L'Encyclopédie sur la mort


Ce qui fait une vie (Judith Butler)

Judith Butler, Ce qui fait une vie. Essai sur la violence, la guerre et le deuil, traduit de l'anglais (États-Unis) par Joëlle Marelli, Paris, La Découverte, «Zones», 2009, 179 pages.

Incipit
Le postulat d'une précarité généralisée remettant en question l'ontologie de l'individualisme implique, quoique indirectement, certaines conséquences normatives. Il ne suffit pas de dire que la vie, étant précaire, doit être préservée. Ce qui est en jeu, ce sont les conditions qui rendent la vie viable (sustainable) et les désaccords moraux se centrent de ce fait invariablement sur la manière dont ces conditions de vie peuvent être améliorées et la précarité réduite, et sur la possibilité qu'elles le soient.

Introduction
Intitulée «Vie, deuil et précarité», l'introduction présente le concept de reconnaissance afin de scruter sa pertinence pour saisir les enjeux sociaux de la vie précaire. C'est dans la mesure où, dès sa naissance, un être est reconnu précaire, c'est-à-dire exposé à la mort, que l'on prendra soin de lui et et qu'il sera pleuré si effectivement il meurt:

«Précisément parce qu'un être vivant peut mourir, il est nécessaire de prendre soin de cet être afin qu'il puisse vivre. La valeur de la vie n'apparaît que dans des conditions où la perte importerait. Ainsi, la possibilité du deuil* est un présupposé pour la vie qui importe. [...] Sans la possibilité de deuil, il n'y a pas de vie ou, plutôt, il y a quelque chose qui vit, qui est autre chose qu'une vie. Au lieu de cela, «il y a une vie qui n'aura jamais été vécue», maintenue par aucun regard, aucun témoignage, et qui ne sera pas pleurée quand elle sera perdue. L'appréhension de la possibilité du deuil précède et rend possible l'appréhension de la vie précaire. La possibilité du deuil précède et rend possible l'appréhension de l'être vivant comme vivant, d'emblée exposé à la non-vie.» (p. 20)

Un deuxième concept important est celui de la viabilité des vivants. L'auteur est d'avis qu'il faudrait repenser le «droit à la vie» en fonction des conditions capables de garantir aux vivants un soutien élémentaire permettant de réduire la précarité de la vie par des moyens égalitaires: nourriture, travail, logement, sons de santé, éducation, sécurité, liberté d'expression.

«On pourrait , bien sûr, objecter que l'idée de «vie viable» risque de donner du grain à moudre à ceux qui veulent distinguer entre les vies valant d'être vécues et celles qui méritent d'être détruites - précisément un raisonnement qui soutient un certain type d'effort de guerre consistant à distinguer entre les vies douées de valeur et dignes d'être pleurées, d'une part, et les vies dévaluées et non sujettes au deuil, de l'autre. Mais conclure ainsi revient à négliger [l'obligation d'imposer]des critères égalitaires quant à l'examen de ce qu'est une vie viable. [...] Là où une vie n'a aucune chance de s'épanouir, il faut veiller à amender les conditions négatives de la vie. La vie précaire implique la vie comme processus conditionné et non comme trait interne d'un individu nomadique [...]. Nous sommes engagés à l'égard de la «vie même» ou, plutôt, nos obligations naissent de l'idée qu'il ne peut y avoir de vie maintenue [sustained] si ces conditions ne sont pas remplies, ce qui est à la fois notre responsabilité politique et l'objet de nos décisions éthiques les plus sensibles.» (p. 27)

Dans les politiques d'immigration ou dans les stratégies de torture ou d'emprisonnement, on observe l'inégalité autant de la perception (regard) que de la pratique (traitement): la vie de certains individus ou de certains groupes est perçue et traitée comme vie ayant beaucoup de prix, tandis que la vie d'autres vivants n'est ni perçue, ni traitée comme vie ayant la même valeur et la même importance:

«Pourquoi, par exemple, aux États-Unis, y a-t-il eu une réaction pour justifier certaines formes de violence infligée, tandis que la violence subie par les Américains tantôt suscitait un deuil bruyant (l'iconographie des morts du 11 septembre), tantôt était considérée comme inassimilable (l'affirmation d'imperméabilité virile dans la rhétorique étatique) ? [...] Cette distribution différentielle de la précarité est à la fois un problème matériel et perceptuel, puisque ceux dont les vies ne sont pas «considérées» comme potentiellement sujettes au deuil, et donc douées de valeur, sont chargées de porter le fardeau de la famine, du sous-emploi, de l'incapacité légale (disenfranchisement) et de l'exposition différentielle à la violence et à la mort. Il serait difficile, voire impossible, de décider si le «regard» ou l'échec du «regard» conduit à la «réalité matérielle» ou si c'est la réalité matérielle qui conduit à l'échec du regard, étant donné qu'il semblerait que l'un et l'autre se produisent en même temps ...» (p. 29)

La précarité humaine affecte particulièrement les corps, exposés à la maladie et à la mort, exposés aux risques et aux dangers qui viennent du dehors et du dedans et qui sont souvent incontrôlables. Cette vulnérabilité du corps humain prend une signification particulière en temps de guerre*, car certaines populations sont considérées comme une menace contre la vie humaine et, de ce fait, sont déjà abandonnées et persécutées par la violence d'État.

«Une part du problème même de la vie politique contemporaine est que tout le monde ne compte pas comme sujet. Le multiculturalisme tend à présupposer des communautés déjà constituées, des sujets déjà établis, alors que ce qui est en jeu, ce sont des communautés qui ne sont pas tout à fait reconnues comme telles, des sujets qui vivent mais qui ne sont pas encore considérés comme des «vies».[...] À cet égard, une politique de gauche viserait d'abord à reprendre et à étendre la critique politique de la violence d'État, à la fois de la guerre et des formes de violence légalisées par lesquelles les populations sont différentiellement privées des ressources élémentaires qui permettraient une réduction de la précarité. [...] il conviendrait de se concentrer moins sur la politique identitaire [...] que sur la précarité et sa distribution différentielle, dans l'espoir que de nouvelles coalitions puissent se former et surmonter les impasses libérales [...]. La précarité traverse les catégories identitaires aussi bien que les cartes multiculturelles, formant ainsi la base d'une alliance focalisée sur l'opposition à la violence d'État, contre sa capacité à produire et à distribuer la précarité au nom du profit et de la défense du territoire.» (p. 36)






Date de création:-1-11-30 | Date de modification:2012-04-10