L'Encyclopédie sur la mort


Antigone : sous le signe de la démesure

Éric Volant

L'histoire biblique de Caïn* et d'Abel* nous raconte les démêlés du couple fraternel originel en quête d'espace se terminant dans le meurtre fratricide. L'Èpopée de Gilgamesh* est un grand récit mésopotamien du combat de deux amis en quête de gloire éternelle. Ces deux monuments de la littérature universelle reflètent les divers visages de l'amour et de la haine sur fond de mort et de soif d'immortalité, de solidarité dans le bien et dans le mal, de démesure, À son tour, sous le signe de la démesure, Antigone* est une tragédie grecque qui chante la piété familiale et les lois sacrées de la sépulture.
Les tragédies grecques furent à l'origine étroitement associées aux sacrifices* et au culte des morts. En effet, la racine de tragédie est tragos qui signifie bouc, c'est-à~dire: la victime caprine offerte sur l'autel en guise de catharsis ou de purification. En somme, la tragédie est «la représentation à la gloire de Dionysos - Libérateur d'un poème lyrique et dramatique que la cité s'offre à elle-même et dont elle a voulu faire une méditation pathétique sur la vie humaine» (15) L'ethos de la tragédie a été fort bien rendu par Albert Camus* « La seule purification revient à ne rien dire ni exclure, à accepter le mystère de l'existence, la limite de l'homme, et cet ordre enfin où l'on sait sans savoir: Tout est bien, dit Œdipe, et ses yeux sont crevés.» (16) Devons-nous rappeler que la toute dernière parole d'Emmanuel Kant*, qui s'y connaît en éthique*, fut: «C'est bien!» (Es ist gut) ? (17)

La tragédie est la mise en scène du mal qui habite les humains et qui les lie, les uns aux autres dans une même douleur. Les spectateurs participent au drame intérieur du personnage principal qu'il extériorise par son jeu et sa parole. Grâce au Chœur, qui est comme l'écho des passions et des angoisses vécues, ils sont en mesure de suivre le héros ou l'héroïne dans la naissance et l'accomplissement de leur dessein autant que dans la reconnaissance de leurs devoirs et de leurs erreurs. Ainsi appert la densité éthique de toute tragédie que nous essayerons de mesurer à propos d'Antigone en abordant les thèmes principaux qui parcourent l'œuvre.

La solidarité des humains dans le mal
Le mal qui frappe Antigone est un mal congénital qui trouve sa source dans un malentendu primordial dont ses parents sont les premières victimes, c'est-à-dire un amour incestueux. En effet, Antigone est la filIe d'Œdipe qui, déclaré roi de Thèbes, devint l'époux de sa mère Jocaste*. Se rendant compte de leur méprise, Œdipe se crèvera les yeux et Jocaste se pendra. La malédiction des parents pèse lourdement sur la vie de leurs enfants. Leurs fils Étéocle et Polynice se disputent le pouvoir et se portent une mort mutuelle: «Deux hélas! qui, fils du même père et d'une seule mère, ont dirigé l'un contre l'autre leurs armes souveraines et trouvé mort commune dans les bras l'un de l'autre !» (18) Mis au courant de ce drame fraternel, le roi Créon, leur oncle, donne l'ordre à la cité:« Étéocle, tombé défenseur de la ville après avoir signalé partout sa vaillance aura la sépulture et toutes les offrandes [ ... ] Quant à Polynice, qu'il soit sans sépulture, et cadavre en patûre aux chiens comme aux oiseaux spectacle d'épouvante l» (19). Antigone, dont le nom signifie «rebelle» décide de contrer le décret injuste de Créon et confie à sa sœur Ismène: « À mon frère - le tien, dusses-tu le nier - je veux donner la tombe, et me montrer fidèle» (20). Ismène, obsédée par des visions de sang, se sait « de nature à ne pouvoir braver l'ordre de la cité» (21). Timorée, elle n'ose pas participer aux rites de piété familiale à l'égard de Polynice que sa soeur a planifiés secrètement. Elle estime démesurée cette sollicitude fraternelle et justifie son refus par le recours aux arguments de la raison: «Pour moi, je supplierai ceux qui sont sous la terre de ne m'en vouloir point, car je ne suis pas libre; j'agirai comme ont dit les hommes au pouvoir: qui franchit sa mesure atteint la déraison.» (22)

Antigone accomplira donc son dessein tandis que le garde, qui en a été le témoin, rapporte à Créon: « Eh bien, je vais parler. Le mort, quelqu'un vient juste de l'enterrer, puis s'est sauvé, l'ayant couvert d'une fine poussière, et tout selon les rites» (23). Poussée par l'atè, calamité fatale, Antigone paie les fautes paternelles, comme le lui fait comprendre le Chœur :

Au plus haut de l'orgueil montée,
Au trône de Dikè (24) tu t'es violemment
Heurtée, ô ma fille, expiant
Je ne sais quel forfait par ton père commis.

