Paul-Louis Landsberg*, dans son Essai sur l'expérience de la mort (Seuil, 1951), décrit l'épreuve que vit une personne présente à l'acte de mourir de l'autre analyse l'effet que ce premier moment de deuil produit chez cette personne, témoin de la mort de l'autre, en termes de rupture et d'une prise de conscience de sa propre mortalité. Rappelons que l'écrivain français est un philosophe de tendance personnaliste et d'appartenance juive:
Le deuil vécu en présence du mourir de la personne aimée
«Et puis, un instant où tout devient calme, où tout paraît fini, où les traits crispés du visage aimé se détendent. C'est précisément dans ce moment où l'être vivant nous abandonne que nous allons faire l'expérience mystérieuse de la personne spirituelle. Pour un instant, nous ressentons un soulagement. La douleur de la sympathie charnelle est finie: - mais tout de suite nous nous sentons transportés dans le monde étrange et froid de la mort accomplie. À la pitié vitale ainsi suspendue dans le vide, se substitue tout d'un coup la conscience profonde que cet être, dans la singularité de sa personne, n'est plus là et ne peut plus revenir dans ce corps. Il ne nous parlera plus, il ne vivra plus dans notre communauté comme il l'avait fait auparavant. Jamais plus.
[...]
L'expérience immédiate de la mort de l'autre ne nous donne d'abord aucune certitude quant à sa survie. Elle nous donne le fait de l'absence, et n'indique pas si cette absence est consécutive à un anéantissement ou seulement à une disparition à nous-mêmes. La foi en la survie nous promet que notre propre mort nous réunira avec le prochain maintenant disparu, que nous entendrons de nouveau sa parole dans des conditions inconnues et libérée du vieux corps. Mais l'expérience pure et simple de la mort du prochain ne saurait ni confirmer ni détruire cette promesse.
[...]
Dans les yeux ouverts d'un défunt nous n'apercevons pas seulement la fin de la vie, mais aussi bien la disparition de la personne spirituelle. Nous voyons même que l'un ne peut plus être présent, parce que l'autre n'est plus là. La vie, dans le sens biologique du mot, montre, en se terminant, qu'elle est la base de la présence, base indispensable à la réalisation de l'esprit personnel dans l'être humain.
[...]
Un problème existentiel se manifeste donc avant tout dans la pensée douloureuse qu'une extériorisation communicative de la personne du mort, du moins par sa voix , à nous familière, est devenue impossible. Cette bouche ne me parlera plus. Cet oeil brisé ne me regardera plus. Ma communauté avec cette personne semble rompue: mais cette communauté était moi dans une certaine mesure et dans cette mesure, j'éprouve la mort à l'intérieur de ma propre existence. C'est l'expérience de la mort dans la solitude consécutive à la perte.»
L'auteur pense qu'il y a dans l'expérience décisive de la mort du prochain, nous dirions plutôt, qu'il peut y avoir «quelque chose comme le sentiment d'une infidélité tragique de sa part, de même qu'il y a une expérience de la mort dans le ressentiment d'infidélité. «Je suis mort pour lui, il est mort pour moi», ce n'est pas une façon de parler, c'est un abîme.»
«Les parents de soldats tués à la guerre, [...] ont réalisé leur souffrance quand arrivaient les lettres fatales qui les mettaient devant la présence spirituelle de la mort de leurs proches comme devant un fait accompli. Leurs efforts pour apprendre tous les détails des dernières heures de leurs aimés sont motivés par le caractère inhumain et insupportable de cette immédiateté. Devant le contact du mystère nu de la mort, l'homme essaie de retrouver le climat plus chaud du mourir pour rentrer dans cette compassion vitale dont il a besoin. Car c'est dans cette compassion qu'on croit se rapprocher du défunt en lui substituant le mourant qui semble le contenir en germe. La représentation de la douleur vitale, si atroce que soit cette douleur, a pour nous quelque chose de relativement consolant. L'acte de mourir dans lequel peut se concentrer la personne reste un acte essentiellement accessible à notre compréhension. [...] Quelqu'un qui est mort depuis longtemps et de l'autre côté de la terre, redevient vivant seulement par la puissance de notre imagination. Seule l'expérience de la mort de l'autre nous apprend ce qu'est qualitativement l'absence et l'éloignement. Elle ravit notre âme dans une terre inconnue, dans une nouvelle dimension. Nous découvrons que notre existence est un pont entre deux mondes.» (parsim, p. 31-45)
Le lent processus de deuil après le décès de sa mère
Henri J.M. Nouwen, prêtre catholique d'origine néerlandaise, mais actif aux États-unis, vient de perdre sa mère aux Pays-Bas. De retour aux États-Unis après les obsèques, il raconte :
«Trois jours plus tard, je revins aux États-Unis. Deux semaines seulement s'étaient écoulées depuis que j'avais qutté l'aéroport Kennedy, mais cela me paraissait des siècles. Durant les huit heures devol, je fus pris d'un profond besoin de sommeil. L'anxiété, les tensions, les craintes, aussi bien que les mouvements de joie, de gratitude et d'amour, m'avaient tellement épuisé que je désirais plus que tout oublier et être ramené à la maison.
Mais est-ce bien à la maison que j'allais? Traversant les interminables passerelles de l'aéroport Kennedy, faisant la queue aux douanes, appelant une limousine pour me rendre à New Haven, je me sentais plus étranger que jamais. Comme toujours, des milliers de personnes affairées allaient et venaient; mais, cette fois-ci, je ne pouvais m'empêcher de me demander: «Qu' est-ce que je fais là? Pourquoi suis-venu dans ce pays étranger? Qu'est-de qui me pousse à vivre et à travailler si loin de ceux qui se préoccupent le plus de moi?»
