Beauport

 

Personnalités et événements ayant marqué cette ville

 Fernand Dumont

Sociologue réputé né à Montmorency, municipalité aujourd'hui intégrée à Beauport

Fernand Dumont est l'une des personnes qui ont marqué en profondeur l'histoire culturelle du Québec au XXesiècle. Il est né à Montmorency en 1927.  On peut difficilement comprendre son oeuvre sans connaître sa jeunesse dans ce village ouvrier.

 Le passage qui suit, tiré de Un supplément d'âme, les intentions primordiales de Fernand Dumont, par Jean-Phipppe Warren, évoque bien la vie dans le village de Montmorency entre 1927 et 1940. Ce livre, paru en 1998 aux Presses de l'Université Laval, est maintenant disponible en format numérique sur le site Les Classiques des Sciences sociales. Nous remercions les responsables de ce site de nous accorder l'autorisation de reproduire des extraits de ses ouvrages.

«Le père de Fernand, Philippe Dumont, si encore il parvient à lire le journal, ne sait pas écrire ; à longueur de journée, à la sueur de son front, il gagne le pain de la famille à la manufacture de la Dominion Textile. Sans le vouloir trop noir, le tableau, pour être juste, doit s'attacher à peindre la chaleur, l'humidité, le bruit assourdissant des machines ; des conditions de travail ramenées au strict minimum, quand ce n'est pas simplement le chômage, donnent une idée de la misère de la condition prolétarienne au Canada français des années 1930. « Mon père le fut [porteur d'eau] durant une partie de sa vie, au service de la Dominion Textile : six jours par semaine, de six heures du matin à six heures du soir, un dimanche sur deux, et chaque année le jour de Noël ou le jour de l'An 1 ». Le père de Dumont se comparait volontiers lui-même au « cheval de l'épicier » qu'on attelait tous les matins et qu'on ramenait seulement le soir à son écurie après sa journée de labeur. Quarante ans plus tard, devenu professeur, Dumont confie dans un texte avoir gardé près de sa table de travail une photographie de son père qui le représente, vêtu d'une salopette, debout à côté de la turbine dont il était le responsable. Pour l'intellectuel qu'est devenu Dumont, son père reste, à l'extrême opposé de lui, celui qui savait travailler la matière de ses mains, ouvrer sa journée, il incarne à lui seul le mythe d'une origine dont il s'est irrémédiablement séparé, pour le meilleur et le pire, et qui lui pèse du poids de sa présence infrangible, le forçant sans cesse à confronter son oeuvre à la vie de son père et de son petit peuple illettré de Montmorency.

1927. À cette date, Montmorency évoque une petite paroisse d'environ 5 000 habitants, dépassant à peine Québec de 10 km à l'est, enclavée dans l'angle de la falaise, de la chute Montmorency et du fleuve Saint-Laurent. En cela semblable à tant d'autres bourgades du Canada français d'autrefois, Montmorency se déploie autour de l'église, du magasin général et, à défaut des champs de labour, de l'usine de textile. Les souvenirs de Dumont nous en préviennent : la vie y coule paisible et lente comme en face les eaux majestueuses du fleuve, les jours tissent la trame d'une existence tenue en étrangère à l'écart du tourbillonnement de l'histoire. L’usine et l'école se partagent les limites extrêmes de la paroisse, à un point tel qu'aller de l'une à l'autre, pour l'enfant d'alors qu'était Dumont, c'est déjà faire le tour complet de l'univers. Et même lorsque la vie s'égare et se prête à espérer, c'est chaque fois dans une [19] douce rêverie qui ne dépasse jamais l'île d'Orléans en face et la falaise derrière. Dans l'échancrure de la chute, couchés mélancoliquement sur les rives du fleuve et face à la figure bucolique de l'île, les maisons, les hommes et les soupirs se congestionnent. L'horizon de la vie à Montmorency se trouve si bas, on aurait dit un contre-ciel, le plafond d'une maison maintenu constamment à hauteur d'homme... « Parmi ceux de ma génération, beaucoup ont été des enfants de paroisse. Montmorency, son église, son usine, son école, le magasin de M. Samson, le garage de M. Chabot : paysage mille fois parcouru, peuplé des mêmes signes, bruissant des mêmes propos ; éternel retour des marées du fleuve, des saisons et des fêtes. Le journal, la radio, les livres scolaires apportaient des échos d'un autre monde, mais sans discontinuité avec la familiarité du quotidien 2. »