Et Antigone de répondre:

Tu viens de raviver ma plus vive blessure
En évoquant mon pauvre père,
Et son triste destin, qui fut toute la part de notre beau sang Labdacide,
Hélas ! fatalités des amours maternelles, incestueux embrassements
Qu'à mon père donnait ma mère infortunée,
À quels parents je dois le jour ! (25)

L'éducation du sujet éthique prend son départ à l'heure de la prise de conscience d'une blessure que tous les humains reçoivent en héritage et, en les affectant douloureusement, les rend solidaires les uns des autres. Rien d'humain nous est étranger, ni le bien ni le mal. Personne n'échappe à la finitude humaine qui se manifeste dans l'ambiguïté de ses intentions et de ses conduites. Vouloir faire le bien, c'est une chose fort belle et désirable, mais pouvoir faire le bien est un défi qui dépasse souvent le pouvoir du commun des mortels. Faust a raison de gémir: «Deux âmes, hélas, se partagent mon sein ». «Qui nous pardonnera?», s'écrie Dostoïevski * face aux guerres et aux famines dont nous portons tous, de l'une ou de l'autre façon, notre part de responsabilité. (26)

«Nombreuses sont les merveilles du monde, mais la plus grande merveille reste l'homme», chante Sophocle. En effet, l'homme manifeste sa créativité dans l'agriculture, la chasse et la pêche, le langage et le progrès technique. Il est inventif au-delà de toute espérance, mais il est versatile et manque de sagesse. Il va tantôt au mal et tantôt vers le bien. Et quand il est le maître de la cité, il peut faire du mal à son ami pour satisfaire son audace. Il peut être un grand de ce monde, mais en même temps un rebut de la société comme Créon qui, aux yeux de Sophocle, est l'homme mauvais avec qui l'on ne peut point partager une pensée commune.

L'autorité publique et la voix de la Conscience
Créon incarne la raison d'État et le pouvoir absolu: «Quelque souverain, grand ou non, juste ou non, que la cité se donne, il faut écouter.» (27) Il se dit homme de principes prêt à sacrifier, au nom de la patrie, ses meilleurs amis: «Et d'ami, jamais hostile â ma patrie n'aurait place en mon cœur, car je le sais trop bien, d'elle vient le salut.» (28) Il se fait le défenseur de l'ordre public: « Partout où l'on voit régner la discipline, un peuple entier, debout, parvient à se sauver; aussi doit-on lutter pour l'ordre général.» (29}) Mais il ne craint pas d'abuser de son pouvoir et de pratiquer l'intolérance. Il n'accepte pas la différence. À son fils Hémon, amant d'Antigone, il tient ce langage malotru et rustre: «À la femme jamais cédons la victoire; et vainqueur pour vainqueur, mieux vaut subir un homme, qu'être considéré plus faible qu'une femme.» Ayant peur du pouvoir subversif de la femme, il incite son fils à la vulgarité: « Ne va donc pas, mon fils, par l'attrait du plaisir, à cause d'une femme abdiquer ce bon sens, [ ... ] Allons, crache au visage de la jeune ennemie.» (30) Ainsi, Créon pousse son fils à des conduites des pIus brutales d'irrespect et d'intolérance. Son écart de langage est une forme de démesure qui le rend vulnérable et l'expose au contre-argument de son fils. Celui-ci s'érige avec force contre une double exclusion infligée par son père: «Indignement traitée entre toutes les femmes, elle périt, dit-on, pour l'exploit le plus beau: pour n'avoir pas laissé son frère ensanglanté gésir sans sépulture, et pour l'avoir soustrait tant aux carnassiers qu'à quelque oiseau de proie; ne lui revient-il pas quelque honneur éclatant ?» (31)

