L'Encyclopédie sur la mort


Ma vie avec Mozart (Extraits)

Eric-Emmanuel Schmitt

La valeur thérapeutique de la musique éclate à travers ce livre de Schmitt. En pleine période de croissance, un adolescent se rend soudainement compte de la fragilité de son corps destiné à la mort. Cet éveil de sa conscience sur la finitude de la vie, le porte au désespoir et aux idéations suicidaires. «L'air de la Comtesse» dans Les noces de Figaro de Mozart le guérit de son désespoir et redonne sens à sa vie.

L'obsession de la mort me gagna. [..] un malaise constant, pesant, essentiel, une douleur chronique.

Alors que mes testicules et mes muscles se remplissaient d'une force récente, alors que mon corps devenait celui tout neuf d'un très jeune homme, je débusquais dans cet aboutissement un indice funeste: ce corps serait aussi celui qu'on enterrerait un jour. Mon cadavre se précisait. J'avançais vers ma fin. Puisque nous marchions vers la mort, mes pas creusaient ma tombe. Ne se contentant pas de se trouver au bout du chemin, elle en paraissait le but.

Je crus avoir pénétré le sens de la vie: la mort.

Si la mort s'avérait le sens de la vie, alors la vie n'avait plus de sens. [...] Pourquoi la valoriser, cette vie sans valeur? Pourquoi la conserver, cette vie dépourvue de vie?

L'univers, aplati en trompe-l'œil, avait perdu son charme, ses couleurs, ses saveurs. Je venais d'inventer le nihilisme, m'initiant seul à cette religion du néant. Le quotidien s'était vidé de sa réalité: je n'apercevais plus que des ombres.
[...]
La vie, cette farce provisoire, inutile, je souhaitais la quitter.
Je me jetai dans le désespoir avec la vigueur de mes quinze ans. Fièvres, tremblements, palpitations, asphyxies, malaises, évanouissements, toutes les possibilités que mon corps avait de fuir, il me les fournissait.

Personne ne comprenait ce qui m'arrivait.
[...] Armé de lucidité, je me comportais en martyr du nihilisme: pas question de dévoiler à qui que ce soit l'insignifiance absolue. Lorsqu'on habite le désespoir, ce bidonville de l'esprit, on n'envie pas ceux qui occupent les beaux quartiers, on les oublie ou on estime qu'ils logent sur une planète différente.

Mais on ne meurt pas de fièvre, même si l'on grimpe à quarante degrés en quelques minutes; on ne meurt pas non plus de transpiration, quelle que soit l'angoisse ...

Puisque mon corps refusait de m'aider, je devais l'aider à disparaître.

Je songeai sérieusement au suicide.

Pendant les longues heures que je passais à prendre des bains, j'avais choisi ma méthode: ce serait celle de Sénèque. J'en réglais le cérémonial. [..]

Cependant, l'idée d'être retrouvé nu me gênait. Ce corps, ce corps d'homme inédit qui venait de me pousser, ce corps intact que personne n'avait encore jamais vu, ni tenu dans ses bras, ni embrassé, je ne souhaitais pas qu'on le découvrit ni qu'on le manipulât. Ma pudeur différa un temps l'exécution de mon projet.

[...]

Dans cet état, j'assistai une après-midi aux répétitions à l'opéra de Lyon. Notre professeur de musique avait obtenu que ses meilleurs élèves bénéficient de ce privilège.

[...]

La femme se mit à chanter.
Et là, subitement, tout bascula. Soudain, la femme était devenue belle. De son étroite bouche sortait une voix claire, lumineuse qui emplissait l'immense théâtre aux fauteuils vides, montant jusqu'aux galeries obscures, planant au-dessus de nous, aérienne, portée par un souffle inépuisable.

[...]

Comprenais-je les paroles? Elles faisait allusion au bonheur, bonheur dont j'avais oublié le secret; elles rappelaient un moment de douceur que les amants avaient connu, un plaisir qui n'était plus. Mais en évoquant un paradis perdu, la chanteuse rendait le paradis présent.

[...]

De la suite, je ne me souviens pas.
Ce qui me revient, c'est qu'à cet instant je fus guéri.
Adieu, désespoir! Adieu, dépression! Je voulais vivre. S'il y avait des choses si précieuses, si pleines et intenses dans le monde, l'existence m'attirait.
Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

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