L'Encyclopédie sur la mort


Le suicide des jeunes: une pathologie du devenir adulte contemporain

Daniel Dagenais

Groupe interuniversitaire d'étude de la postmodernité, Cahiers de recherche, 57, exposé de Daniel Dagenais, Séminaire du 29 janvier 2010. Avec l'autorisation de l'auteur, nous reproduisons ci-dessous des extraits de son texte intitulé «Le suicide des jeunes: une pathologie du devenir adulte contemporain»
I

1. Cet article est consacré à la présentation et à l'interprétation des résultats d'un travail de terrain qui visait à éclairer la signification du suicide des jeunes en documentant tous les cas de suicide s'étant produits en Abitibi de 1999 à 2003 dans ce groupe d'âge. Trente-deux cas de suicide d'hommes et de femmes âgés de 15 à 30 ans ont ainsi été documentés, ce qui a impliqué une centaine d'entrevues avec les proches des victimes. La région de l'Abitibi avait été sélectionnée en raison de son caractère révélateur (1). L'enquête a nécessité plusieurs séjours de 2005 à 2007. Nous avons reporté la justification strictement méthodologique en annexe de cet article. Cependant, l'approche qui a présidé à cette enquête doit être brièvement justifiée, en elle-même, et distinguée de celles qui examinent un même objet (2).

2. Les études sur le suicide qui prennent appui sur l'analyse d'une série de cas individuels, se conçoivent généralement en opposition à celles qui, héritières de la sociologie classique, utilisent la statistique* générale afin de comprendre que, dans une société particulière à un moment donné, le suicide prenne telle forme plutôt que telle autre, atteignant tel groupe social plutôt qu'un autre. Prenons quelques exemples en guise d'illustration. Pour un groupe de pharmacologues, neurologues et psychologues épigénéticiens de l'université McGill, le suicide est appréhendé comme «conduite aberrante» manifestant un comportement si singulier que seule une dissectiqn du cerveau permet de retracer l'erreur qui se serait produite dans l'expression (dynamique) des gènes, mise en rapport avec un traumatisme précoce (remontant à la prime enfance, voire à l'état utérin).(3) Appréhendant le suicide comme une erreur cognitive (ce qui n'est pas sans engager la responsabilité de tous ceux qui auraient pu (dû) intervenir pour la prévenir), la suicidologie* tente quant à elle, à l'aide d'autopsies* psychologiques, d'identifier les «facteurs» qui précipitent un suicide. Armée d'un questionnaire où les centaines de facteurs possibles sont déjà rassemblés, elle espère par une naïveté surprenante, qu'une seule entrevue avec la personne la plus proche de la victime révélera la vie de celle-ci, en tout cas, sa décomposition factorielle. (4) Finalement, les études qui sont orientées par l'intention de saisir le sens qu'a pu avoir le suicide pour son commettant aboutissent, le plus souvent, à en faire quelque chose de si particulier, voir d'idiosyncrasique que, malgré l'humanité qui s'y manifeste, ce sens demeure enfermé dans le parcours de vie qui le révèle et qu'il éclaire. (5) Conduite aberrante, erreur cognitive, signification idiosyncrasique, les suicides au singulier, même quand on arrive à leur trouver un sens, apparaissent coupés irrémédiablement de la signification qu'ensemble ils expriment lorsqu'on s'attarde à la trame sociale qu'ils dessinent collectivement.

3. Dans cette perspective adoptée ici, toute enquête qualitative portant sur des cas de suicide concrets doit viser à comprendre comment l'objectivité sociale parfaitement reconnaissable qui en résulte effectivement provient d'une multitude d'actes individuels. Il s'agit d'éclairer le fait que des centaines de suicides accomplis séparément par des personnes qui ne se connaissent pas finissent par aboutir à une physionomie sociale si reconnaissable s'apparentant à une signature collective. Illustrons ces considérations. Le suicide dans une société prend une forme toujours singulière, ce qu'exprime une physionomie sociale reconnaissable. Le suicide contemporain au Québec*, par exemple, porte en son centre la naissance du suicide jeune qui comporte lui-même, entre autres traits singuliers, l'amplification de la surmortalité masculine par suicide qui était le propre des sociétés occidentales depuis deux siècles. Le suicide des jeunes constitue le noyau du suicide contemporain car il s'accompagne d'un effet de cohorte remarquable. Lorsqu'on compare les données québécoises et ontariennes (pour les hommes) représentant la courbe des âges du suicide à différents moments dans le temps, de 1955 à aujourd'hui (je fais référence en fait à l'article de Gilles Gagné de David Dupont dans Recherches sociographiques, vol. XLVIII, n° 3, 2007), on remarque que les générations d'hommes qui avaient de 20 à 24 ans entre 1975 et 1980, vont amener à la hausse les taux de suicide dans leur province respective à mesure qu'ils vieillissent. Ultimement, alors que durant la période de 1975-1980, les plus forts taux masculins se trouvaient dans le groupe 20-24 ans (c'est rigoureusement le cas pour le Québec et presque le cas pour l'Ontario où, par contre, les taux pour les 20-24 hommes atteignent au cours de cette période un sommet qui restera inégalé), vingt ans plus tard, c'est chez les 40-45 ans que (dans les deux provinces cette fois) l'on retrouve les taux les plus élevés. Il s'agit des mêmes générations. Ajoutons que ces traits se retrouvent, pour l'essentiel, dans tous les pays occidentaux. Rappelons pour le contraste que le noyau du suicide contemporain en Chine est le suicide des femmes* dans la force de l'âge, i.e. de 35 à 50 ans, en particulier à la campagne où elles se suicident deux fois plus que les hommes.

