L'Encyclopédie sur la mort


La mort d'Antinoüs

Marguerite Yourcenar

Sur les Mémoires d'Hadrien plane la figure d'Antinoüs, jeune homme grec chéri par l'empereur, qui se perd dans les eaux du Nil pour sauver la vie de son maître et emporter ainsi une immortalité divine.
Hadrien veut respecter la liberté de son favori en lui laissant la pleine responsabilité de sa mort volontaire:

J'offre ici aux moralistes une occasion facile de triompher de moi. Mes censeurs s'apprêtent à montrer dans mon malheur les suites d'un égarement, le résultat d'un excès: il m'est d'autant plus difficile de les contredire que je vois mal en quoi consiste l'égarement, et où se situe l'excès. Je m'efforce de ramener mon crime, si c'en est un, à des proportions justes: je me dis que le suicide n'est pas rare, et qu'il est commun de mourir à vingt ans. La mort d'Antinoüs n'est un problème et une catastrophe pour moi tout seul. Il se peut que ce désastre ait été inséparable d'un trop-plein de joie, d'un surcroît d'expérience, dont je n'aurais pas consenti à me priver moi-même ni à priver mon compagnon de danger. Mes remords même sont devenus peu à peu une forme amère de possession, une manière d'assurer que j'ai été jusqu'au bout le triste maître de son destin. Mais je n'ignore pas qu'il faut compter avec les décisions de ce bel étranger que reste malgré tout l'être qu'on aime. En prenant sur moi toute la faute, je réduis cette jeune figure aux proportions d'une statuette de cire que j'aurais pétrie, puis écrasée entre mes mains. Je n'ai pas le droit de déprécier le singulier chef-d'oeuvre que fut son départ; je dois laisser à cet enfant le mérite de sa propre mort. (p. 189)

Lors d'un sacrifice au mont Cassius, que Hadrien se prêta à accomplir, la foudre éclata et tua d'un seul coup le sacrificateur et le faon choisi comme victime. La prémonition, qui saisit à ce moment le jeune Antinoüs et que Hadrien comprit plus tard, fut la pensée de ne pas vieillir et de mourir jeune:

Antinoüs agrippé à mon bras tremblait, non de terreur, comme je le crus alors, mais sous le coup d'une pensée que je compris plus tard. Un être épouvanté de déchoir, c'est-à-dire de vieillir, avait dû se promettre depuis longtemps de mourir au premier signe de déclin, ou bien bien avant. J'en arrive aujourd'hui à croire que cette promesse, que tant de nous se sont faite, mais sans la tenir, remontait chez lui très loin, à l'époque de Nicomédie et de la rencontre au bord de la source. Elle expliquait son indolence, son ardeur au plaisir, sa tristesse, son indifférence totale à tout avenir. Mais il fallait encore que ce départ n'eût pas l'air d'une révolte, et ne contînt nulle plainte. L'éclair du mont Cassius lui montrait une issue: la mort pouvait devenir une dernière forme de service, un dernier don, et le seul qui restât. L'illumination de l'aurore fut peu de chose à côté du sourire qui se leva sur ce visage bouleversé. Quelques jours plus tard, je revis ce même sourire, mais plus caché, voilé d'ambiguïté: à souper, Polémon, qui se mêlait de chiromancie, voulut examiner la main du jeune homme, cette paume où m'effrayait moi-même une étonnante chute d'étoiles. L'enfant la retira, la referma, d'un geste doux, et presque pudique. Il tenait à garder le secret de son jeu, et celui de sa fin. (p. 200-201)

Un étrange rite sacrificiel a lieu chez une magicienne en Égypte : un faucon fut sacrifié et reçoit des funérailles semblables à celles des humains. Antinoüs semble s'identifier à l'oiseau, victime consentante, et reconnaît dans cette mort volontaire un appel au don de sa vie:

Nous retournâmes chez la magicienne. Antinoüs décapuchonna son faucon, caressa longuement sa petite tête ensommeillée et sauvage, le remit à l'incantatrice qui commença une série de passes magiques. L'oiseau fasciné se rendormit. Il importait que la victime ne se débattît pas et que la mort parût volontaire. Enduite rituellement de miel et d'essence de rose, la bête inerte fut déposée au fond d'une cuve remplie d'eau du Nil; créature noyée s'assimilait à l'Osiris emporté par le courant du fleuve; les années terrestres de l'oiseau s'ajoutaient aux miennes; la petite âme solaire s'unissait au Génie de l'homme pour lequel on la sacrifiait; ce Génie invisible pourrait désormais m'apparaître et me servir sous cette forme. Les longues manipulations qui suivirent ne furent pas plus intéressantes qu'une préparation de cuisine. Lucius bâillait. Les cérémonies imitèrent jusqu'au bout des funérailles humaines: les fumigations et les psalmodies traînèrent jusqu'à l'aube. On enferma l'oiseau dans un cercueil bourré d'aromates que la magicienne enterra devant nous au bord du canal, dans un cimetière abandonné. Elle s'accroupit ensuite sous un arbre pour compter une à une les pièces d'or de son salaire versées par Phlégon.

Nous remontâmes en barque. [...] Antinoüs, couché au fond de la barque, avait appuyé la tête sur mes genoux; il feignait de dormir pour s'isoler de cette conversation qui ne l'incluait pas. Ma main glissait sur sa nuque, sous ses cheveux. Dans les moments les plus vains et les plus ternes, j'avais ainsi le sentiment de rester en contact avec les grands objets naturels, l'épaisseur des forêts, l'échine musclée des panthères, la pulsations régulière des sources. Mais aucune caresse va jusqu'à l'âme. Le soleil brillait quand nous arrivâmes au Sérapéum; les marchands de pastèques criaient leurs denrées par les rues. Je dormis jusqu'à l'heure de la séance du Conseil local, à laquelle j'assistai. J'ai su plus tard qu'Antinoüs profita de cette absence pour persuader Chabrias de l'accompagner à Canope. Il y retourna chez la magicienne. (p. 212-213)

Hadrien réfléchit sur la mort de son amant et sur les motivations profondes qui avaient conduit ce jeune Grec, être vulnérable et inquiet, à se perdre dans les eaux. Dévouement, don, protection, voilà le sens qu'il reconnaît dans ce geste ultime auquel Hadrien puise la force de célébrer son attachement immortel à un enfant chéri entre tous, semblable à à un dieu:

Antinoüs était mort. Je me souvenais de lieux communs fréquemment entendus: on meurt à tout âge; ceux qui meurent jeunes sont aimés des dieux. J'avais moi-même participé à cet infâme abus des mots; j'avais parlé de mourir de sommeil, de mourir d'ennui. J'avais employé le mot agonie, le mot deuil*, le mot perte. Antinoüs était mort.

L'Amour, le plus sage des dieux... Mais l'amour n'était pas responsable de cette négligence, de ces duretés, de cette indifférence mêlée à la passion comme le sable à l'or charrié par un fleuve, de ce grossier aveuglement d'homme trop heureux, et qui vieillit. Avais-je pu être si épaissement satisfait? Antinoüs était mort. Loin d'aimer trop, comme sans doute Servianus à ce moment le prétendait à Rome, je n'avais pas assez aimé pour obliger cet enfant de vivre. Chabrias, qui, en sa qualité d'initié orphique, considérait le suicide comme un crime, insistait sur le côté sacrificiel* de cette fin; j'éprouvais moi-même une espèce d'horrible joie à me dire que cette mort était un don. Mais j'étais seul à mesurer combien d'âcreté fermente au fond de la douceur, quelle part de désespoir se cache dans l'abnégation, quelle haine se mélange à l'amour. Un être insulté me jetait à la face cette preuve de dévouement; un enfant inquiet de tout perdre avait trouvé ce moyen de m'attacher à jamais à lui. S'il avait espéré me protéger par ce sacrifice, il avait dû se croire bien peu aimé pour ne pas sentir que le pire des maux serait de l'avoir perdu. (p. 220)

Source: Marguerite Yourcenar, Mémoires d'Hadrien, Paris, Gallimard, «Folio», 1987.

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Portrait d'Antinoüs
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Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

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