Chez Antigone, la piété familiale et le culte des morts l'emportent sur la raison d'État. Devant Créon, elle affirme: «J'ignorais qu'en vertu de tiennes ordonnances une simple mortelle eût droit de piétiner des principes sacrés, infaillibles, divins, non de ce jour, non point d'hier, mais de tout temps, vivantes lois dont nul ne connaît l'origine.» (32 ) À la raison.de l'ordre royal, elle oppose la raison dictée par sa conscience: «Quelle est donc la raison dont s'inspire ma voix? [ ... ] Je ne puis plus compter avoir jamais de frère. Voilà pour quelle cause entre tous t'honorant, au regard d'un Créon, je semble criminelle et scandale d'audace, ô tête fraternelle» (33) Sa conduite est-elle une « volage espérance» (34) ou une « pernicieuse erreur?» (35) Le Chœur lui en fait le reproche: «Et n'écoutant que toi tu meurs de ta folie» (36). Antigone, dans toute la vigueur de son autonomie, en juge autrement. Elle désobéit à une loi publique qu'elle estime sacrilège, ne respectant pas les lois non-écrites et sacrées des ancêtres, transmises de génération en génération et inscrites dans le cœur des humains. Elle sera punie pour sa liberté par Créon, qui la condamnera non pas à la mort, mais à un supplice raffiné, celui, d'être emmurée vivante comme dans un «tombeau», une «chambre nuptiale» ou un «cachot souterrain».

Ce n'est pas seulement Antigone qui estime injustes ces ordonnances, mais également le sage Tirésias qui menace Créon de la riposte divine à cause de l'exclusion posthume dont il marque Polynice et l'exclusion sociale qu'il inflige à Antigone à jamais. «Tu payeras de ton crime d'avoir précipité des vivants chez tes morts, d'avoir donné à une vie humaine le cadre d'une tombe, alors qu'en même temps tu retiens sur la terre un mort qui appartient aux dieux, un mort que tu frustres ici de ses droits, des offrandes, des rites qui lui restent dus.» (37) (1066-1072) Créon ne comprend pas que son ennemi fasse aussi partie non seulement de la cité, mais aussi de l'humanité, car il lui refuse la sépulture à laquelle tout être humain a droit.

Le conflit, qui oppose Créon à Antigone, demeure très actuel. Dans le temps présent où les lois écrites sous forme de codes ou de règlements ont tendance à envahir l'espace public et privé, il est bon de rappeler l'importance des lois non écrites de la conscience. Il ne suffit pas que notre conduite soit protégée par des droits ou par un code de déontologie, qu'elle ne reçoive pas la désapprobation officielle pour qu'elle soit juste et honnête, noble et digne. On ne distingue plus la vérité du mensonge ni en politique ni en affaires. Or, il n'est pas besoin de multiplier les lois, il importe d'interpréter avec justesse celles qui existent et de les appliquer avec justice. Ce n'est pas la prolifération des lois qui créera une société juste, mais le changement des mentalités qui ne peut se faire que par l'éducation des consciences ou par l'apprentissage de l'autonomie. Celle-ci consiste dans la capacité de distinguer, par soi-même, le bien du mal dans les situations particulières et le courage d'y ajuster sa conduite, si c'est nécessaire contre l'opinion d'une majorité plus ou moins libre ou contre la conviction élitiste d'une minorité dite éclairée. Éduquer le sujet éthique, c'est lui apprendre à relativiser toute autorité, soit parentale soit politique, le prévenir contre tout abus de pouvoir et contre tout pouvoir absolu. L'éducation à l'éthique est une œuvre fort délicate d'esprit critique et de discernement, comme un vieux professeur nous le rappelait en fermant ses Iivres à la toute fin de son dernier cours: « Oubliez vos manuels et vos notes. Ne retenez qu'un seul mot: distinguo ! »

