Par «conduites extrêmes», on désigne «des actions qui sortent du répertoire de comportements acceptables pour la société d’appartenance et qui mettent leur auteur et/ou d’autres personnes en danger physique ou psychologique. Le caractère extrême d’un comportement est donc associé au dépassement d’une normale sociale ainsi qu’à un risque pour quelqu’un» (R. Cloutier, «La dynamique des conduites extrêmes chez les jeunes» (Frontières, vol. 6, no 3, 1994, p. 17).
Conduites extrêmes, ce n'est pas tant un nouveau concept que I'on verra développé dans ces pages qu'une expression apte à couvrir une diversité de comportements excessifs, de styles de vie ou de situations exceptionnelles. Ce qui est commun à ces actes ou états, ce sont l'outrance qu'ils affichent et le risque mortel auquel ils exposent. En effet, non conformes aux modèles courants et socialement reconnus, ces pratiques ou ces manières d'être, passent les bornes et poussent leurs protagonistes au-delà de toute mesure. À la recherche des sensations fortes et de la griserie du vertige, ces acteurs intempestifs mettent en péril leur propre vie et quelquefois celle des autres. Non sans un brin d'euphorie, ils frôlent la mort en la bravant ou en la sollicitant, en la surmontant ou en l'accomplissant. C'est cette proximité de la mort, défiée ou éprouvée dans des activités aussi disparates que les performances sportives et les conduites sexuelles, les gestes suicidaires ou les comportements liés à la toxicomanie qui constituera l'angle spécifique des investigations et des réflexions autour du concept de «conduite extrême».
Le but de notre démarche est, avant toute considération éthique qui juge de ces actes en bien ou en mal, de saisir un peu mieux l'ambivalence des désirs qui habitent les auteurs de ces conduites, leur quête fondamentale en termes d'identité ou de satisfaction; de dessiner une image multiforme d'une société inquiète et perplexe qui, tout en tolérant ou en condamnant ces débordements, les engendre ou s'y reflète, d'effectuer une lecture nuancée d'un phénomène individuel et collectif qui étonne et désarme. Certaines activités extraordinaires et fort éloignées de la banalité de la vie quotidienne sont considérées comme des jeux mortels, parce que l'on y joue avec la mort ou que la mort y est jouée, non pas pour la subir, mais pour la vaincre. Ainsi il en va de la corrida où toute la symbolique, qui s'y déploie, concourt à représenter le combat de l'homme avec la mort, et de certaines compétitions sportives où l'on recule sans cesse les limites de l'endurance du corps humain. Or, si ces performances peuvent être excessives parce que poussées toujours plus loin sur la voie de l'excellence et de l'établissement de nouveaux records, le contrôle sévère des techniques de la discipline sportive est censé empêcher que le vertige ne devienne désarroi ou panique.
Ce n'est donc pas la poursuite du vertige mais sa domination qui caractérise les sports lorsqu'ils sont soumis aux règles rigoureuses de la compétition et de la discipline. Des effets pervers peuvent pourtant se produire, ruiner l'équilibre du corps et provoquer la déroute de la conscience (1). Ainsi, aussi paradoxalement que cela puisse paraître, l'auto-construction du corps, si savamment orchestrée, peut aisément entraîner son autodestruction, lorsque les techniques utilisées à cette fin sont envahies par la chimie. En effet, le dopage a marqué pour la vie et a porté jusqu'à l'extrême déchéance physique et morale des athlètes compétents et ambitieux. Autrefois adulés par les foules, ils subissent maintenant la réprobation publique. Il est aussi fort à craindre que parfois, au sommet du spectacle, la fièvre collective n'envahisse le stade et ne réclame le sang des martyrs, la transgression des règles ou le dépassement des limites. Cependant, la fascination du vide et de la mort ne peut emporter toréadors ou athlètes, sinon c'est la fin de leur vie, de leur carrière ou de la faveur populaire.