Pour ceux qui ont connu le Montmorency des années 1930, la localité évoque d'abord une communauté repliée sur elle-même, jalouse de ses coutumes, dont l'industrialisation rapide n'a que très peu dérangé les augustes habitudes. Cette demi-immuabilité comme une demi-obscurité, ce pas pesant et monotone des jours favorisent un climat homogène et familier ainsi qu'on peut en retrouver dans les milieux agricoles. On s'industrialise d'un côté, de l'autre on ne s'urbanise guère. Bien qu'au seuil immédiat de la ville, les gens, « très proches des moeurs et des coutumes anciennes », se comportent encore comme à la campagne ; sitôt déracinés par la tentation des salaires plus élevés ou poussés par la seule nécessité du pain, ils transplantent dans l'industrie «leurs villages avec eux». L'usine se retrouve volontiers le sujet privilégié des conversations, mais de même façon que les «anciens» évoquaient, au jour de l'Art, la pluie et le beau temps, les saisons et les labours. Encouragée par sa mère, l'ambiance de la maison est celle conviviale, écrira Dumont, d'«une espèce de clan» que formaient oncles et tantes maternels, et dont son père était pour ainsi dire le chef.

En 1914, le grand-père décidait d'émigrer à Montmorency après avoir tenté de s'établir aux États-Unis. La femme, les enfants sont venus de leur côté ; le père et ses fils ont fait le voyage en goélette avec les animaux. Employés de l'usine, ils ont continué à élever les vaches, les cochons, la volaille juste en face de l'Hôtel de ville. Prolétaires des filatures, ils avaient gardé la culture de la campagne. Plus tard, la tribu a reconstitué les anciens rites. Un oncle avait un peu d'espace derrière sa maison ; on a décidé d'y engraisser des porcs. De sorte que j'ai quelque souvenir d'enfance de la boucherie traditionnelle dans un logement ouvrier, juste avant les ripailles de Noël. Ces prolétaires, de récente extraction rurale, avaient conservé leur quant-à-soi 3.


  Une petite communauté se recueille au pied de la Dominion Textile dans l'attente patiente des beaux jours, vivant au quotidien du quotidien, exigeant peu, étonnée parfois par quelques grandes célébrations religieuses qui ont vite fait de l'épuiser et de la ramener aussitôt à son immobilité première. Et ainsi se développe et se conserve la petite paroisse de Montmorency, elle change à rester la même ; des nouvelles importantes de la ville, lointaines, curieuses, parviennent parfois à percer son isolement buté, c'est avec ce même scepticisme qu'accompagnait aux premiers temps de la colonie, avec l'arrivée au printemps des navires au port, le déchargement d'échos de la lointaine métropole. Elle ressemble à sa mère, la Rose-Anna de Gabrielle Roy ; le monde de l'après-guerre s'apprête à tout bouleverser, elle rumine les mêmes pensées, s'enquiert des mêmes misères ; alors qu'autour d'elle tout change, cette « fille de la campagne égarée très jeune dans le monde des usines » se demande quand tout cela va enfin changer. C'est que Montmorency constitue un univers de sens qui enchante dans la contemplation et le respect hiératique des choses immarcescibles, un lieu qui ne participe pas de l'histoire, mais où jamais l'histoire ne profite du silence pour asseoir la violence de sa parole. La vie de la famille et de la paroisse se déroule dans l'humble dénuement de l'habitude et l'harmonie silencieuse d'un monde ordonné à ce qui le dépasse et le préserve. Elle circonscrit un lieu de l'homme où sont respectés à la fois le prochain et les rites, les devoirs sociaux de la vie et ceux plus intimes de l'amitié. « J'ai beaucoup aimé, racontera Dumont plus tard, le milieu dans lequel j'ai grandi. J'y étais très bien. [...] Il y avait beaucoup d'affection, on respectait les traditions, les rituels annuels 4. » Dumont se repaît d'une enfance insouciante où il se sent aimé et aime en retour.