Lentement, je me rendis compte qu'elle n'était plus là, celle qui avait participé à chacune de mes décisions, qui avait été associée à la préparation de chacun de mes voyages, qui avait lu chaque article et chaque livre que j'avais écrits, qui avait considéré ma vie aussi importante que la sienne. [...] le dialogue avec elle jusqu'ici ininterrompu avait soudainement pris fin. Malgré tout, je me surprenais à penser:"Je dois lui écrire ceci» ou "Elle aimera écouter cette histoire quand j'irai à Noël", et je réalisais l'instant après qu'elle ne lirait jamais plus mes lettres ni n'écouterait mes histoires. Quelle valeur ont mes voyages, mes cours, mes succès, mes échecs, mes combats et mes joies, quand mes histoires restent sans écho?
[...]
Les semaines qui suivirent sont difficiles à décrire. La fatigue, la douleur, la tristesse et le désarroi en faisaient certainement partie; mais aussi la joie, la gratitude, les nouvelles intuitions, les merveilleux souvenirs. J'eus à lutter contre la tentation de "revenir à la vie régulière" trop vite. Je pensais sans arrêt au Dr Richard Cabot qui, le lendemain du décès de sa femme, donna son cours "comme si rien de s'était passé".
En effet, je ressentis une certaine inclination à considérer cette attitude comme l'idéal à atteindre. Mais les circonstances m'empêchèrent de suivre l'exemple du Dr Cabot. [...] Dans une société qui naturellement vous aide beaucoup plus à cacher votre douleur qu'à grandir à travers elle, il est nécessaire de faire un effort spécial pour pleurer la mort de quelqu'un. Ils sont révolus les jours où les personnes en deuil portaient des vêtement sombres et s'abstenaient de participer à la vie publique pendant des mois. Mais je sentis que, si je ne fais pas violence, je pourrais être tenté de retourner à la "vie normale" et ainsi d'oublier ma mère même sans le vouloir.
Je suis maintenant de retour au travail: enseignant, lisant, écrivant, à travers rires et impatiences. Tout semble être comme il y a cinq semaines. Mais les choses ne sont pas les mêmes. Ma mère est morte, et c'est pour mon bien qu'elle est partie. Je parle de moins en moins d'elle, elle est même moins impliquée dans mes pensées - mais je ne l'ai point oubliée. Me souvenir d'elle maintenant signifie un plus grand empressement à recevoir l'Esprit de vérité et une vision plus claire de ma propre vocation.» (Elle vient de mourir, Montréal, Fides, 1981, parsim, p. 63-71)
Il faudra beaucoup de temps: le travail du deuil
Le deuil est un phénomène universel lié à la perte d'un être cher. Tous les humains éprouvent, l'un ou l'autre jour de leur existence, la douleur de la disparition et de l'absence. Cette souffrance peut s'exprimer différemment selon les personnalités et les cultures. André Comte-Sponville, philosophe français, a écrit une page très sensée sur le deuil qui, si elle a été écrite dans la perspective d'une spiritualité sans Dieu, vaut la peine d'être lue autant par des croyants ou de non-croyants:
«Reste la mort des autres, et elle est autrement réelle, autrement douloureuse, autrement insupportable. C'est là que l'athée est le plus démuni. Cet être qu'il aimait plus que tout - son enfant, son parent, son conjoint, son meilleur ami -, voilà que la mort le lui arrache. Comment n'en serait-il pas déchiré? Aucune consolation pour lui, aucune compensation, juste ce petit peu d'apaisement parfois: l'idée que l'autre, au moins, ne souffrira plus, qu'il n'a pas, lui, à supporter cette horreur, cet arrachement, cette atrocité... Il faudra beaucoup de temps pour que la douleur s'atténue, peu à peu, pour qu'elle devienne supportable, pour que le souvenir de celui qu'on a perdu, de plaie ouverte qu'il était d'abord, se transforme progressivement en nostalgie, puis en douceur, puis en gratitude, presque en bonheur... On se disait: «Comme c'est atroce qu'il ne soit plus!» Puis les années passent, et voilà qu'on se dit: «Comme c'est bien qu'il ait vécu, que nous nous soyons rencontrés, connus, aimés!» Travail du deuil: travail du temps et de la mémoire, de l'acceptation et de la fidélité. Mais sur le coup, c'est évidemment impossible. Il n'y a que l'horreur, il n'y a que la souffrance; il n'y a que l'inconsolable. Comme on aimerait, alors, croire en Dieu! Comme on envie, parfois, ceux qui y croient!» (A. Comte-Sponville, L'esprit de l'athéisme. Introduction à une spiritualité sans Dieu, Paris, Albine Michel, «Le Livre de poche», 2006, p. 18)
Deuil, blessure vive
Frontières, volume 16, numéro 2, printemps 2004
Le deuil, cette blessure vive qui résulte d'un arrachement psychique et social, peut survenir à n'importe quel moment de la vie. C'est notre capacité à nous séparer de la personne qui nous est chère qui détermine la longueur d'un deuil. Le temps est donc un facteur essentiel du travail de deuil. Il est d'autant plus important qu'une partie du travail du deuil consiste justement à faire remonter un à un tous les souvenirs, bons ou mauvais, afin de les examiner sous l'angle nouveau du « c'est fini ». Ce travail de compréhension du passé ou cette appropriation d'un héritage que l'on se donne à soi-même permet d'acquérir de nouveaux outils pour mieux construire son avenir. C'est ce que divers spécialistes issus de plusieurs disciplines exploreront dans le but de mieux faire comprendre ce qui se passe lorsqu'on vit un deuil.
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