L'Encyclopédie sur la mort


Se suicider: quel changement de vie!

François Lapierre

Qui d’entre nous n’a jamais été interpellé par le suicide de gens connus, parfois des proches? Qui, lorsque l’horizon se changeait en une impasse, débouchant sur un gouffre, n’a jamais été pris de vertige pendant quelques instants au point de souhaiter disparaître? Le suicide est confrontant, car il s’inscrit dans un changement radical de vie, qui ouvre sur le mystère de la liberté* dans sa racine même, laquelle ne se reconnaît pas dans le choix du suicide. Le texte de François Lapierre participe au dialogue social qui a lieu dans plusieurs pays du monde sur le suicide assisté* en fin de vie. Contrairement à des philosophes anciens et contemporains, l''auteur conteste le caractère libre du suicide, acte qu'il considère plutôt comme une forme de «soumission» ou d'«intégrisme égocentrique». Il se situe dans le courant d'une éthique de la promotion de la vie jusqu'au boût qui caractérise le mouvement des soins pallatifs*. l y a lieu dans doute d'échanger avec l'auteur sur le sens qu'une personne peut donner à son suicide et sur l'autonomie* avec laquelle il parvient à son choix après une délibération aussi honnête que prudente. Voir à ce propos , dans la présente Encyclopédie sur la mort, l'article du Dr Marcel Boisvert, «Réflexion sur l'euthanasie», celui de André Comte-Sponville, «Droit à la vie, droit à la mort» ou celui de Jacques Pohier «Euthanasie volontaire».

En effet, quand le jour devient aussi noir qu’une nuit sans étoiles, quand les pas deviennent chancelants, écrasés sous l’amas des épreuves, et que l’être humain ne peut plus ressentir en son esprit la luminosité de la vie, le suicide devient un acte de soumission qui prend l’aspect d’un choix pour une mort obligée. Il appartient au domaine du «pro-choix», mais nullement au domaine de la liberté. Il prend l’allure du «c’est plus fort que moi». Dans ce combat, où les forces sont inégales, la liberté ne peut être au rendez-vous.

Non, il faut le dire en ces temps où le suicide abonde en littérature, le suicide ne donne pas un accès direct à la liberté. Il n’est ni un mot de passe, ni un passeport pour un pays libre. Il permet seulement la délivrance des malheurs humains d’une façon instantanée. Or, la liberté ne se rencontre pas dans l’instantané. Elle viendra, comme pour tous les êtres humains, d’une façon insoupçonnée.

Pour tous les mourants que j’accompagne en soins palliatifs, le processus d’accès à la pleine liberté fait partie d’un lent mouvement de la vie humaine qui meurt. Pour les suicidés, après la délivrance des malheurs de façon immédiate, commence un surprenant apprentissage de la liberté, lequel n’était pas prévu dans les préparatifs du suicide.
Mourir demeure une aventure mystérieuse et les mourants en soins palliatifs arrivent à la fin à regarder la mort à visage découvert, entourés d’autres visages, eux-mêmes questionnés par le mystère de la liberté qui apparaît dans le visage du mourant. Pourquoi donc le suicidé le fait-il à visage caché? Pourquoi ne peut-il regarder la liberté en face? Visage découvert et visage caché : quelle différence!

UN CHANGEMENT DE PHILOSOPHIE
Lorsque la non-reconnaissance et la non-valorisation sociale, familiale et personnelle rendent l’être humain fragile et friable, l’idée du suicide commence son ouvrage au point de lui faire perdre, comme pour un oiseau blessé, ses repères sur la route de la migration humaine vers la mort naturelle. Profondément blessé, il va à la dérive en laissant tomber la philosophie de la vie qui lui donnait le goût de se battre contre les pires intempéries. Il nourrit alors son esprit d’une philosophie nouvelle, colorée de raisonnements sombres, qui lui servent de rempart et de muraille entre lui et le monde, et sur lesquels il inscrit : mieux vaut mourir que d’être prisonnier de la vie.

Le changement de philosophie le rend solitaire, déjà coupé des autres. Il fait seul le procès de ses misères et devient son propre juge. Il se condamne au suicide et sa condamnation est sans appel, puisqu’elle conduit à la délivrance. En attendant le moment propice, il se barricade en son intérieur pour ne rien laisser paraître.

Toutefois, son « mieux vaut mourir » est trompeur, car il ne sait absolument rien de la mort. Et ainsi, obnubilé par sa nouvelle philosophie, il prend un visage trompeur face aux autres. Il met le masque d’un bon visage, comme dans un carnaval, pour masquer sa souffrance prête à éclater. Lors de mes accompagnements, un père mourant, dont le fils s’était suicidé cinq ans auparavant, me disait que la veille du suicide, ils avaient soupé ensemble et que son fils portait le masque d’un visage souriant. «Mon fils m’a trompé», m’avoua-t-il. Et l’absence du visage de son fils dans lequel il aurait tant aimé voir une part de lui-même, ajoutait une dimension de cruauté à sa propre mort, d’autant plus que le père et le fils s’aimaient tendrement.