4. On se méprend à voir dans ces faits une dynamique sociale particulière (le changement social, par exemple) où viendraient s'échouer des individus porteurs d'une vulnérabilité individuelle quelconque (psychologique, cognitive, épigénétique ou affective). Car si effectivement toute la question consistait en la révélation, à la faveur d'un contexte général, de vulnérabilités singulières portées par certains individus, il faudrait comprendre comment ils partagent cette vulnérabilité avec d'autres individus en tant qu'ils font également partie des mêmes groupes sociaux (de générations, d'âge, de catégories sociales, de régions géographiques, etc.). Il est remarquable, par exemple, que le suicide des jeunes* ait pris son essor en même temps dans la quasi-totalité des pays occidentaux.

5. À ces interprétations qui procèdent des vulnérabilités individuelles correspond d'ailleurs une conception du suicide qui en fait une faiblesse, un échec*, une erreur, une aberration ou un drame tout à fait singulier. Or, rien ne nous autorise à voir les choses ainsi. Pour en rester à des considérations générales (i.e. sans entrer dans les différences de significations historiques du suicide même) rappelons que le suicide accompagne l'humanité depuis toujours et qu'il demeure un acte profondément humain en ce qu'il interroge le fait d'être humain, condition sans cesse à ré-assumer. Admettons aussi franchement que nous nous reconnaissons dans le suicide de nos congénères et qu'il n'y a pas de muraille de Chine entre leur vie et la nôtre. Tout un chacun a songé au suicide ou, plus métaphoriquement, à disparaître de sa vie, a rêvé de s'endormir pour longtemps, ou fantasmé sur la possibilité de changer de pays et repartir sa vie sous un autre nom, et ainsi de suite. Peut-être faut-il admettre tout simplement qu'il ne va pas de soi que la vie fut cette chose extraordinaire à laquelle chacun dût tenir, ou que la pulsion de vie propre à chaque organisme que «contient» une personne l'empêcherait d'attenter à sa vie. Pour dire la chose autrement, envisagée du point de vue individuel, la vie humaine est existence et non vie, et c'est toujours à la hauteur du sens de cette existence que la vie est évaluée. Or, cette existence est inséparablement liée et partie prenante d'un ordre symbolique (culturel, politique) concret. C'est à cette existence, jamais donnée comme un fait et toujours à reproduire significativement, qu'appartient toute « vie individuelle» et il suffit de rappeler à quel point le sens de ces ordres symboliques concrets et toujours particuliers est loin d'aller de soi pour suggérer que la même chose vaut pour les individus dont l'identité appartient toujours à l'un on l'autre de ces ordres même si on ne peut pas dire simplement qu'elle s'y« confond ».

