L'Encyclopédie sur la mort


Un voyage

H.G. Adler, Un voyage, (Eine Reise), Postface de Jeremy Adler, traduit de l'allemand par Olivier Mannoni, Christian Bourgeois Éditeur, 2011.


H. G. Adler est né en 1910 à Prague, où il a fait des études de littérature, de sciences et de musique avant de travailler pour la radio tchèque à partir de 1935. En février 1942, il est déporté avec sa famille à Theresienstadt, puis à Auschwitz - où sa première épouse et sa mère sont exterminées - et, deux ans plus tard, dans des subdivisions de Buchenwald. Libéré par les Américains, il a perdu seize membres de sa famille dans les camps, dont ses parents. De 1945 à 1947, il a travaillé au Musée juif de Prague, s'efforçant de développer les archives concernant les persécutions et le camp de Theresienstadt. Il s'est ensuite installé à Londres, où il s'est remarié et a eu un fils. Il s'est alors essentiellement consacré à l'enseignement et à l'écriture sur la Shoah. Plus connu pour ses essais et ses études (il a notamment fait paraître des études sur Theresienstadt, un essai sur le combat contre la « solution finale» et sur la déportation), il est l'auteur de vingt-six ouvrages de poésie, de philosophie, d'histoire, et de six autres de fiction - dont Un voyage -, pour lesquels il a reçu de nombreux prix. Il est mort à Londres en 1988.

EXTRAITS

Signes précurseurs

Poussé par le courant, certes, et pourtant de lui-même incompris, l'homme est livré à son destin, qui lui apparaît tantôt comme une misère, tantôt comme un bonheur, et peut-être encore comme autre chose; mais au bout du compte, tout plonge dans un monde sans rivage, qui ne tolère aucune définition et face auquel, comme beaucoup l'ont déjà dit, toute affirmation est une solitude, une Île. Aucune tristesse n'est donc nécessaire. Il est bon, aussi, de ne pas aller grappiller un grand nombre d'opinions: guidé par les visages et les angoisses, et toujours avide de ce qui n'existe pas ou qui, s'il existe tout de même, paraît être nié à juste titre, on s'attarde sur telle ou telle objection, jeux d'écume d'une sagesse rationnelle ou portant une confiance aveugle, jusqu'à ce qu'on prenne enfin conscience de l'opacité de toutes les conceptions, et même sans renoncer explicitement on est bien avisé de ne pas participer aux combats menés pour annuler le déchet avec plus d'empressement que ne l'exige le simple cours de la vie (p. 9).

Le récit (Incipit)

Personne ne vous a demandé; cela a été décidé. On vous a regroupés sans un mot de réconfort. Beaucoup d'entre vous ont tenté de trouver un sens, ainsi c'est vous-mêmes qui vouliez poser la question. Mais il n'y avait personne pour répondre. « Cela doit-il forcément se passer ainsi? Encore un tout petit moment ... une journée ... quelques années ... Nous tenons à la vie. ». Mais le silence régnait, seule parlait l'angoisse, et elle, on ne l'entendait pas. Les vieux ne pouvaient pas s'y retrouver. Leurs lamentations étaient écœurantes, si bien que devant les regrets de ceux qui n'étaient pas concernés s'est dressée une paroi d'où émanait un froid haineux, le mur de l'absence de pitié. Le sourire en coin reste inoubliable, il a survécu à toute la lassitude et s'est installé alors que l'on était encore dans les logements détruits. À vrai dire, ils n'étaient pas du tout détruits, ces logements, ils se trouvaient alors dans des immeubles en bon état et sous des toits intacts. Dans la cage d'escalier s'accrochait cette odeur incrustée qui confère à chaque maison son inextinguîble singularité, tant qu'elle tient encore debout (p. 15).

Postface

Seul celui qui ose le voyage trouve le chemin du retour

Un voyage raconte l'histoire de gens frappés d'interdit. De simples citoyens, avec leurs angoisses et leurs espoirs, comme la famille Lustig. Au cœur de la vie quotidienne, ils découvrent le dernier commandement en date: « Tu n'habiteras point! », et des règlements de plus en plus monstrueux se rattachent à cette simple phrase. « Le monde entier» s'est « dissous en interdiction ». Les personnes concernées le comprennent elles-mêmes: «Nous sommes tous interdits. » De telles définitions renversent toutes les notions normales, transforment la société libre en une société de contrainte dotée d'institutions décalées dont le but est de rendre la vie impossible. Nous apprenons ainsi que, « au nom du droit, on a institué l'injustice ». Les gens innocents demandent certes l'« assistance du droit » mais, nous dit-on, «allons, qu'est-ce que vous vous figurez, penser encore au droit, comme si l'on ne vous avait pas dit que c'est précisément le droit [ ... ] le droit pour tous, sauf pour vous » (p. 447).






Date de création:-1-11-30 | Date de modification:2012-04-12