«Ces jeux délibérés avec la mort que sont les activités à risque, alpinisme, parachutisme, navigation ou exploration solitaire [...] offrent la possibilité de redonner à la vie son sens et son intensité», affirme Françoise Dastur. En effet, «la mise à l'épreuve de soi et la recherche délibérée du danger ont toujours constitué, dans les sociétés traditionnelles, un rite de passage à l'âge adulte, et il est évident qu'elles contribuent de manière essentielle à la construction de l'identité personnelle. Hegel a donné une forme philosophique à ce qui apparaît comme une constante anthropologique dans sa célèbre dialectique du maître et de l'esclave, en montrant que c'est à travers un combat où chacun met sa vie en jeu que celui qui est allé le plus loin dans le mépris de la mort accède à la conscience de soi.» («Maîtrise et servitude», Phénoménologie de l'esprit,Paris, Gallimard, 1993, p. 216 sq). «Mais, poursuit Dastur, il y a une marge entre les rites d'initiation, aussi dangereux, soient-ils, et ces prises de risques marquées du sceau de l'individualisme moderne.» (2)
«Cela ne veut pourtant pas dire que la dimension intersubjective soit totalement absente de ces jeux avec la mort», écrit la même auteure. «S'exposer volontairement à la mort en s'adonnant à la pratique de sports extrêmes est une manière de montrer aux autres sa supériorité». Disposons-nous d'indices suffisantes, comme elle semble le supposer, pour affirmer que nombre de conduites extrêmes «sont des appels au secours, des demandes inavouées d'aide, des appels lancés aux proches. [...] des tentatives de trouver dans la célébrité «un apaisement immédiat à son mal d'être en demandant à autrui l'attestation de sa propre existence»? (3)
Dans certaines activités physiques de haute voltige, les règles du jeu sont plus floues, sont inventées sur le tas ou n'existent tout simplement pas. Le jeu avec la mort devient alors plus turbulent et plus périlleux. La vitesse au volant et bien d'autres conduites similaires se déploient sous le signe de la griserie et de l'ivresse. Le vide de la mort y exerce plus ouvertement son attrait et on succombe alors plus facilement à la fascination de la frayeur. Vivre plus dangereusement à des moments choisis de l'existence peut parfois constituer un excellent remède contre la banalité du quotidien. C'est d'ailleurs le sens de la fête qui, par sa démesure, exprime la joie de vivre. Mais quand l'excès occupe brusquement toute la scène, la vie courante devient tout entière risquée. Ainsi, en jouant, le joueur se trouve-t-il déjoué par la mort.
Parallèlement à ces jeux sans règles qui, au moindre faux pas, risquent de faire basculer les acteurs dans le vide, il y a la toxicomanie*. «La nostalgie de l'extase et le désir d'une panique voluptueuse» (4) entraînent ses adeptes vers la dépendance physique et la déchéance morale. La mort lente des toxicomanes est multiple, elle est physique et sociale. Effarant, ce pouvoir destructeur de certains jeunes de quinze, seize ans qui creusent un fossé bientôt infranchissable entre leur subjectivité à fleur de peau et leur entourage démuni. Par leur avidité revendicatrice de paradis artificiels, ils menacent de mort non seulement leur corps et leur esprit, leurs facultés intellectuelles et leur conscience morale, leur avenir, mais ils peuvent aussi déstabiliser leur famille et leur milieu scolaire.
Mais ce «mourir de volupté » ne dévoile-t-il pas ce que les sociétés portent en elles de mortifère et de destructeur dans leurs façons de gérer l'économie et le travail, la politique et le pouvoir, la santé et la médecine, la science et la technique? La toxicomanie peut être reçue comme un cri de contestation face à la morosité présente du politique et du quotidien qui désenchantent en cette fin de millénaire dont on aurait pu souhaiter qu'elle soit moins récessive et plus visionnaire, moins dépressive et plus exaltante.
