L'Encyclopédie sur la mort


Staël Madame de

Germaine Necker, baronne de Staël-Holstein et femme de lettres françaises, est née à Paris. En 1802, l’évêque Marie Nicolas Silvestre Guillon la cite parmi les partisans du suicide (Entretiens sur le suicide, ou courage philosophique opposé au courage religieux, et réfutation des principes de Jean-Jacques Rousseau*, de Montesquieu*, de Madame de Staël, etc., en faveur du suicide). Dans sa correspondance, elle eut abondamment recours au chantage, menaçant de se tuer. On admet aujourd’hui qu’il faut prendre au sérieux ce genre de message; aussi, on peut au moins soupçonner que la célèbre femme de lettres a connu des pensées suicidaires. Ainsi, écrit-elle à M. de Narbonne: «Je vous jure que le désespoir le plus affreux est au fond de mon cœur, qu’il n’est rien dont il ne me rende capable […]. Vous ne connaissez pas mon caractère. Si vous le blessez tout à fait, je me déshonorerai, mais je vous perdrai avec moi […]. Tu me rends folle, tu es le plus barbare des hommes […]. Il n’est pas bien sûr que je sois en vie demain, j’ai soif de me brûler la cervelle» (lettre du 21 septembre 1793). Et, dans une autre lettre: «Croyez-moi, M. de Narbonne, vous me faites trop souffrir, […] que ce couteau, seul objet dont la vue adoucisse ma misère, aura été chercher le cœur qui ne peut plus vivre sans vous vous frémirez plus que vous ne croyez» (lettre du 11 octobre 1793). Son compagnon Benjamin Constant se plaint d’ailleurs de ce chantage: «Elle persiste à dire qu’elle se tuera si je l’abandonne» (lettre du 10 juillet 1807), et: «Plaintes, réponses résignées de ma part, fureur contre ma résignation, amour-propre irrité, sophismes, puis la menace ordinaire: je me tuerai. C’est son moyen» (lettre du 19 juillet 1807). Toutes ces lettres sont citées dans l’article de J.-A. Bédé, Revue d’histoire littéraire de France, no 1, 1966, p. 62-70, dont les commentaires ci-dessous sont également inspirés.

Dans les nouvelles de Mme de Staël (1786-1787), le suicide semble bel et bien à l’honneur. Ainsi, Mirza se livre à la mort par amour (Mirza ou Lettres d’un voyageur). Théodore, privé de la tendresse d’Adélaïde, se laisse dépérir de chagrin tandis qu’Adélaïde expose sa vie et celle de son enfant nouveau-né par l’usage de l’opium (Adélaïde et Théodore). Dans Zulma (1794), l’héroïne se donne la mort après avoir tué d’abord son amant infidèle. Sapho, dans le poème dramatique en prose du même nom (1811), engage celui qu’elle aime à épouser sa rivale Cléone et, du sommet d’un rocher, se précipite dans la mer en criant: «Eh bien! Je vous entends, divinités souterraines: l’amour, la gloire, l’air qui s’embrasait dans mon sein, tout va s’éteindre dans les ondes. Ô malheur! je te fuis: c’en est fait…» Mais parmi ses œuvres littéraires de jeunesse, il ne faudrait pas oublier Lady Jane Gray, tragédie en vers, composée en 1787 et inspirée par Lady Jane Gray, tragédie de Nicholas Rowe (1715) qui transpose la vie d’une fille des Tudor. Jane, inébranlable dans son amour et ses convictions religieuses, accompagne sur l’échafaud son époux, condamné à mort à cause de la foi protestante. Finalement, il y a Delphine, dont la première version paraît en 1802. L’héroïne entre au couvent à Zurich par chagrin d’amour et accepte de rompre ses vœux aussitôt que Léonce revient à elle. Lorsque celui-ci encourt l’accusation d’avoir porté des armes contre son pays et est condamné à être fusillé, elle lui offre de prendre une dose de poison. Quand Léonce refuse de se dérober à sa sentence, elle avale furtivement le poison, accompagne son amant jusqu’au pied du poteau d’exécution et rend l’âme. Or, dans la troisième édition (1809), Delphine, malgré sa grande peine d’amour, reste au couvent et meurt d’une «secourable maladie» tandis que Léonce se fait tuer à son premier combat en Vendée. Cette réécriture de Delphine est, sans doute, sous l’inspiration d’une vague de mysticisme, un tournant dans la pensée de l’auteur au sujet de la moralité du suicide. Ce revirement va se révéler d’une façon déterminante dans «Réflexions sur le suicide» (1811), publié en annexe de son ouvrage De l’Allemagne (1810).

