L'Encyclopédie sur la mort


Mort: évitement et redécouverte

 


La thèse de la « mort inversée » proposée par Philippe Ariès* (1977), selon laquelle la mort aurait été graduellement évincée de la conscience occidentale au cours du XXe siècle, reçoit une large audience parmi les auteurs québécois (1) Cette « crise de la mort » est suscitée par de nombreux signes avant-coureurs. Parmi ceux qui sont les plus souvent cités, signalons la montée de l’individualisme, la transformation de la famille, l’hospitalisation et la médicalisation de la mort, le primat de la technologie sur les conduites symboliques, la chute de la religiosité traditionnelle et la difficulté de la théologie à traduire une eschatologie significative pour les fidèles, le refus culturel du deuil* relégué à la sphère privée, le déplacement du rite des églises vers les complexes funéraires (Des Aulniers, 1990 ; Boutin et Charron, 1985). En revanche, la redécouverte (2) de la mort est tributaire du «mouvement thanatologique*» dans lequel les soins palliatifs ont joué un rôle prépondérant et qui se situe lui-même dans un mouvement social plus vaste de la critique de la modernité (Larouche, 1991). Il ne faudrait pas non plus sous-estimer le retour de la mort à la maison, grâce aux politiques des soins ambulatoires. L’apparition du sida*, qui contribue également au retour du malade à la maison, a fait émerger dans la conscience québécoise toutes sortes de questionnements spirituels, comme interpellation de la limite (Ménard, 1989).

La mort, objet de discours
La mort fait sa rentrée comme un sujet dont on parle, parfois même abondamment. Mais de quoi parle-t-on lorsqu’on parle de la mort ? Que peut-on savoir ou dire sur elle ? À propos de l’Épopée de Gilgamesh*, Jean Bottéro *(1999) affirme que la mort est universellement active, terrible et inflexible, mais qu’on ne sait pas ce qu’elle est. Pour sa part, Guy Lapointe (1985) observe que la littérature courante parle de l’acte de mourir, du malade, parfois du mourant, mais rarement de la mort comme telle. À force d’en parler beaucoup, on finit par croire que le savoir sur la mort a progressé, mais la mort elle-même échappe à l’intelligence humaine et, dès lors, on est dans l’impossibilité d’un acte réflexif sur l’acte de mourir. Son collègue André Charron interprète le caractère « inconcevable et insupportable de la mort », mis en relief par Gadamer (1975), comme un rappel nécessaire de l’insuffisance de la pensée qui n’a pas de prise existentielle sur l’instant de la mort. Cependant, le sommeil et le vieillissement offrent des analogies et des préfigurations de la mort. Si l’interrogation est déjà une voie de la connaissance, il faut pourtant admettre avec Gadamer que, à strictement parler, le christianisme n’apporte pas une réponse à la question de la mort, mais qu’il annonce une promesse. En effet, de l’expérience de la négativité de la mort naît l’espérance en une vie nouvelle et transformée. Or de cette façon, rétorque Guy Lapointe, au lieu de s’approcher de la mort comme proximité ou finitude*, on l’aborde sous l’angle de la finalité au-delà de la mort, de l'immortalité* au risque d’occulter la mort elle-même.

Louis-Vincent Thomas *(1996) admet que, malgré le fait qu’il a écrit plus de trois mille pages sur la mort, il ne sait pas encore ce que c’est. Ceci n’est pas étonnant lorsqu’on considère la surdétermination de l’objet de la mort, son étonnante complexité, son paradoxe. La mort est quotidienne et lointaine, naturelle et arbitraire, indéterminée et scientifiquement déterminée, universelle et unique. Elle est partout car, durant toute notre vie, nous passons notre temps à nous acheminer vers la mort. Mais elle est nulle part, car ce n’est qu’un point insaisissable dont on ne peut rien dire sinon qu’il y a un avant (vieillesse, agonie, coma) et un après (rites funéraires, culte des morts et des ancêtres, deuil) (Thomas, 1998). La thanatologie ne peut prétendre à être une science de la mort, mais elle est plutôt un regroupement des savoirs philosophiques, théologiques, anthropologiques et scientifiques qui ont la mort comme objet (Hanus,* 1998).

Le refus culturel de la mort dans la société occidentale contemporaine, évoqué souvent avec l'absence sinon la réduction du deuil, qu'en est-il au juste? La relégation de la mort à la sphère privée dans la seconde moitié du vingt-et-unième siècle est-ce un phénomène confirmé par des études sociologiques? Le déni de la mort, supposé être observable dans la culture techno-scientifique, est-il vraiment attesté et vérifié comme courant qui domine l'époque présente? Pour répondre à ces interrogations, une lecture critique de la littérature anglo-saxonne sur la mort donnera sans doute des éléments de réponse. Nous nous laissons guider par la critique de Glennys Howarth (3) de l'oeuvre de Walter (4) au sujet de l'individualisation de la mort et de l'oeuvre de Becker (5) à propos du déni de la mort. Mais d'abord, examinons le regard avec lequel Howarth observe la réapparition de la mort, si jamais elle avait disparu de l'horizon de la culture contemporaine.

