Histoire de la littérature grecque: Lucien

Alexis Pierron
Vie de Lucien. — Scepticisme de Lucien. — Lucien moraliste et écrivain. — Romans de Lucien. Lucius ou l'Âne. Histoire véritable. — Poésies de Lucien.
Vie de Lucien
Lucien naquit à Samosate, capitale de la Comagène, province de Syrie. On ne sait ni la date de sa naissance ni celle de sa mort. On sait seulement qu'il fut contemporain de Trajan, d'Adrien et des Antonins, et qu'il parvint à une grande vieillesse. Ses parents le destinaient à la profession de sculpteur; mais il n'avait aucun goût pour cet art. Il abandonna, dès la première leçon, le maître à qui on l'avait confié, et qui était le frère de sa mère. Il s'adonna tout entier à l'étude des belles-lettres, et il fut bientôt en état de tirer parti de ses talents. Jusqu'à l'âge de quarante ans, il se borna à plaider ou à donner des leçons de rhétorique, d'abord à Antioche, puis à Athènes. C'est alors qu'il commença à écrire pour le public et à voyager. Il vint en Italie et il y fit un assez long séjour. Il passa de là dans les Gaules, ensuite dans l'Asie Mineure. Enfin il se fixa en Égypte, où l'empereur Marc-Aurèle lui avait assigné d'importantes fonctions administratives et judiciaires. C'est à Alexandrie probablement qu'il mourut, dans les premières années du règne de Commode. Avant d'arriver aux honneurs, il avait déjà acquis fortune et renom. Ses écrits étaient avidement dévorés, et on lui payait des prix considérables pour ces leçons et ces déclamations qu'il faisait sur son passage, à la manière des sophistes et des rhéteurs du temps. Après avoir raconté le songe qui avait déterminé, disait-il, sa vocation littéraire, il ajoute : «Tel qui aura entendu le récit de mon songe sentira, j'en suis sûr, le courage renaître dans son âme. Il me prendra pour exemple; il réfléchira à ce que j'étais, lorsque j'entrai dans la carrière et me livrai à l'étude sans rien redouter de la pauvreté qui me pressait alors; et il voudra m'imiter, en voyant en quel état je suis revenu vers vous, non moins illustre qu'aucun sculpteur, pour ne rien dire de plus».

Scepticisme de Lucien
Quelques-uns ont avancé, mais sans preuves, que Lucien avait embrassé la foi chrétienne, et qu'il avait ensuite apostasié. On voit au contraire, par les écrits mêmes de Lucien, que le christianisme était à peu près pour lui lettres closes. Il n'en a qu'une connaissance très- imparfaite, très-vague, et qui ne se sent guère des instructions que recevaient alors les catéchumènes. Il va jusqu'à prétendre que les chrétiens avaient fait de Pérégrinus leur pontife, leur législateur et leur dieu. Il représente les chrétiens comme une tourbe imbécile, qui se laisse duper par le premier charlatan venu.
    Ces malheureux, dit-il, croient qu'ils sont immortels, et qu'ils vivront éternellement. En conséquence, ils méprisent les supplices, et ils se livrent volontairement à la mort. Leur premier législateur leur a persuadé qu'ils sont tous frères. Dès qu'une fois ils ont déserté notre culte, ils renient les dieux grecs et adorent ce sophiste crucifié dont ils suivent les lois. Comme ils reçoivent ses préceptes avec une confiance aveugle, ils méprisent. tous les biens et les croient communs. Si donc il s'élevait parmi eux un imposteur adroit, il pourrait s'enrichir très-promptement, en se moquant de ces hommes simples et crédules.