6. Ce nécessaire enracinement existentiel du symbolique, tel qu'il apparaît lorsqu'on s'attarde à comprendre les formes du suicide dans une communauté a été éclairé d'une manière remarquable, à vrai dire unique, par Michael Chandler et ses collègues, psychologues de la mouvance développementale, dans le cas des Premières Nations du Canada. (6) L'originalité de cet ouvrage, qu'il est hors de question de résumer ici, est de proposer une approche de la question du suicide jeune chez les Autochtones* où les manifestations individuelle et collective du phénomène se trouvent en interface, immédiatement conjointes. On ne retrouvera pas ici de proposition en vue d'un dépassement théorique de l'opposition entre individu et société. C'est plutôt sur un même plan existentiel qu'individu et communauté se trouvent unis dans cette problématique, à partir de l'idée que se pose à ces deux niveaux le problème d'assurer leur propre continuité en ré-assumant ce qu'ils ou elles ont été jusqu'ici, afin de faire sens, fut-ce à nouveau frais, de la « nécessité» de se maintenir dans le temps. Sans jamais rabattre sur un même plan ces deux niveaux de la réalité humaine ou symbolique, les auteurs démontrent de façon convaincante que la reproduction de soi, ou plutôt la nécessité où se trouvent individus et société d'affronter le problème de leur propre continuité, se pose dans des termes analogues. Donnons tout de même une idée des résultats auxquels ces recherches sont parvenues. Sur le versant individuel, il apparaît que ce qui distingue les jeunes ayant commis de sérieuses tentatives de suicide* des autres (en comparaison de jeunes ayant déjà eu des idéations suicidaires et de jeunes sans de telles idéations), c'est leur incapacité à rendre compte de l'unité de leur personne dans le temps, de leur continuité personnelle. Soulignons que par cette personal persistence, les auteurs ne visent pas une identité fixe, à l'abri de tout changement mais, au contraire, une identité à la fois ouverte à celui-ci et capable par réconciliation narrative de faire de la trame d'une existence toujours contingente une vie-une, et sienne. Sur le versant communautaire de la réalité du suicide chez les jeunes Autochtones, les auteurs ont tenté de comprendre ce qu'avaient en commun les communautés exemptes de suicide (déconstruisant du même coup une idée reçue sur «le» suicide autochtone). Or, d'une manière tranchée et fort suggestive, elles se distinguent des autres en étant des communautés marquées par des efforts soutenus et objectifs d'agir sur elles-mêmes afin de se maintenir comme sociétés. Elles ont acquis une forme d'autonomie* politique, contrôlent leur système d'éducation et/ou de santé, ont leur propre service policier ou se donnent des institutions vouées au maintien de certaines traditions (rites, langue, etc.). Bref: à travers l'action sur elles-mêmes, elles s'objectivent en tant que communautés.

Mis en face d'une prévalence suicidaire épidémique hic et nunc, là où il sévit à tout le moins (répétons-le: certaines communautés autochtones en sont exemptes), Chandler et ses collègues appréhendent la question du suicide chez les Autochtones dans sa globalité, en tant que fait total social. En revanche, l'historicité propre au développement du suicide chez les Autochtones ou sa distribution générique (le suicide y est principalement, mais non essentiellement, masculin), reste hors du propos de ces psychologues piagétiens. La question reste ouverte à savoir si le suicide chez les jeunes des Premières Nations et le suicide chez les jeunes occidentaux, ressort d'un même phénomène.

II

C'est dans cette perspective tout à fait générale que fut abordé le terrain visant à éclairer la signification du suicide des jeunes. (7) Dans le but de faire le pont entre les dimensions individuelle et collective du phénomène, nous avons fait l'hypothèse que le suicide prend comme cible l'identité. Il faut entendre par là que l'objectivité sociale que révèle l'accumulation des cas réside dans le suicide individuel en tant que tel. En d'autres termes, il semble qu'il y ait dans un suicide, quelque chose qui ne concerne pas que la personne elle-même en son absolue singularité, mais, disons, une identité trans-personnelle.

L'analyse du terrain a permis de faire ressortir trois groupes de parcours individuels distincts l'un de l'autre qui ont conduit au suicide. Le premier groupe, identifié par la suite comme type I, comprend uniquement des jeunes hommes dont toute la vie nous paraît se caractériser par la poursuite d'une identité masculine obsolète. Ce type sera présenté brièvement pIus bas mais ne fera pas l'objet d'une analyse approfondie. Nous nous attarderons longuement et systématiquement aux deux autres types, qui sont au demeurant autant masculins que féminins, Le type Il désigne un groupe de jeunes (24-25 ans) dont la vie se caractérise par le refus de devenir adulte, un refus actif, militant en quelque sorte. Le type III désigne un groupe adolescent (17-18 ans) dont la vie est marquée de façon très caractérisée par la peur de devenir adulte. Nous laissons temporairement le type I en dehors de nos considérations (sauf de brèves remarques pour illustrer de quoi il s'agit) pour nous concentrer sur la typologie contrastée entre les types II et III, car cette opposition présente en outre un contraste formel très net et extrêmement suggestif, susceptible de généralisation.