La redécouverte de la mort
En Occident, écrit Howarth (6) , il appert que nous vivons dans une période où l'étude de la mort et la reconnaissance du caractère mortel de l'existence ont gagné en popularité. Dans la sphère publique, ce nouvel intérêt pour la mort se manifeste non seulement dans les films de guerre et les thrillers, mais surtout dans le cinéma où la mort et le deuil s'intègrent dans la vie ordinaire des gens comme un événement courant ou habituel (unexceptional). Les récits d'expériences de mort imminente et la communication avec les morts connaissent aussi une croissance et une audience importantes. Les médias* multiplient les dossiers ou les émissions à propos des rites funéraires*, du deuil, de l'euthanasie*, de soins palliatifs*, du prolongement de la vie, de la cryogénie, etc.

D'un point de vue personnel, la mort se révèle, d'une façon accrue, comme un objet de sollicitude et d'interrogation aux individus en quête d'une mort digne ou douce, d'une qualité de vie durant leur maladie terminale, d'une affirmation de leurs dernières volontés en ce qui concerne le contrôle de la douleur, la cessation de traitements médicaux jugés devenus inutiles (testament de fin de vie), la gestion du deuil et les funérailles (pré-arrangements funéraires). Les attitudes face à la mort changent: le (retour du) désir d'une approche religieuse ou spirituelle de la mort, la création de rites nouveaux et plus appropriés aux besoins des individus dans ou hors des églises, dans des complexes funéraires ou dans des endroits significatifs pour les personnes en deuil.

L'individualisation de la mort

Afin de comprendre les différentes approches de la mort, Walter propose une typologie où il distingue trois catégories de sociétés: traditionnelle, moderne et postmoderne. Dans la société traditionnelle, la religion* forme la base du sens accordé à la mort. La foi dans l'immortalité de l'âme* et dans une vie d'éternité* bienheureuse, inculquée par le prêtre est partagée par une communauté qui trouve dans la prière la force d'accepter la mort comme passage nécessaire vers une vie meilleure. Dans la société moderne, la médecine devient le point d'appui pour le contrôle de la mort qui jusqu'à un certain point peut être ajournée ou évitée. Une approche rationnelle et un système médical correspondant considèrent et traitent la mort comme l'ennemi à vaincre et contre lequel se dresse le médecin dans une lutte sans merci pour sauver le corps de son patient. La confiance en l'expérience professionnelle et en l'autorité scientifique du médecin dans un contexte clinique et technologique sont les moyens par excellence pour confronter la mort. Dans la société postmoderne, la mort a été déplacée de la sphère publique à la sphère privée où l'autorité en matière de décisions existentielles appartiennent à l'individu. Ce ne sont ni la religion ni la science, mais c'est la psychologie qui détient le discours dominant et normatif. On assiste ainsi à la privatisation de la mort dans une société où les individus construisent leur propre identité et assument la responsabilité entière du sens (ou absence de sens), qu'ils accordent à la vie et à la mort, ainsi que de leurs choix personnels.

Howarth (7) critique la vision de Walter selon laquelle la mort dans la société postmoderne est une affaire de choix personnel. Elle admet que le choix personnel a été mis en valeur par la croissance de la diversité sociale et culturelle dans les sociétés occidentales. Plus les sociétés se diversifient, plus les individus se rendent compte de la variété des possibles significations de la mort et des rites funéraires qui y sont associés, plus la gamme des choix disponibles s'accroît. Mais il demeure difficile de comprendre comment des choix peuvent être faits sans référence aux normes ou expériences sociales et culturelles. En effet, dans un monde de possibilités infinies, des décisions en situation de fin de vie (euthanasie, interruption de traitement, aide au suicide, etc.), sont généralement prises avec l'assistance d'experts dont la compétence et l'expérience aident à faire un choix libre et éclairé. Ces experts appartiennent, à leur tour à des communautés scientifiques différentes et à diverses écoles de pensée, philosophiques ou religieuses, ayant chacune sa vision de l'homme et du monde, de la vie et de la mort.

Le déni de la mort

Howarth (8) présente la critique que A. Kellehear (9) adresse à E. Becker au sujet du «déni de la mort» (The Denial of Death), catégorie dont celui-ci marque la mentalité de la civilisation occidentale contemporaine. En premier lieu, Kellehear met en doute l'affirmation des psychologues selon laquelle chez chaque individu dans chaque société, la peur de la mort est manifeste. Si c'était vrai, cette peur ne serait pas seulement individuelle, mais collective. Pourtant, plusieurs études semblent démontrer que la peur de la mort n'est pas un phénomène universel, car la nature de cette peur varie selon les individus et elle est si intégrale qu'elle peut être considérée comme la peur de la vie tout entière. Si la peur de la mort est un phénomène collectif, elle se révélerait dans la dynamique même de l'organisation sociale. Le concept du déni de la mort est d'ordre psychologique. Or, il ne peut être adopté par les sociologues pour décrire décrire la société.

