d'affaires très en vue fit faillite à cause de mauvaises prévisions. On dit qu'un autre entrevoyait une fortune, qui n'a recueilli que des dettes. Tous ceux qui s'attendaient à un développement du côté est de la rivière furent déçus car non seulement l'industrie demeura-t-elle sur la rive ouest mais elle s'éloigna même de l'eau.

Les vieux résidents et propriétaires de la Basse-Ville furent une fois de plus trompés dans leur calcul lorsqu'il s'est agi des taxes. Ils avaient présumé que les constructions nouvelles se bâtiraient surtout à l'intérieur de la ville. Mais les habitants qui envahirent la région n'étaient pas à ce point acquis à l'idée des commodités urbaines qu'ils acceptèrent de payer des taxes à la ville, si basses fussent-elles par rapport aux normes habituelles des villes canadiennes et américaines. Les nouveaux faubourgs-bric-à-brac manquaient de rues pavées, d'égouts et d'approvisionnement d'eau, et c'est là que s'étaient entassées quelque 9,000 personnes, laissant vacante une grande superficie de terrain à l'intérieur de la ville elle-même. La ville eut à se pourvoir d'améliorations nouvelles sans les taxes d'environ la moitié des maisons habitées à l'intérieur de l'agglomération de Cantonville. Le fardeau des taxes ne se répartit pas tel que s'y étaient attendus les anciens propriétaires. Dans l'ensemble, le commentaire exprimé par ces vieux résidents à qui le développement de la ville n'a guère profité est que ce sont les nouveaux venus qui ont raflé le bénéfice qui aurait dû leur revenir à eux, premiers occupants, et que ces citadins des faubourgs vivent en parasites des contribuables de la ville.»

Source: Rencontre de deux mondes, La crise d'industrialisation du Canada français, disponible en version intégrale sur le site Les Classiques des sciences sociales

 

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