Non seulement s'agit-il d'une opposition tranchée entre deux groupes de jeunes (des deux sexes, rappelons-le) d'âge différent, dont toute la vie exprime des passions contrastées (la peur vs le refus de devenir adulte), mais ces deux pathos (nous reviendrons sur cette notion) s'enracinent à des contextes familiaux contrastés (asymétriques? Opposés?). En revanche, s'ils s'opposent logiquement, ils renvoient à une même problématique d'échec de devenir adulte qne l'on peut associer à des aspects «complémentaires» de la crise* de la fonction de socialisation telle qu'elle se pose dans certaines familles* contemporaines. Au-delà de ce qui les oppose, les deux derniers types appartiennent, il me semble, à la même problématique, à savoir l'échec de la tâche de devenir adulte, ce qui est la signification sociologique la plus générale de l'existence même du suicide jeune comme phénomène contemporain (le fait que le devenir adulte soit désormais un problème personnel?). Refuser de mettre les pieds dans cette société (c'est-à-dire, comme on voudra, refuser de la changer de fond en comble, de la reproduire comme elle est, de faire le projet d'en profiter, etc.), ou encore avoir une peur maladive de sortir de sa famille pour y entrer: ces deux passions se rejoignent par la difficulté qu'elles signalent à enterrer sa jeunesse (ou son enfance), à en faire le deuil* (à rompre, à se libérer, à s'émanciper, etc.).

Au-delà des pathos caractérisés qui les distinguent l'un de l'autre, ces trois types mettent consciemment et systématiquement en acte une même orientation significative de l'action qui se déploie en sens contraire de la voie dont on sait par ailleurs qu'elle est la voie normale à suivre dans la constitution de soi, d'une manière qui ne parvient pas à être une critique politique, une ironisation ou encore une reconstruction, même une indifférence. Cette conduite, plus expressive que rationnelle, nous paraît mériter l'appellation de pathologie, qui trouve toutefois sa causalité dans un dispositif social, à vrai dire familial, particulier, d'où notre proposition de la considérer comme une pathologie sociale. Essayons de préciser les contours de cette notion de pathologie sociale.

1. Elle traduit la conscience que le parcours suivi se situe en opposition avec une voie «normale» que toute l'action des jeunes en question consiste à éviter (en se donnant une identité masculine «d'un autre âge»; en quittant sa famille tout en refusant d'entrer comme adulte dans la société; en tentant de rester à jamais dans sa famille). Toute la conduite des jeunes en question traduit leur pleine conscience, non seulement de ce qu'ils font, mais de la voie de garage où les conduit ce qu'ils font. (J'écris normalité entre guillemets non en raison d'une répulsion normative envers cette notion, mais pour suggérer que la «normalité» proposée pose elle-même effectivement problème dans la société. Le devenir adulte est devenu un objet en sociologie depuis une vingtaine d'années ... )

2. Il faut se garder cependant d'attribuer à cette conscience de soi dans l'action en sens contraire de l'orientation normative offerte une trop grande «rationalité» : nulle démonstration ici, par exemple, de l'absurdité de la société ( des adultes) où l'on voudrait que l'on entrât. Aucun de ces jeunes ne prétend réfuter l'objectif auquel on les convie d'adhérer. Leur «comportement» exprime systématiquement et uniment ce refus, cette peur.

3. Ces pathos caractérisés tirent leur origine de contextes familiaux dont c'est peu dire qu'ils aient simplement influencé le devenir de ces jeunes: ceux-ci en sont à vrai dire le produit direct. Exprimant, à travers leur être, des contradictions qui appartiennent en propre au milieu de socialisation où ils ont grandi, ces jeunes en sont en quelque sorte des victimes.

4. Ces dynamiques familiales pathogènes présentent elles-mêmes des traits formels trop accusés pour qu'on puisse les renvoyer à des familles dysfonctionnelles, comme l'intervention sociale se plaît à les identifier. Car la dysfonction procède de la crise contemporaine de la famille et se manifeste de deux façons opposées, mais complémentaires: dans un cas, l'effondrement pur et simple de l'instance parentale, qui génère une profonde anomie; dans l'autre cas, un divorce radical de l'instance parentale qui se traduit par l'exclusion* du père et l'accaparement du rôle socialisateur par une mère qui génère une peur de sortir de l'enfance et de l'univers familial.

5. Je propose de lier cette orientation de l'action, reconnaissable en ce qu'elle exprime et en la source qui la lance, à travers la notion de pathologie sociale. Ce faisant, je tente de soustraire cette idée de pathologie à la sociologie américaine de l'après-guerre pour la rétablir dans sa positivité, si je puis dire (non son positivisme) dans la mesure où elle apparaît consciemment poursuivie par ses auteurs pour des raisons qu'il s'agit d'éclairer. Cette pathologie exprime une déviance, un refus, une voie choisie en toute conscience de son éloignement de la norme (?). Cette notion de pathologie poursuivie ou assumée par ses auteurs implique qu'i! y a ici une intention qui est le contraire de l'indifférence totale à l'égard du monde et de soi.

