L'Encyclopédie sur la mort


Sully Prudhomme René François Armand

Sully PrudhommeRené François Armand Prudhomme (pseudonyme Sully Prudhomme), né à Paris en 1839 et décédé à Châtenay-Malabry en 1907, renonce au droit pour se consacrer à l'écriture. Dans le temps, sa poésie philosophique se situe entre sa poésie intimiste et sa poésie romanesque. Il reçoit le prix Nobel de littérature en 1901. Son célèbre poème «Le vase brisé», d'une extrême finesse, évoque la fragilité de toutes choses, la fêlure de l'existence, la meurtrissure de l'amour et de la vie jusqu'à leur épuisement, le temps qui coule et fuit, comme l'eau, imperceptiblement. La vulnérabilité des êtres et des choses invite à les approcher délicatement. Sensibilité esthétique et éthique semblent se rejoindre dans ses poèmes où amour et rupture, vie et mort, se rejoignent.

 

Le vase brisé
Le vase où meurt cette verveine
D'un coup d'éventail fût fêlé;
Le coup dut l'effleurer à peine;
Aucun bruit ne l'a révélé.

Mais la légère meurtrissure,
Mordant le cristal chaque jour,
D'une marche invisible et sûre,
En a fait lentement le tour.

Son eau fraîche a fui goutte à goutte,
Le suc des fleurs s'est épuisé;
Personne encore ne s'en doute,
N'y touchez pas, il est brisé.

Souvent aussi la main qu'on aime,
Effleurant le coeur, le meurtrit;
Puis le coeur se fend de lui-même,
La fleur de son amour périt;

Toujours intact aux yeux du monde,
Il sent croître et pleurer tout bas
Sa blessure fine et profonde;
Il est brisé, n'y touchez pas.

(Stances et poèmes, 1865)

L'agonie

Vous qui m'aiderez dans mon agonie,
Ne me dites rien ;
Faites que j'entende un peu d'harmonie,
Et je mourrai bien.

La musique apaise, enchante et délie
Des choses d'en bas :
Bercez ma douleur ; je vous en supplie,
Ne lui parlez pas.

Je suis las des mots, je suis las d'entendre
Ce qui peut mentir ;
J'aime mieux les sons qu'au lieu de comprendre
Je n'ai qu'à sentir ;

Une mélodie où l'âme se plonge
Et qui, sans effort,
Me fera passer du délire au songe,
Du songe à la mort.

Vous qui m'aiderez dans mon agonie,
Ne me dites rien.
Pour allégement un peu d'harmonie
Me fera grand bien.

Vous irez chercher ma pauvre nourrice
Qui mène un troupeau,
Et vous lui direz que c'est mon caprice,
Au bord du tombeau,

D'entendre chanter tout bas, de sa bouche,
Un air d'autrefois,
Simple et monotone, un doux air qui touche
Avec peu de voix.

Vous la trouverez : les gens des chaumières
Vivent très longtemps,
Et je suis d'un monde où l'on ne vit guères
Plusieurs fois vingt ans.

Vous nous laisserez tous les deux ensemble :
Nos coeurs s'uniront ;
Elle chantera d'un accent qui tremble,
La main sur mon front.

Lors elle sera peut-être la seule
Qui m'aime toujours,
Et je m'en irai dans son chant d'aïeule
Vers mes premiers jours,

Pour ne pas sentir, à ma dernière heure,
Que mon coeur se fend,
Pour ne plus penser, pour que l'homme meure
Comme est né l'enfant.

Vous qui m'aiderez dans mon agonie,
Ne me dites rien ;
Faites que j'entende un peu d'harmonie,
Et je mourrai bien.

(Recueil : Les solitudes)

Le dernier adieu
Quand l'être cher vient d'expirer,
On sent obscurément la perte,
On ne peut pas encore pleurer :
La mort présente déconcerte ;

Et ni le lugubre drap noir,
Ni le dies irae farouche,
Ne donnent forme au désespoir :
La stupeur clôt l'âme et la bouche.

Incrédule à son propre deuil,
On regarde au fond de la tombe,
Sans rien comprendre à ce cercueil
Sonnant sous la terre qui tombe.

C'est aux premiers regards portés,
En famille, autour de la table,
Sur les sièges plus écartés,
Que se fait l'adieu véritable.

(Recueil : Les solitudes)

Date de création:-1-11-30 | Date de modification:2012-04-10