Revenant de l'école, à midi, il fallait courir à l'autre bout de la paroisse pour porter à dîner aux travaillants. L'hiver, nous entourions la chaudière de poches vides de patates pour la garder chaude. L'été, près du petit ruisseau, avant de revenir à la maison, je dévorais la portion que papa m'avait laissée par une entente tacite dont nous n'avons jamais éclairci les termes. Parfois, dans les bonnes semaines, je trouvais une tablette de chocolat dissimulée sous les légumes déjà froids 5


Le microcosme villageois que formait alors Montmorency ne pouvait rester forclos du monde très longtemps. Peu à peu, au sortir de l'enfance, Dumont découvre un ailleurs à sa paroisse qu'elle ne saurait ni restreindre ni contenir. D'abord, l'usine de textile qui, si elle partage la vie des paroissiens, la déborde cependant et conduit les ouvriers à imaginer une autre réalité, qui n'est pas la leur en propre, qui ne peut l'être, qui participe d'un autre univers seulement entrevu, mais dont ils éprouvent malgré eux la très réelle domination.

 

 Ensuite, la religion catholique qui, dans l'enchevêtrement monotone des jours et des saisons, rappelle à tous le mystère irréductible du sacré. Dans une paroisse qui a tendance à vouloir incessamment se refermer sur elle-même, elle ouvre sur une plus large transcendance qui, lors des processions religieuses, vient briser de façon concrète le cours ordinaire du temps et projeter le croyant dans l'univers obscur de l'ineffable : la Fête-Dieu où, après s'être rassemblée devant l'église, la paroisse défile en rangs devant la maison de Dumont ; la fête du Sacré-Coeur, qui «avait lieu le soir, un soir tiède de juillet où les murmures de la prière créaient un vaste univers de silence» ; enfin, la Saint-Jean- Baptiste 6. «La solennité des cérémonies, l'étrangeté des textes et des gestes introduisaient une différence qui peu à peu ébranlait l'accord avec le milieu immédiat 7. »

À l'usine et à l'église, la politique s'ajoute pour faire éclater aux mesures du vaste monde les anciennes frontières du village recroquevillé de Montmorency. La Seconde Guerre mondiale et les débats sur la conscription qu'elle engage ne forment pas un mythe à l'image des faits d'armes de Dollard des Ormeaux, ils inscrivent le jeune Dumont dans un temps qui n'est plus celui de la quotidienneté étroite de la paroisse, mais le devenir bouillonnant des nations.

On tint des assemblées publiques ; j'assistai à l'une d'elles, avec mon père, dans la salle paroissiale. Pour la première fois, je crois avoir vraiment saisi qu'il y avait une histoire différente de celle de mon village. Philippe Hamel, René Chaloult parlaient d'impérialisme, du droit des peuples à décider d'eux-mêmes. Je serais bien en peine de résumer leurs discours. Je sais seulement qu'une grande interrogation est montée en moi. Et si j'ai applaudi comme tout le monde, c'est moins à la dialectique des orateurs qu'à la découverte que je n'étais plus un enfant de paroisse, que j'étais le fils d'un pays hypothétique 8.


Cette expérience d'une politique et d'une histoire transcendantes à l'immuabilité de sa paroisse, Dumont l'a aussi faite à connaître les revendications ouvrières et avec elles les premières grèves.
C'était en 1937. Laissons-le nous remémorer longuement l'événement.