Dans son livre De l’influence des passions sur les individus et les nations (1796), Mme de Staël se prononce non seulement en faveur du suicide politique à la romaine, mais aussi du suicide passion à la suite d’un désespoir amoureux. «Je crains qu’on ne m’accuse d’avoir parlé trop souvent dans le cours de cet ouvrage, du suicide d’un acte digne de louanges; je ne l’ai point examiné sous le rapport toujours respectable des principes religieux; mais politiquement, je crois que les républiques ne peuvent se passer du sentiment qui portait les anciens à se donner la mort; et dans les situations particulières, les âmes passionnées qui s’abandonnent à leur nature ont besoin d’envisager cette ressource pour ne pas se dépraver dans le malheur, et plus encore, au milieu des efforts qu’elles tentent pour l’éviter» (Œuvres complètes, II Genève, Slatkine, 1967, p. 126, note). Dans «Réflexions sur le suicide», elle désavoue cette justification du suicide: «J’ai loué l’acte du suicide dans mon ouvrage sur l’influence des passions, et me suis toujours repentie depuis de cette parole inconsidérée» (Œuvres complètes, III, p. 306, note). Se référant à Delphine, elle prétend qu’elle n’a pas voulu «discuter le suicide, cette grande question qui inspire tant de pitié à la fois pour la folie et pour la raison humaine; et […] ne pense pas qu’on puisse trouver un argument pour ou contre le suicide, dans l’exemple d’une femme qui, suivant à l’échafaud l’objet de toute sa tendresse, n’a pas la force de supporter la vie sous le poids d’une telle douleur» (Œuvres complètes, V, p. XXXIV). Elle réfute l’argumentation de Saint-Preux, qu’on lit chez Rousseau*, en affirmant qu’il est peut-être permis à l’homme de chercher à se guérir de tous les genres de maux, «mais ce qui lui est interdit, c’est de détruire son être, c’est-à-dire la puissance qu’il a reçue de choisir entre le bien et le mal. Il existe par cette puissance, il doit renaître par elle, et tout est subordonné à ce principe d’action auquel se rapporte en entier l’exercice de la liberté» (Œuvres complètes, III, p. 336). Cependant, Mme de Staël ne parvient pas à répudier entièrement la mort volontaire et admet que «si l’on était incapable de la résignation chrétienne à l’épreuve de la vie, du moins devrait-on retourner à l’antique beauté du caractère des anciens». Et se réfère à Shakespeare*: «faisons ce qui est courageux et noble suivant le sublime usage des Romains, et que la mort soit orgueilleuse de nous prendre» (Œuvres complètes, III, p. 367). Doit-on interpréter cette subite exception aux tergiversations d’une âme tourmentée ou à un certain opportunisme, comme semble le suggérer Jean-Albert Bédé dans son article? Mme de Staël aurait voulu plaire à la fois aux chrétiens opposés au suicide en vertu de l’acceptation de la souffrance et à une certaine élite qui préfère façonner sa conduite selon le modèle stoïcien* de la Rome antique. N’est-ce pas plutôt, chez la fille de Necker, la recherche d’une éthique du suicide qui se rapprocherait de la morale nuancée décrite par Bayet*?

Date de création:-1-11-30 | Date de modification:2012-04-12