UN CHANGEMENT FONDAMENTAL
L’être humain qui se dirige vers le suicide a donc besoin de modifier en profondeur sa philosophie, en pensant que la certitude de la délivrance de son mal intérieur doit devenir le fondement du geste violent qu’il va poser. Et, de fait, ce geste sera très violent non seulement pour lui, mais aussi pour son entourage. Cette certitude prend alors l’aspect d’un dogme infaillible, apparenté à un « intégrisme » en lui, qui le conduit à croire que la violence est nécessaire et doit être réalisée à partir de stratégies gagnantes telles que les drogues, les médicaments, les alcools et tout un arsenal auquel il se soumettra. Et c’est ainsi que son « intégrisme » comporte la «soumission».

Comment alors son dernier acte humain posé dans une posture de soumission peut-il être un acte de liberté? Est-ce que d’une telle complexité peuvent germer les racines de la liberté dans son essence? Déjà, il devient deux personnages, deux visages : celui qui ne laisse rien paraître et celui qui prépare sa sortie du monde. Et regarder dans un miroir son visage vivant en même temps que son visage mort crée en lui une immense torture. C’est la violence faite à son identité. Avoir deux visages « n’est plus être humain ». Il se soumet donc au suicide.

UN CHANGEMENT RADICAL
Lors de mes accompagnements en soins palliatifs, plusieurs mourants me demandent ce qui se passe au moment précis de mourir et ils espèrent une réponse. Je ne le sais pas tout à fait, leur dis-je, mais dans les faits, je réalise que les mourants offrent à mon regard un visage de tendresse, calme, confiant, et qui porte déjà les traits de la liberté. Et ainsi, les yeux de ceux que j’accompagne expriment à leur tour une attente bienfaisante. Comment expliquer cette attente si confiante, ai-je demandé récemment à un médecin? C’est la rencontre des deux visages, le vôtre et le leur, pleins d’humanité et de fraternité, qui donne au mourant la quasi-certitude que la liberté est vraiment au rendez-vous. Telle fut sa réponse. Et, de fait, un mourant me confiait avant de mourir : «L’idée de ce qui vient fait son chemin». Il commençait à savoir tout sur la mort et son visage exprimait une certaine fierté.

Par contre, je n’ai jamais vu le visage d’un suicidé. C’est sûrement l’extrême solitude. Il est seul sans aucun visage de tendresse regardant le sien. Le suicide est un acte d’une très forte violence, et le visage du suicidé se doit de porter les traits d’un changement radical en lui. Que se passe-t-il donc au moment précis du suicide?

Mourir suivant le processus de la migration naturelle sans l’intervention directe de la volonté humaine, que ce soit par la maladie, la vieillesse, un accident ou une autre personne, est comme un arbre qui tombe avec toutes ses racines. Et de ces racines, une nouvelle pousse prend vie en se nourrissant de liberté : c’est la sève de la pleine vie en lui. Mourir en se suicidant, c’est faire, par l’intervention directe de la volonté humaine, une coupe à sec dans l’arbre de sa vie. L’arbre gît par terre, coupé de ses racines, lesquelles demeurent toujours vivantes. Le suicidé se met alors à espérer une pousse normale qui sera le germe de sa liberté. Il deviendra après sa mort un chercheur de liberté, mais à quel prix pour sa volonté!

UN COMBAT POUR LA LIBERTÉ
La personne suicidée vivait avec l’intuition que son suicide mettrait fin à l’insoutenable lourdeur de son enfermement. Or, l’intuition ne traverse pas la frontière de la vie à la mort; elle meurt aussi. Le suicidé doit ainsi affronter la finalité de la vie humaine dans sa racine pour entrevoir le visage de la liberté et devenir lui-même « liberté ».

Ne pas être libre à l’instant même de son suicide constitue un choc pour son esprit vivant et une épreuve redoutable, car il est invité à se « déprogrammer » de sa philosophie et de son intégrisme égocentrique pour commencer la recherche de son identité profonde. Il se posera alors les grandes questions pleines de mystère : qui suis-je? Qu’est-ce que la vie? Pourquoi la souffrance? Quelle est la portée de la mort?

La démarche du suicidé était fermeture sur lui. Pour devenir ouverture sur la liberté, il devra maintenant se laisser pénétrer d’une grande pauvreté pour acquérir les réponses à ses questions, qui deviendront « lumière ». C’est ainsi que son visage prendra l’empreinte de la tendresse et qu’il me sera possible de poser sur lui mon propre visage de tendresse pour demeurer présent dans ce dernier combat pour la liberté. Vraiment, le suicide m’interpelle, le suicidé aussi.

3 février 2010
Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

Documents associés

  • Aux frontières de la vie
  • Vient de paraître en français Exit final (1), conçu comme un guide qui renseigne le public et les...
  • Euthanasie volontaire
  • Même si plusieurs ont bien conscience qu'il ne s'agit pas tant d'ajouter quantitativement de la...
  • L'affaire Imbert
  • «Pour en venir au cas que tu as évoqué, que dire de plus? Je crois que tout a été dit. Il s'agit...
  • Propos pour discussion
  • Dans Le Différend, Jean-François Lyotard, écrit: «Le plaignant porte sa plainte devant le tribunal,...