La thèse du déni de la mort s'appuie sur l'idée que la maladie a remplacé la mort dans nos sociétés contemporaines. Du fait que les décès ont de plus en plus lieu dans les institutions hospitalières, les patients autant que les professionnels auraient tendance à nier l'imminence de la mort et à mettre l'accent sur la maladie et la guérison. Or, contre cette argumentation, Kellehear fait remarquer que les croyances individuelles et les procédures institutionnelles ne peuvent pas être traitées au même niveau. Une personne mourante peut suivre les règles de l'hôpital sans pour autant parler de la mort comme le ferait un membre de l'équipe médicale. Son silence ne nous révèle rien de ses croyances personnelles et de ses interactions avec d'autres. Il n'y a donc pas lieu d'assumer que ce silence signifie un quelconque déni de la mort.

Ariès* (1981) et d'autres prétendent qu'une des conséquences de la médicalisation est la perte de la mort «bonne» et «naturelle». Selon cette thèse, l'individu ne pourra plus désormais gérer sa propre mort, car c'est la profession médicale qui assumera cette tâche. En désaccord avec cette analyse, Hellehear est d'avis que les formes ou figurations (features) de la mort dépendent du type d'autorité qui prévale dans une société donnée. Par exemple, dans des sociétés pré-modernes, la religion* peut contrôler la mort et se refléter dans la façon dont les gens meurent. Dans les sociétés occidentales, ce serait, toujours selon Kellehear, la médecine qui détiendrait le contrôle de l'organisation sociale de la mort.

Nous posons une triple question à Kellehear: cette gestion médicale de la mort est-elle vraie, souhaitable et juste (socialement justifiée et légitimée? D'où viendrait cette justification? Cette substitution du prêtre par le médecin fait-elle progresser la liberté* et l'autonomie* individuelle? Personnellement, je n'accorderai pas plus ma confiance dans le médecin que dans le prêtre, le politicien ou le savant pour gérer la mort qui est la mienne! Je veux bien consulter qui je veux, l'expert ou le sage, le prêtre ou le sorcier, un ami ou un collègue, mais la décision me revient et m'appartient.

Avec raison, Kellehear, critique la tendance des théoriciens du déni de la mort à chercher la confirmation de leurs idées dans des exemples (examples) - mais qu'entend-il au juste par «exemples»? - plutôt que dans l'examen des pratiques qui pourraient potentiellement miner leur théorie. Effectivement, il suffit d'observer l'industrie funéraire et les expressions publiques du deuil pour se rendre compte que, si elle connaît encore des formes d'évitement dans certains milieux, elle a été redécouverte, même si les représentations de la mort et les expressions du deuil ont subi des modifications et se sont grandement diversifiées.

© Éric Volant

 

Date de création:-1-11-30 | Date de modification:2012-04-12

Notes

 

Source : Éric Volant, «La religion et la mort» dans L'étude de la religion au Québec. Bilan et prospective. Sous la direction de Jean-Marc Larouche et Guy Ménard, Québec, Les Presses de l'Université Laval, 2001, p. 323-342.

(Reproduit avec l'autorisation de l'éditeur et de J.-M. Larouche et G. Ménard, directeurs de la publication)

Extrait de l'article revu, corrigé et augmenté.

(1)On ose parler de « misérable conspiration du silence » (Marcel Boisvert, 1985). D’autres utilisent les termes de « tabou » et surtout d’« occultation ». Nous préférons le terme plus neutre d’« évitement ».

(2)Elle commence toutefois à se résorber pour une bonne part. Aux termes de «réhabilitation» (Marcel Boisvert, 1985), «détabouïsation» ou «revalorisation » (Lussier, 2000) ou « retour de la mort » (Boutin, 1985), nous préférons celui de « redécouverte de la mort ».

(3) G. Howarth, Death & Dying. A sociological Introduction, Cambridge, Polity, 2007.

(4) T. Walter, «Facing death without tradition» dans G. Howart et P. Jupp (eds), Contemporary Issues in the Sociology of Death, Dying and Disposal, Basingstoke, Macmillan, 1996.

(5) E. Becker, The Denial of Death, New York, Colleir-Macmillan, 1973.

(6) G. Howarth, op. cit. (2007), p. 1 et 252.

(7) G. Howarth, op. cit. (2007), p. 15-30 et 260-264.

(8) G. Howarth, op. cit., p. 33-34.

(9) A. Kellehear, «Denial» dans G. Howart et O. Leaman (eds),Encyclopedy of Death and Dying, Londres, Routledge, 2001

 

 

 

Documents associés

  • Autour du mourant
  • Autour du mourant, le personnel de l'hôpital se retire. «Syndrome de fuite de la part des médecins...