La raison d'état est source d'intolérance et d'exclusion. Les sociétés, dites libérales et démocratiques, se plaisent à proclamer, avec beaucoup d'emphase, les valeurs de tolérance et de liberté. Or, lorsqu'on les regarde de plus près, la différence n'y est tolérée que dans la mesure où elle ne dérange pas trop les habitudes ou les idées reçues, les lois et !es institutions. (38). Le concept d'intégration, inventé par des technocrates, n'est qu'un euphémisme de celui de l'assimilation. Une société accepte rarement que l'autre soit pleinement «autre». Elle respectera autrui pour autant qu'il se conforme, à ses modes de penser et d'agir, souvent maintenus avec beaucoup de complaisance naïve, aux modèles sociaux et aux normes tacites en vogue. Or, le respect de la différence ne peut se faire ni se maintenir sans une remise en question de la société d'accueil elle-même, de son ethos ou de la mentalité collective. La présence ou la proximité de l'autre, qu'il soit étranger, immigré, homosexuel, délinquant, marginal, Iibre-penseur, assisté social, sans emploi ou sans abri, renvoie à la société une image d'elle-même dans laquelle elle ne se reconnaît pas nécessairement ou ne veut pas se reconnaître. La société, visitée par l'autre, est amenée à re-visiter ou à ré-interpréter sa propre histoire, à découvrir sa propre différence ou sa propre altérité. Cependant, c'est en reconnaissant et en faisant respecter sa propre différence qu'elle sera en mesure d'accueillir la différence d'autrui. Même si parfois des réformes majeures s'imposent avec urgence, en vertu même de la tolérance, accueillir l'autre en tant qu'autre n'est ni l'assimiler ni se fondre en lui en abolissant les différences. La fusion des identités mène à la confusion des sentiments et des attitudes. Une générosité trop accueillante sans discrimination éthique mène à une tolérance pure qui n'est qu'une forme déguisée de l'intolérance, parce qu'elle refuse la différence en proposant l'indifférence.
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Mort et deuil*
Même si l'éducation est une œuvre de promotion de la vie, il n'en demeure pas moins qu'elle a pour défi de sensibiliser à la mort qui fait partie de la vie comme son contraire. La vie est comme une rivière qui coule vers la mer où elle se perd. Ses eaux sont tantôt tumultueuses, tantôt douces, orageuses ou sereines, joyeuses ou chagrines. Son cours est parsemé d'obstacles qui sont autant de signes de ses limites et de sa fragilité. Aimer la vie, c'est l'accueillir entièrement avec ses joies et scs peines. Affirmer la vie, ce n'est pas tant «penser positif», que dire un «oui», franc et inclusif à tout ce qui peut nous advenir selon notre grand plaisir ou selon notre profonde déception, à tout ce qui sème en nous espoir et colère. Un «oui» courageux à notre être mortel ouvre la voie à la créativité et à la culture.

Le refus de Créon de donner une sépulture*à Polynice ainsi que la condamnation d'Antigone à être emmurée vivante sont des signes évidents de la démesure. Il n'est donc pas étonnant que les gestes et paroles d'Antigone soient aussi marqués par la démesure. Comment pourrait-il en être autrement? Elle fait face à un deuil démesuré comme sa longue complainte l'exprime: « On m'a lié les mains, maintenant l'on m'entraîne, et je n'ai pas connu les noces, leur plaisir, je n'ai pas eu ma part de l'union humaine, et des petits enfants qui de moi seraient nés, mais délaissée de tous, et sous le poids des peines, vers les tombes des morts, vivante, je m'en vais.» (39) Même la Coryphée ne peut plus retenir «la source de (s)es larmes quand, vers la couche où tous s'en vont dormir (elle voit) avancer Antigone.» Et Antigone se plaint de sa solitude: «Sans qu'on me pleure, sans amis, sans époux, las, je suis livrée à cette route qui m'attend, et l'œil sacré de la lumière à mes regards est interdit. Nul ami ne donne à mon sort ni larmes ni gémissements.»

Ensevelie vivante comme dans une demeure éternelle, elle habite déjà la mort. À ses conditions de vie qui sont un mal insoutenable, Antigone préfère la mort comme un bien: «Je dois mourir un jour, et le savais fort bien sans qu'il fut pour cela besoin de ton édit; si c'est avant mon tour, cela même est un gain, car peut-on comme moi, dans les malheurs sans nombre, ne pas considérer la mort comme un bienfait ?» (40) Sans qu'elle le veuille, son suicide sera contagieux, car elle entraînera dans la mort son amant Hémon et la mère de celui-ci, la reine Eurydice, épouse de Créon. Portant dans ses bras le cadavre d'Hémon, Créon se rend compte, hélas trop tard, de son «erreur d'un bon sens insensé!»Il se sait responsable de la mort de son fils : « Voyez le meurtrier et sa victime, unis par les liens du sang. Funeste effet de ma vengeance, hélas ! [ ... ] Mourir de ma folie et non de la tienne!» (4l) Devant la reine couchée sur son lit funèbre, il pleure un triple malheur, le sien propre, celui de sa femme et de son enfant: «Le malheur à nouveau frappe mes tristes yeux. À quel destin de mort suis-je encore promis? Je porte dans mes bras ce qui fut mon enfant, hélas! et devant moi je rencontre la Mort: O mère malheureuse, hélas, O mon enfant !» (42) Il excuse son fils et s'accuse lui-même: «Oui, c'est moi, c'est moi seul hélas qui t'ai tuée.» (43] Lorsqu'il s'agit des relations avec leurs proches, les tyrans peuvent devenir sensibles à la douleur et avouer leur propre culpabilité. Les gens du peuple sont physiquement et affectivement trop éloignés des grands de ce monde (le pouvoir isole) pour qu'ils leur inspirent compassion ou empathie. Une politique de proximité court te risque d'éveiller la conscience des riches d des puissants!