Indication d'un mal de vivre, ces conduites autodestructrices sont un moyen de fuir l'angoisse et donc une recherche de salut. Tous n'ont pas la chance de voir leur conduite extrême érigée en acte héroïque, comme ceux qui sacrifient leur vie pour en sauver d'autres, ni qu'on lui accorde une portée historique ou symbolique. En effet, la gloire et l'estime posthumes dépendent des humeurs médiatiques qui approuvent ou condamnent leur geste. Par contre, les gens modestes, sans vocation particulière, se débattent du mieux qu'ils peuvent dans les affres sans fond d'une souffrance à laquelle ils ne trouvent parfois pas d'autre sortie honorable que celle d'une mort volontaire, même s'ils peuvent craindre que la réprobation collective ne s'abatte sur eux, sur quelque proche ou sur quelque milieu jugés coupables à leur place. On peut donc assister à la héroïsation, la culpabilisation ou la victimisation des acteurs de la conduite extrême.
Devant les conduites extrêmes qui ont toujours existé, même si elles revêtent aujourd'hui des formes nouvelles, point n'est besoin de mener des croisades moralisatrices antitabac, antidrogue, antidopage, provie, etc. On est même tenté de devenir très cynique lorsqu'on apprend d'où viennent certains mouvements, quels intérêts ils servent, quels discours ils proposent, quelle idéologie ils appuient, quelles sont leurs cibles préférées, quels programmes ils adoptent, quelles méthodes ils utilisent et quelle est la crédibilité personnelle de leurs membres.
Aujourd'hui, il me paraîtrait fort à propos d'instituer un cours d'histoire sur les jeux et leur corruption, les conduites humaines et leurs effets pervers à travers les siècles. La lecture des philosophes et des sages, anciens et modernes, nous apprendra à regarder et à juger les excès des comportements humains avec plus de modération. Leur pensée, tantôt complice et tantôt opposée, tantôt confirmée et tantôt infirmée par leurs actes, sur le défi ou la recherche de la mort, nous évitera l'écueil de l'uniformité des interprétations et des théories, des attitudes et des interventions. L'histoire des idées peut stimuler la lucidité audacieuse de certains intervenants qui, étant à l'affût des signes dissimulés derrière des actes extrêmes, font fi de l'opinion publique et des directives émanant de leurs organismes pour s'engager dans une action plus accordée aux faits. Elle pourrait, espérons-le sans trop y croire, amener à l'autocritique une société qui n'aurait pas peur d'interroger la pertinence de ses projets et de sa gestion, de ses lois et de ses moeurs.
Afin de ne pas se livrer aux excès ni de les combattre. avec démesure, on gagnera beaucoup à fréquenter une fille bien à la mode dans les salons du Nouvel Âge, mais dont les charmes sont méconnus. J'ai nommé l'estime de soi. Non pas l'estime inconditionnelle de soi dont se réclame une certaine morale postmoderne. Celle dont je fais l'éloge est beaucoup plus discrète et moins excessive dans ses ambitions. Elle constitue, pour un sujet, la capacité d'apprécier avec justesse ses propres qualités et limites en tenant compte de leur développement potentiel. Elle est aussi la capacité d'apprécier avec précision son propre pouvoir d'évaluer les enjeux mortels d'une situation et la pertinence de l'action projetée. C'est enfin la capacité d'apprécier jusqu'où l'on peut aller trop loin, lorsqu'on joue avec la mort. À propos, l'estime de soi, que j'ai le plaisir de présenter, n'est-elle pas fille de l'éthique et ne s'appelle-t-elle pas tout simplement Prudence?
Notes
1. CAILLOIS, Roger, Les jeux et les hommes, Paris, 1958, p. 103.
2. DASTUR, Françoise, Comment affronter la mort?, Paris, Bayard, 2005, p. 59-60.
3. Ibid., p. 60-61.
4. CAILLOIS, Roger, op. cit., p. 139.
© Éric Volant
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