[...]

IV. Conclusions générales
Nul ne saurait prétendre qu'un travail de terrain comme celui dont les résultats ont été présentés dans cet article donne accès, en lui-même et complètement, au matériau nécessaire pour interpréter le phénomène dont il se propose de représenter l'objet, à savoir le suicide des jeunes. Qu'une enquête comme celle-ci ne soit d'abord qu'un aspect d'un travail plus vaste sans laquelle elle ne se conçoit, constitue déjà une indication de la place relative qu'occupent les conclusions que l'on peut proposer à partir d'un tel terrain. (18) De plus, il est évident que la nature circonscrite d'une telle enquête (réalisée à un moment donné, dans une région, avec un échantillon limité, et comportant le niveau de réussite que l'on sait), sans rien dire de la possibilité élémentaire de percer la signification d'un phénomène comme le suicide à travers des entretiens avec des personnes qui ont connu le suicidé, invitent à la modestie dans l'interprétation des résultats. Ces réserves étant faites, allons-y tout de même d'une série de conclusions en cascade, conclusions ayant trait à l'approche adoptée et aux résultats obtenus par là et à l'extrapolation des résultats.

1. Il est possible d'affirmer que l'approche proposée se trouve validée en ce qu'elle a permis d'éclairer la signification du suicide. Il faut convenir que tout n'est pas éclairci et que maints aspects pourraient faire l'objet d'un approfondissement. Il s'agit d'une première approche du problème et l'on pourrait refaire un terrain analogue. Cela dit, nous croyons que cette recherche a permis d'établir le niveau de réalité où s'éclaire la signification du suicide jeune. Il ressort de notre enquête que le suicide des jeunes ne met pas en scène des drames absolument singuliers et, partant, incomparables, pas plus qu'il n'est le résultat final d'une conduite aberrante qui résulterait d'un déficit de sérotonine ou d'une mauvaise «expression» du code génétique liée à un traumatisme intra-utérin ou infantile. Notre enquête révèle: que le suicide des jeunes met en scène des logiques passionnelles identifiables en quoi consiste justement la réalité que prendra à travers leur poursuite ultime le suicide de ces jeunes; que ces logiques passionnelles, loin d'échapper à ses acteurs, sont exprimées par eux, justement, même si elles ne sont pas comparables à une démonstration rationnelle qu'il y a quelque chose de pourri au royaume de l'Abitibi; finalement, ces logiques passionnelles ne trouvent pas leur racine dans l'un ou l'autre de ces individus (un drame qui ne serait que le sien, une catastrophe unique, un traumatisme intra-utérin qui révélerait ses conséquences 23 ans plus tard, etc.), mais dans le contexte social-familial où leur désir d'être s'est trouvé pris. Symptôme d'autre chose que lui-même, et portant à l'extrême des logiques passionnelles exprimées elles-mêmes sur un mode symptomatique, le suicide des jeunes signale un problème de la société contemporaine, celui du devenir adulte. La notion de pathologie sociale proposée pour en rendre compte ouvre à de nouvelles perspectives pour envisager le suicide des jeunes. Nous savons quelque chose de notre société, des exigences qu'elle affronte au moment où elle se trouve dans l'histoire, que seul le suicide jeune enseigne. Cette enquête rejoint les conclusions auxquelles on peut parvenir en procédant de l'analyse de la singularité historique du phénomène du suicide jeune à partir de la statistique descriptive (voir l'article paradigmatique de Gagné et Dupont); l'interprétation que nous proposons se veut aussi libératrice, en ce qu'elle libère potentiellement les individus de la prise en charge thérapeutique auquel la suicidologie voudrait les soumettre. Car le ressort de cette pathologie sociale (la peur et le refus du devenir adulte) se trouve dans une causalité sociale dont ces individus sont à la fois les victimes, les témoins et les messagers.