Le suicide est une façon de briser les murs qui enferment Antigone. Porte de salut pour celle qui ne parvient plus à donner un sens à sa vie! Ou folie ou calamité qui en chasse une autre? Ce qui importe de retenir dans ces pages consacrées à l'éducation du sujet éthique, c'est la multiforme rencontre de la mort qui affecte la vie aussi bien des jeunes que des adultes. La mort qu'ils croisent tout au long de leur chemin, la mort physique des proches, la séparation et la rupture, la perte de l'innocence, d'une bonne santé, d'une bonne réputation, d'un emploi, sont des douloureuses expériences. La mort est une figure du néant que l'on doit apprendre à combler en lui inventant un sens grâce à l'imaginaire religieux ou aux sagesses disponibles dans les diverses traditions culturelles.

L'éducation du sujet éthique et l'aventure spirituelle de l'humanité
Nous avons présenté une lecture de certains récits mythiques et poétiques de l'Antiquité afin de suggérer que leur puissance tragique est tonifiante pour une éducation du sujet éthique, aux prises avec des défis et des angoisses, des conditions sociales ou des problèmes personnels, témoin de la démesure ou de l'injustice qui l'habitent ou qui habitent le monde. Une moisson abondante d'autres récits antiques et médiévaux est disponible pour une exploration semblable à celle que nous venons de mener. (44) Elle aidera le sujet éthique à situer sa pensée et son action à l'intérieur de l'aventure tragique et spirituelle de l'humanité tout entière, en quête de sens et de salut. Et la grande littérature des temps modernes, celle d'hier et la contemporaine, s'offre à nous comme un vaste chantier où sont rassemblés des matériaux qui résisteront au temps et à la mode er qui donneront à l'éthique, comme œuvre de l'édification de l'être, une envergure universelle et une puissance intérieure, sans cesse renouvelables. Le contact avec la littérature antique ou étrangère peut engendrer un choc culturel, car les modèles de la femme ou de l'amour, les institutions autant que les mœurs peuvent surprendre et ont besoin d'interprétation ou de mise en contexte. Mais, au-delà de ces particularités, la quête de sens, la recherche du bonheur, l'épreuve de la solidarité et les inquiétudes d'une conscience torturée par le mal sous toutes ses formes sont de facture universelle. Sans négliger pour autant les autres approches en éducation morale, l'étude des mythes, sagas, récits épiques ou poèmes lyriques peuvent donner un nouveau souffle à l'éthique et susciter la noble passion d'oser sa vie et de ne pas en mourir. (45)


Notes

(15) M. Desportes, «La tragédie grecque», dans Sophocle, Anligone, Paris, Bordas, 1967, p. 22.

(16) M. Desportes, «La tragédie grecque», op. cit., p. 121.

(17) E. A. Wasianski, « Emmanuel Kant dans ses dernières annnées» dans L.E. Borowski, R. B, Juachmann, E. A. Wasianski, Kant intime, Paris, Grasset, 1985, p. 158. Auteur d'une vingtaine d'ouvrages, Jean d'Ormesson se retourne sur son passé et sur sa vie dans un volume intitulé: C'était bien, Paris, Gallimard, 2003. Philippe Labro donne comme titre du vingt-neuvième chapitre de son roman Manuella :«Tout est bien»(Paris, Gallimard, 2003, p. 181- 184).

(18) Sophocle, Antigone, versets 144-148.

(19) Sophocle, Antigone, versets, 194-206.

(20) Sophocle, Antigone, verset 45.

(21) Sophocle, Antigone versets 78-79.

(22) Sophocle, Antigone, versets 65-68.

(23) Sophocle, Antigone, versets 245-247.

(24) Dikè, La Justice.

(25) Sophocle, Antigone, versets 853-865.

