L'Encyclopédie sur la mort


Le petit chien et le paradis

Amadou Hampaté Bâ

Une anecdote touchante, se rapportant à son petit chien, montre comment la moindre circonstance était, pour Tierno Bokar, matière à réflexion et comment il percevait à travers toute chose, même la «moindre plantule», des réalités supérieures.
Voici l'anecdote, telle qu'il nous la raconta lui-même:

Un jour, je m'en allai aux champs, accompagné de mon chien fidèle, ennemi juré des singes dévastateurs des plantations. Le moment était celui des grandes chaleurs d'avril. Mon chien et moi avions si chaud que nous arrivions à peine à respirer. Je m'attendais à ce que l'un de nous deux finisse par tomber en syncope. Enfin, Dieu merci, je vis un tiayki (1) dont les branches serrées offraient une voûte de verdure rafraîchissante.

Mon chien poussa de petits cris de joie et joua des pattes en direction de l'ombre bienfaisante. Quand il l'eut atteinte, au lieu d'y rester il revint vers moi, la langue tirée, la lèvre pendante laissant à découvert ses dents blanches et pointues. A voir ses flancs palpiter frénétiquement, je compris combien il était épuisé.

Je m'avançai vers l'ombre. Mon chien témoigna sa joie. Puis, durant un instant, je fis semblant de continuer mon chemin. La pauvre bête grogna plaintivement mais me suivit quand même, la tête basse, la queue fourrée entre les pattes. Elle était visiblement au désespoir, mais décidée à me suivre, quoi qu'il puisse advenir.

Cette fidélité me toucha profondément. Comment apprécier à sa juste mesure le geste de cet animal prêt à me suivre dans la mort sans aucune nécessité pour lui et sans y être contraint par quoi que ce soit? Il est dévoué, me dis~je, parce qu'il me considère comme son maître. Il me prouve son attachement en exposant sa vie dans la seule intention de me suivre et de rester à mes côtés.

Seigneur, m'écriai-je, guéris mon âme troublée! Rends ma fidélité semblable à celle de cet être que j'appelle dédaigneusement chien. Donne-moi, comme à lui, la force de maîtriser ma vie lorsqu'il s'agira d'accomplir Ta volonté et de suivre, sans demander «où vais-je», le chemin sur lequel Tu me dirigeras!

Je ne suis pas le créateur de ce chien; pourtant, il m'obéit aveuglément et me suit docilement, au prix de mille souffrances qui peuvent lui coûter la vie. Cette vertu, c'est Toi, Seigneur, qui l'en as doté. Donne, donne, Seigneur, à tous ceux qui te le demandent, ainsi qu'à moi, la vertu de l'Amour et le courage de la Charité!

Puis je revins sur mes pas et me réfugiai à l'ombre. Tout heureux, mon petit compagnon vint se coucher devant moi de manière à avoir les yeux tournés vers les miens, comme pour me parler sérieusement. Les deux pattes de devant étendues parallèlement, la tête relevée bien droit, tout en se reposant il m'épiait pour ne pas perdre un seul de mes mouvements.
Quelques minutes plus tard, ni mon compagnon ni moi ne ressentions plus la moindre fatigue.

Ainsi protégé et revivifié par l'ombrage bienfaisant, je me mis à réfléchir. L'ombre procurée par ce feuillage verdoyant et vivant répand, sur toute la surface qu'elle recouvre, un élément vivifiant qui neutralise l'élément irrespirable produit par la chaleur solaire. Un arbre couvert de feuilles mortes ne procure pas le même bien-être, je l'avais maintes fois éprouvé. Il existe donc dans le vert végétal, me dis-je, un principe assainissant nécessaire à l'entretien de la vie de l'homme et de l'animal. Ce principe vivifiant, qui se dégage des végétaux verts sous l'action de la chaleur, me fit songer au paradis, tel qu'il est métaphoriquement décrit dans les versets coraniques.

Le «vert» paradisiaque, songeai-je, n'est autre chose qu'une Réalité spirituelle dont le vert végétal d'ici-bas est l'une des manifestations au niveau matériel. Le rapprochement fit jaillir de mon esprit une flamme brillante de compréhension. Le paradis, tel qu'il est décrit, est un jardin symbolique (2) dont la verdure est éternelle. Cette verdure éternelle atténue
pour nous les rayons de la Lumière divine, trop forte pour être supportée par notre vue. Dans ce jardin spirituel toujours vert, les élus peuvent contempler la Lumière de l'Essence divine et assimiler les effluves de la Source de vie éternelle. De leurs oreilles purifiées de toute lourdeur, ils écoutent la voix de leur Seigneur. Ils entrent ainsi dans l'état de béatitude décrit aux versets 10 et 11de la sourate LXXXVIII:

«Ils seront dans un paradis sublime (un «jardin élevé») où l'on n'entendra aucune parole frivole.»

Frère en Dieu! En attendant la chance de pénétrer dans le Jardin céleste de demain, respecte aujourd'hui le grand jardin que constitue le règne végétaI. Garde-toi d'en détruire sans raison la moindre plantule! Elle est une allégorie que Dieu fait sortir de terre pour notre instruction, notre nourriture et notre confort.

NOTES
1. Balamite: arbre qui conserve son feuillage même à l'époque des grandes chaleurs, quand tous les autres arbres sont dénudés.
2. Le terme coranique pour «paradis» est djennat: jardin.
Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

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