2. Venons-en maintenant à l'interprétation qui a été proposée des résultats du terrain en tant que tels. Si on laisse de côté le type I qui n'a pas été analysé en profondeur et qui concerne exclusivement les jeunes hommes (la poursuite d'une identité masculine obsolète), l'enquête a révélé un contraste marqué entre deux logiques passionnelles qui ont conduit au suicide: la peur adolescente et le refus du jeune du devenir adulte. Nous croyons avoir établi clairement l'existence réelle de deux logiques passionnelles. Plus profondément, l'enquête fait ressortir une opposition logique extrêmement suggestive et, par là, nous met en demeure de comprendre cette opposition en tant que telle. Sous peine d'être accusé de forcer le trait, nous suggérons qu'il y a lieu d'interpréter cette opposition à partir des catégories durkheimiennes d'anomie et de fatalisme. Au refus anomique d'enterrer sa jeunesse, que notre enquête a établi, il nous paraît raisonnable d'opposer une peur fataliste de payer le prix pour accéder à la pleine liberté* et autonomie* dans le symbolique. L'enfermement de ces jeunes adolescents dans une sorte de captivité maternante fait apparaître exorbitant le prix à payer pour parvenir à l'autonomie et à la responsabilité de la vie adulte. Car, ou bien ces adolescents s'en sentent incapables, trop faibles pour y parvenir, ou bien il leur faut effectivement se révolter et procéder, symboliquement, au «meurtre de la mère ». Si cette opposition est fondée, le suicide jeune nous mettrait donc en présence de types anthropologiques de suicide anomique et fataliste. Il y a là une piste de réflexion à explorer.

3. L'éclairage projeté sur un aspect important du suicide contemporain permet finalement de revenir plus généralement sur la question du suicide. Phénomène inédit jusqu'à tout récemment, dont la non-existence était considérée par Durkheim* comme un fait robuste, le suicide des jeunes apparaît au niveau le plus général comme une réfutation, plus expressive que rationnelle ou intentionnelle, de la proposition d'existence dont ces jeunes qui n'ont pas demandé à naître ont été l'objet. « Refusant» d'entrer comme adultes dans la société, ultime acceptation de l'entrée dans l'ordre symbolique (19), ces jeunes font signe vers le problème ontologique que constitue la reproduction obligée de la société par le biais d'individus acceptant à leur tour de prendre celle-ci en charge. Son existence même se donne à comprendre comme problème de socialité au niveau le plus fondamental qui soit, et fait donc immédiatement signe vers le collectif. Il concerne la reproduction obligée de la société par le biais des individus dont nul n'a demandé à venir au monde, et cette reproduction implique l'acceptation du devenir adulte, réconciliation que «réfute» précisément le suicide jeune. Car si, à la question d'être ou ne pas être, une réponse toujours à confirmer doit être apportée, ce questionnement existentiel se condense dans les années de jeunesse où, croyons-nous, une réponse fondatrice au fait d'être doit être apportée, réponse qui coïncide avec l'acceptation du passage à l'âge adulte.

Or, il y a lieu de penser que cette réfutation appartient en propre à une sémantique plus large propre à l'existence contemporaine. Comment ne pas voir en effet qu'elle ressemble à s'y méprendre aux réflexions philosophiques sur le suicide en ce qu'elles ont de plus contemporain, de Stig Dagerman* à Albert Camus? Relisons les tout premiers mots que Camus* a choisis pour ouvrir Le mythe de Sisyphe:

Il n'y a qu'un problème philosophique vraiment sérieux: c'est le suicide. Juger que la vie vaut ou ne vaut pas la peine d'être vécue, c'est répondre à la question fondamentale de la philosophie. (20 )

On a souligné la parenté de la réflexion de Camus avec celle en vigueur avant le christianisme. Il y a là une méprise. Car si, à l'instar des philosophes de l'antiquité grecque et latine, Camus aborde ouvertement la question du suicide et en fait un choix qui, pour être rationnel demeure pour lui le mauvais choix, sa réflexion s'inscrit dans une sorte d'admission franche que nous avons tous le goût de nous suicider. Quand la Raison a épuisé toutes les raisons concrètes de vivre et rencontré, au bout de ce voyage, l'abîme de la liberté (21) l'existence apparaît comme un fardeau. Or, si la pensée antique fait du suicide l'acte libre par excellence, celui-ci est affirmé sur la base de l'acceptation de l'existence et de la poursuite de la bonne vie: quand cette vie n'est plus à la hauteur des plus hautes attentes du symbolique, à quoi bon continuer la vie?

Devenue objet de philosophie (22), cette inclination presque naturelle au suicide deviendra, dans l'œuvre de Réjean Ducharme, romancier contemporain majeur, un thème romanesque. II est très significatif à cet égard que Ducharme ait accouché de ses personnages au moment même où apparaît le suicide jeune dans nos sociétés. Dans Le nez qui vaque, roman dont la rédaction précède celle de L'avalée des avalés, les deux principaux protagonistes du roman forment tout simplement, et en quelque sorte banalement, le projet de se suicider pour ne pas devenir adultes. Les personnages de Ducharme souhaiteraient éterniser le monde de l'enfance, fut-ce au prix de relations incestueuses, désespèrent en tout cas du monde adulte comme ils sont apeurés de ses attributs (la sexualité, notamment) et, quand ils franchissent ce cap, s'installent franchement dans le non-vouloir, sorte de degré zéro de l'intentionnalité, seule façon de ne pas désespérer car, selon les tout premiers mots de Va savoir, tu l'as dit mamie, la vie y 'a rien à faire là-dedans, faut investir ailleurs. (23)