(26) Question reprise par Michel Del Castillo dans L'adieu au siècle, Paris, Seuil, 1999. «Je suis solidaire de mon fils», proclame Michel Descombes devant le tribunal dans L'horloger de Sainl-Paul de Bernard Tavernier, une adaptation de L'horloger d'Everton de Georges Simenon. Affirmation sans doute politique car ce sont des raisons d'ordre social qui ont poussé le fils au meurtre. Cependant, cette parole peut aussi s'interpréter comme la sensibilité du père qui se reconnaît dans le geste de son fils, même s'il se rend compte que tous deux habitent la même maison sans vraiment se connaître. Ils cohabitent le même destin tragique.

(27) Sophocle, Antigone, versets 666-667.

(28) o.c., versets 187-189.

(29) o.c., versets 675-677.

(30) o.c., versets 648-653.

(31) o.c., versets 694-699.

(32) o.c., versets 453-457.

(33) o.c., versets 908-913.

(34) o.c., verset 615.

(35) o.c., verset 618.

(36) o.c. verset 875. "Folie" est ici la traduction de "Ernys" (en allemand "erinnern", en néerlandais "herinneren" , verbe qui signifie "se souvenir"). Le souvenir d'un malheur peut engendrer la colère et conduire à l'égarement de l'esprit ou à l'écart du langage.

(37) Sophocle, o.c., versets 1066-1072.

(38) T. Hentsch, Raconter et mourir, p. 170.

(39) Sophocle, o.c., versets 801-882.

[40) Sophocle, o.c., versets 460-465.

(41) Sophocle, o.c., versets 1265-1269.

(42) Sophocle, o.c., versets, 1295-1300.

(43) Sophocle, o.c., verset 1318.

(44) R. Caillois et J,-C. Lambert, o. c., F, Lelloir et Y. Tardan-Masquellier, o. c, J. Marchand, o. c., et T. Hentsch, Raconter et mourir. Le poème mésopotamien du juste souffrant qu'on retrouve aussi dans les psaumes 22 et 69 sous la figure du serviteur souffrant. Le thème de la traversée du pont Chinvat d'origine mazdéenne et repris par l'islam iranien ainsi que par Chrétien de Troyes dans Lancelot et le chevalier à la Charrette. Les quatrains d'Omar Khayam, poète persan qui célèbre la brièveté et la jouissance de la vie (Sadegh Hédayat, Les chants d'Omar Khayam. édition critique. Traduit du persan par M. T. Farganeh et J. Malaplate, Paris, José Corti, 1993). Les Shloka. poémes de Lallà ou Lallesvari qui a vécu au quatorziéme siècle au Cachemire et qui, devenue veuve, a mené une vie errante et libre. Les contes berbères de Kabylie (P. H. Savignac, Contes berbères de Kabylie, Montréal, Presses de l'Université du Québec, 1978).

(45) Peu connues, les grandes sagas de la littérature norvégienne et notamment ['œuvre de Sigrid Undset, Kristin Lavransdatter, Paris, Stock, 1997 en trois volumes. I. La couronne, II. La femme, III, La croix. «La gravité moraIe est un trait commun à toute la littérature norvégienne. WergeIand, Bjornson sont avant tout des moralistes, Bien que n'ayant pas écrit des romans à thèse, mais des romans d'amour, Sigrid Undset confirme cette règle.» (Nicole Deschamps, Sigrid Undset ou la morale de la passion, Montréal, Les Presses de l'Université de Montréal, 1966) La littêrature française, anglaise, russe, allemande, néerlandaise, espagnole, américaine et québécoise offrent un éventail très diversifié d'œuvres dont la puissance tragique peut donner intensité et perspective à l'éducation du sujet éthique, à l'enseignemcnt au secondaire et à la formation universitaire des enseignants. On pense notamment au grand classique Wilhelm Meister de Goethe qui comme son titre l'indique est une éducation à l'œuvre, aux œuvres de Dostoievski et Tolstoi, d'André Gide, François Mauriac, Albert Camus et .lean-Paul Sartre. Nos choix prêtent à la contestation, mais, parmi les œuvres contemporains, Le choix de Sophie de William Styron, La tunique de l'infamie de Michel del CastilIo, Les égarés de Frédérick Tristan, Les initiés de Hella Haasse et Le torrent d'Anne Hébert, nous paraissent une source d'inspiration et d'interrogation pour le sujet éthique qui se construit laborieusement au rythme des saisons et des événements, ad intra et ad extra.
Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

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