L'Encyclopédie sur la mort


Mont-Cinère

Julien Green

«Le roman Mont-Cinère de Julien Green peut s'envisager comme l'histoire d'un climat lugubre. Durant onze chapitres, l'héroïne Emily vit dans un climat funèbre dont elle n'a pas conscience. Elle ne sait pas, nous non plus; nous ressentons bien l'ennui* profond, essentiel qui règne là-haut mais ce n'est qu'à l'occasion d'un événement, d'apparence anodine, - la rencontre d'Emily et de celui qu'elle épousera, - rencontre sans passion ni émotion, mariage sans amour - que le Lugubre éclate et que le Funèbre précédent se laisse deviner. Auparavant la Mort n'y parait point, sauf comme souvenir du père, déjà décédé quand s'ouvre le roman, ombre à laquelle on ne prend point garde et qui dans l'inconscient de la jeune fille joue, on s'en aparcevra plus tard, un rôle principal. [...] Enfin, à travers les étapes d'un Démomiaque grandissant, à la fois chez elle et chez sa mère, le roman se termine, après la mort de la grand-mère et la fuite de sa mère, par l'incendie final de la maison qui réalise, dans le feu et dans la cendre, le nom même du haut-lieu, l'identifiant à lui-même, fermant le cycle.» (M. Guiomar, L'esthétique de la mort, p. 179-180)
Sa mère l'avait tenue brièvement au courant de la maladie de son père: «Ton père n'a pas dormi. Il va moins bien qu'hier. « Un matin, elle entre dans sa chambre et, par un geste théâtral qui ne lui était pas naturel, elle lui mit les bras autour de la tête et la serra contre sa poitrine; puis, elle la prit par la main et la conduisit à la porte de la chambre où Stephen Fletcher venait d'expirer.

Elles entrèrent. Jamais Emily n'avait pénétré dans cette pièce. Les fenêtres étaient drapées de rideaux bruns. On voyait sur la table un livre ouvert, des cailloux de différentes couleurs, une loupe et, près de cette table, un fauteuil placé un peu de côté comme si quelqu'un venait de le repousser en le quittant. Un grand lit à colonnes, également drapé de velours brun, occupait un coin de la chambre. Ce fut vers ce point qu'Emily tourna ses regards; elle eut aussitôt un frisson et aspira violemment en portant la main à sa bouche. Son père était couché dans son lit, mais recouché sur lui-même et la face contre le mur. La couverture avait été rejetée et pendait hors du lit, les draps semblaient pris entre les jambes et enroulés autour du crops. Il y avait quelque chose d'horrible dans son immobilité, qui n'était pas celle du repos. (p. 34-35)

Elle entra. Le silence de cette pièce, où elle avait toujours entendu la respiration bruyante de sa grand-mère, lui parut plus étrange et plus sinistre que tout ce qu'elle avait pu imaginer. Alors seulement, elle se sentit en présence de la mort.

Son coeur battait vite; elle dut s'appuyer contre la porte et resta là un instant, sans bouger, le regard fixé sur les rideaux du lit que sa mère avait tirés et épinglés ensemble. Des tronçons de bûches achevaient de s'éteindre dans la cheminée, les mêmes bûches que la jeune fille y avaient placées avant de partir; et elle s'arrêta à cette pensée comme si elle dût trouver là toute l'explication du mystère de la mort. (p. 198)

À Mont-Cinère, la vie était lugubre comme si la mort, non contente d'avoir frappé un de ses habitants, se fut installée dans la maison. Emily et sa mère prenaient leurs repas en silence et ne se regardaient plus, chacune à ses réflexions. [...] «À quoi pense-t-elle», se demandait Emily lorsqu'elle voyait sa mère regarder autour d'elle en mangeant. Son air absorbé l'irritait horriblement. «Je n'existe pas pour elle, sauf quand elle s'aperçoit que je lui coûte quelques dollars.» Et, prise de colère, elle se mettait à l'observer et faisait intérieurement le compte de tout ce que cette femme avait de haïssable. [...] Une fois, oubliant l'espèce de convention en vertu de laquelle elle ne devait plus parler à Emily elle tint des propos qui n'obtinrent pas de commentaires et ne lui valurent que des regards chargés de mépris. [...] Cependant son inadvertance le montrait bien, elle n'avait pas de ressentiment très profond contre sa fille; elle eût été heureuse d'une réconciliation. (p. 216-217)

Alors, [Frank] s'élança de nouveau dans le jardin, hurlant sans arrêt, comme une bête qu'on veut abattre. Des cris répondirent aux siens, de l'intérieur de la maison. Il crut voir des fenêtres se lever, mais une épaisse fumée s'étendait sur toute la façade. Mont-Cinère ressemblait maintenant à ces maisons que les enfants découpent dans du carton et qu'ils s'amusent à illuminer par-derrière. Toutes les fenêtres du premier étage se détachaient en rouge. Enfin, le toit se lézarda sous l'action des flammes qui se dressèrent par cette nouvelle ouverture et atteignirent les branches des sapins les plus proches. Quelques minutes après, le mur de la façade oscillait, retenu encore par le poids de la toiture qui s'effondrait, peu à peu, mais il resta debout, flambant derrière les arbres qui entouraient Mont-Cinère.

La maison brûla jusqu'à l'aube. ( p. 280)

Source: Julien Green, Mont-Cinère (1926), Paris, Seuil, 1984 .
Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

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