Cette mise en parallèle d'un traitement philosophique et d'une thématisation romanesque de la question du suicide laisse entièrement ouverte la question de leur articulation avec le phénomène bien réel que constitue le suicide des jeunes (24). Disons toutefois qu'il n'y a rien de surprenant à ce qu'une société qui ait épuisé, selon son propre verdict, les raisons «positives» de vivre, en en faisant une philosophie et une épistémologie (qui théorisera l'arbitraire profond de l'existence humaine en soutenant que cette réalité, en ce qu'elle a de propre, est simplement «socialement construite» (i.e. parfaitement arbitraire), it comes as no surprise que ladite société qui hésite sur sa propre continuité accouche dans le même temps du suicide des jeunes comme forme socio-historique inédite. Car toute société est contrainte de convaincre ceux qu'elle met au monde que sa propre poursuite à travers eux vaut la peine qu'on y consacre une vie, cette acceptation faisant corps avec l'entrée en société comme adulte. C'est cette exigence anthropologique que révèlent ensemble la peur et le refus du devenir adulte. Hannah Arendt, qui a écrit au milieu des années soixante un article intitulé la crise de l'éducation, article qui peut être lu aujourd'hui comme un récit des déboires du système d'éducation québécois, y va d'un verdict analogue qui nous servira de conclusion. Elle écrit:

«Ce qui nous concerne tous et que nous ne pouvons donc esquiver sous prétexte de le confier à une science spécialisée - la pédagogie - c'est la relation entre enfants et adultes en général, ou pour le dire en termes encore plus généraux et plus exacts, notre attitude envers le fait de la natalité; le fait que c'est par la naissance que nous sommes tous entrés dans le monde, et que le monde est constamment renouvelé par la natalité. L'éducation est le point où se décide si nous aimons assez le monde pour en assumer la responsabilité, et de plus, le sauver de cette ruine qui serait inévitable sans ce renouvellement et sans cette arrivée de jeunes et de nouveaux venus. C'est également avec l'éducation que nous décidons si nous aimons assez nos enfants pour ne pas les rejeter de notre monde, ni les abandonner à eux-mêmes, ni leur enlever leur chance d'entreprendre quelque chose de neuf, quelque chose que nous n'avions par prévu, mais les préparer d'avance à la tâche de renouveler un monde commun.»

Notes

1 Voir l'article de Jean Caron; «Le suicide chez les hommes au Québec sous l'éclairage de l'Abitibi», dans Prévenir le suicide au masculin, AQPS, 2000, p. 29-46.
2 Pour une justification plus explicite, se reporter à mon article; «Le suicide comme meurtre d'une identité», dans Recherches sociographiques, Vo1. XLVIII, n° 3, 2007, p. 139-160.
3 Je fais référence aux travaux de ce groupe de chercheurs de l'université McGill (et notamment du McGill Group for Suicide Studies, attaché au Douglas Mental Health University Institute) dont les travaux ont reçu une reconnaissance académique et médiatique en 2009. Neuf chercheurs liés à ce groupe ont corédigé et copublié, dans la revue Nature en mai 2008, un article qui accomplirait une percée dans la mesure où il retrace un marquage épigénétique dans le suicide brain des suicide completers. Nul doute que, vue du point de vue des études neurophysiologiques, cette étude qui éclaire la dynamique d'expression (de production, ou de réalisation) du génome en lien avec le contexte (utérin, prime enfance) ouvre à des perspectives intéressantes. L'acte significatif que constitue le suicide se trouve cependant enfermé à double tour dans les circonvolutions neuronales d'un suicide brain.
4 Je renvoie aux travaux de Michel Tousignant et de ses collègues: Michel Tousignant, Alain D. Lesage, Monique Séguin, Nadia Chawky et Gustavo Turecki : «Le suicide chez les hommes de 18 à 55 ans: trajectoires de vie »,dans Revue québécoise de psychologie, vol. 24, n° 1, 2003, p. 145-159.
5 J'ai en tête ici les travaux de Francine Gratton (1996) et d'Éric Volant (1990).
6 Voir l'ouvrage de Michael J. Chandler, Christopher E. Lalonde, Bryan W. Sakol et Darcy Hallet: Le suicide chez les jeunes Autochtones et l'effondrement de la continuité personnelle et culturelle, Québec, Presses de l'université Laval, 2010. Traduit de l'anglais, ce livre comporte néanmoins une substantielle postface dans laquelle Michael Chandler revient sur les recherches qu'il a poursuivies avec ses collègues sur plus de vingt ans, met à jour les données et approfondit ses réflexions sur la manière de comprendre cette coïncidence du collectif et de l'individuel.