 

Mon père se levait à cinq heures pour se rendre à l'usine. À midi, au retour de l'école, j'allais lui porter son dîner. [...] Un certain midi de septembre fut bien différent. La cour de l'usine était pleine de monde. Mon père était là lui aussi. Sans toucher à la chaudière, il m'ordonna de retourner à la maison. J'obéis à contrecoeur. Chaque fois que je me retournais, je le voyais qui m'observait. Mais il [22] finit par ne plus regarder dans ma direction. Je revins prudemment sur mes pas. J'arrivai juste pour le début. Les hommes de la paroisse commençaient à lancer des pierres sur l'«office» où, je l'appris plus tard, tenait conseil M. Gordon le président de la Dominion Textile. Un groupe enfonça la porte, envahit les bureaux. D'autres montaient sur les toits de l'usine des pièces de machines. J'entrai moi aussi dans les bureaux où, je le ressentais, allaient se dérouler les choses importantes. Je réussis à franchir un bout de corridor. Je ne pus aller plus loin. Tenant le surintendant de l'usine appuyé à une porte, un ouvrier lui appliquait son poing dans la figure. [...] À mesure que la grève durait, j'ai quand même appris beaucoup de choses. Le président Gordon avait été suspendu au-dessus de la petite chute de la turbine. [...] Et puis, il y eut encore une procession. Dans toute la paroisse. Comme à la Fête-Dieu et à la Saint-Jean, le défilé commença devant chez nous, juste devant les Blocs de la Dominion. M. Charpentier, président de la C.T.C.C., se tenait debout dans une voiture découverte ; des camions remplis d'ouvriers suivaient. Ma foi, pour une procession improvisée, ce fut assez réussi. [...] La veille du jour de l'An, l'oncle Raoul m'apporta mon cadeau. Un gros livre à colorier : c'était l'idée de ma mère. Un petit livre de l'abbé Groulx : c'était son idée à lui. J'ai d'abord colorié des images de l'album. Puis l'oncle Raoul m'a lu des pages du livre. On y parlait des ancêtres.


En 1937, les gens de mon village m'ont appris que j'avais une patrie 9.

 L'avènement de la vie de Montmorency s'était pour ainsi dire brisé en une myriade d'événements ouverts sur le devenir d'une destinée plus vaste. Le jeune Dumont quittait irrésistiblement le cercle maternel de la nature, du foyer et de l'enfance pour accéder au monde paternel de l'action, du devoir et de l'histoire où il allait bientôt s'échapper tout à fait 10. Il devinait soudain que derrière son village existait un autre monde jusqu'alors ignoré. La paroisse de Montmorency n'existait pas seule mais l'était seulement de rester à l'écart. Dumont, en la quittant, par l'usine, les grèves et les défilés, sortait de «la merveilleuse chaleur du retrait » pour investir avec fougue, pour la première fois, «le merveilleux défi du grand vent 11».

Notes

1 Fernand Dumont, « Remise du prix Esdras-Minville à Fernand Dumont », L'information nationale, octobre
1980, p. 11.
2 Fernand Dumont, Genèse de la société québécoise, Montréal, Boréal, 1993, p. 9-10.
3 Fernand Dumont, « L'âge du déracinement », Maintenant, 141, décembre 1974, p. 7.
4 F. Dumont, « Le lieu d'un homme », entrevue avec Luc Cyr, Lectures, avril 1995, p. 8.
5 Fernand Dumont, « Montmorency : si c'était un pays », Le Devoir, 28 octobre 1972.
6 Fernand Dumont, « Du temps des processions », Maintenant, juin 1975, p. 17.
7 F. Dumont, Genèse, 1993, op. cit., p. 10.
8 Ibid., p. 11-12.
9 F. Dumont, « Du temps des processions », 1975, op. cit., p. 17.
10 Fernand Dumont, « Du merveilleux », in : Fernand Dumont, Jean-Paul Montminy et Michel Stein (dir.), Le
merveilleux, Québec, Les Presses de l'Université Laval, 1973, p. 8. [Texte disponible dans Les Classiques des sciences
sociales. JMT.]
11 Ibid., p. 8.

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