18 Tous les aspects de cette recherche sur le suicide des jeunes ont fait l'objet d'une réflexion collective dont les principaux résultats sont présentés dans le numéro spécial de Recherches sociographiques consacré au suicide (vol. XL VIII, n° 7, 2003).
19 Au sens de Michel Freitag. Voir la deuxième édition, augmentée, de Dialectique et société, T 1, Introduction à une théorie générale du symbolique, chez Liber, 2010.
20 Albert Camus, Le mythe de Sisyphe. Essai sur l'absurdité, Paris, Gallimard, ZIdées», 1984 (1942).
21 Voir l'ouvrage posthume de Michel Freitag publié chez Lux Éditeur en 2001, L'Abîme de la liberté.
22 On aura noté, toutefois, de Platon et Aristote à Camus, le glissement opéré dans la définition fondamentale de la philosophie»: de la
bonne vie à la remise en question pure et simple du sens de l'existence.
23 Voir mon article« Note sur Ducharme» publié dans la revue Conjonctures. Se reporter aussi au numéro de Conjonctures auquel cet article répond, numéro entièrement consacré à Ducharme. Voir aussi les textes rassemblés par Marie-Andrée Beaudet, Élisabeth Haghebaert et Élisabeth Nardout-Lafargue sous le titre: Présences de Ducharme, chez Nota Bene en 2009.
24 Cette articulation devrait ultimement s'insérer dans le cadre plus large d'une socio-histoire du suicide. Obligation morale dans certaines sociétés notamment marquées par de rigIdes codes d'honneur, acte libre et souverain par excellence dans l'Antiquité, «drame» personnel liée à l'obligation d'assumer subjectivement le poids de l'existence, ou choix en quelque sorte devenu banal, «le» suicide n'est pas identique à toutes les époques historiques. Analogiquement, la réflexion qui le saisit comme objet accompagne ces transformations. Rien de semblable à une «sociologie du suicide» dans l'antiquité. La pensée qui alors le pense est une philosophie et cette réflexion prend la forme d'un débat sur la légitimité du suicide dans telle ou telle situation, débat postulant la liberté de la mort volontaire. Condamné absolument par le christianisme, bien qu'en pratique assez tardivement (en dépit de St-Augustin), le suicide mettra en scène comme deux protagonistes l'individu et l'existence dans son ensemble. Vécu comme une crise existentielle par l'individu, interprété par la société comme une remise en question de tout l'ordre du monde, et frappé d'une condamnation absolue, le suicide «chrétien », s'ouvrira tôt à la «compréhension», suivant en cela le chemin accompli pour l'homicide. L'acte de naissance du mot suicide (notion d'origine anglaise: c'est du moins la thèse tout à faIt convaincante de David Daube, (1972)) ajoute, à l'idée de meurtre de soi propre à la sémantique chrétienne tardive, la nécessité de comprendre ce «crime», en certaines circonstances, du moins, attitude déjà manifeste à l'égard de l'homicide des autres. Ainsi, sans revenir sur la gravité existentielle du suicide, la notion de suicide ajoute une couche à la sémantique inaugurée par la chrétienté qui voit dans le suicide un «problème», pour dire la chose banalement. Problème, en l'occurrence, n'est peut-être pas le mot juste. Car, de la même manière que la modernité tendra à faire reposer l'ordre social sur l'individu, le suicide d'un individu s'adresse à l'ordre social dans son ensemble. Si l'invention du mot suicide veut affirmer la nécessité, dans certaines situations, de comprendre l'acte irréparable; était ainsi ouverte la sémantique moderne (le suicide comme problème existentiel qu'il faut par ailleurs comprendre) où allait pouvoir venir s'insérer une sociologie du suicide. L'œuvre de Durkheim se situe clairement au pinacle de cette évolution en récapitulant, d'une part, la réflexion sur le suicide et en théorisant, d'autre part, l'appartenance de types de suicide à des types sociétaux, le noyau de cette typologie étant constitué par les types égoïstes et anomiques, ci-devant types modernes par excellence. Pour retracer les principaux jalons de cette histoire, il faut lire le mémoire de maîtrlse de sociologie de Justin Gagnon : Bringing Up the Dead: Revisiting the Study of Suicide in Light of the Youth Problem, Département de sociologie et d'anthropologie, Université Concordia, 2010.

© Daniel Dagenais, septembre 2010

















Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

Documents associés