Lucien est un sceptique, sceptique en fait de philosophie comme en fait de religion. Les dieux de l'Olympe, et les philosophes sont perpétuellement en butte à ses irrévérencieuses attaques. Mais comme son scepticisme n'a rien de spéculatif, et n'est au fond que l'humeur satirique de son esprit, les sceptiques eux-mêmes ont leur part à ses boutades. Ainsi, dans les Sectes à l'Encan, où tous les chefs d'écoles philosophiques sont ridiculisés avec tant d'esprit, Pyrrhon n'est pas plus épargné que les autres. Le maître qui l'achète comme esclave lui prouve, par des arguments un peu rudes, qu'il y a quelqu'un là; et, quoique le philosophe répète encore, sous les coups, Abstiens-toi de rien décider, ce n'est pas lui qui a gain de cause: le bâton fait merveilles, et Pyrrhon, bon gré mal gré, suit son maître au moulin. Je définirais volontiers le scepticisme de Lucien une méthode satirique; car ce scepticisme n'exclut pas la croyance aux vérités de l'ordre naturel, et repose même essentiellement sur les données du sens commun. Seulement Lucien s'arrête aux principes les plus grossiers: il ne voit ou ne veut voir que ce qui se voit, se sent et se touche. Le monde de la pensée n'est pour lui que le pays des chimères. Tout ce qui dépasse l'étroit horizon de nos sens et de notre vie n'a jamais existé, selon lui, que dans l'imagination des philosophes ou dans les croyances déraisonnables de la multitude ignorante.

Nul écrivain ne saurait donner une plus vive idée de l'état des âmes dans ce siècle, où le paganisme ne faisait plus illusion à personne, et où le christianisme n'avait point encore complétement triomphé. La réputation et l'estime dont jouit toute sa vie un pareil mécréant et un pareil blasphémateur montrent, mieux que ne feraient tous les discours, combien s'était relâché le lien religieux, et combien peu les gouvernants eux-mêmes se souciaient non-seulement de l'orthodoxie païenne, mais même du respect dû à des choses si longtemps 'sacrées. Voici comment Timon le misanthrope s'adresse à Jupiter, au dieu très-bon et très-grand, au maître des dieux et des hommes, dans un des dialogues de Lucien: «O Jupiter! protecteur de l'amitié et de l'hospitalité, toi qui présides aux sociétés et aux festins, qui lances des éclairs et reçois nos serments, assembleur des nuages, agitateur du bruyant tonnerre; toi enfin que les poètes, dans leur enthousiasme, appellent de tant d'autres noms, surtout quand ils sont embarrassés par le mètre, car alors tu prends à leur gré des noms de toute sorte, tu soutiens la chute du vers, et tu remplis les lacunes du rhythme: où sont maintenant et tes retentissants éclairs, et ton tonnerre aux terribles hurlements, et ta foudre enflammée, étincelante, épouvantable? Ah! ce ne sont depuis longtemps que sottises écloses du cerveau des poètes, et dont il ne reste qu'un cliquetis de mots. Cette foudre tant célébrée, qui atteignait de si loin, et dont tes mains étaient toujours armées, elle s'est, je ne sais comment, éteinte tout à fait, et refroidie au point de ne conserver plus même une étincelle de colère pour punir les méchants. Oui, un homme méditant le parjure craindrait plutôt le lumignon d'une lampe mal éteinte la veille, que la flamme de cette foudre qui dompte l'univers. Il leur semble que tu ne lances qu'un vieux tison, dont ils n'ont à redouter ni le feu ni la fumée, et qui ne saurait leur faire d'autre mal que de les couvrir de suie.» Aristophane, que Lucien imite si souvent, et les autres comiques anciens, avaient plus d'une fois livré aux risées populaires certaines légendes, ridicules en effet, ou certains dieux que le peuple lui-même ne respectait guère; mais ce que Lucien prend ici pour l'objet de ses sarcasmes, sous le nom de Jupiter, c'est l'idée même de la Divinité, c'est la notion même de la Providence. Durant ce siècle étrange, à côté des chrétiens, qui portaient en eux les destinées du monde; à côté des stoïciens, qui étaient par leurs sentiments et leurs doctrines morales des chrétiens sans le savoir, la foule, qui avait perdu la foi à ses dieux antiques, vivait dans une absolue indifférence, ou se plongeait dans de stupides et dégradantes superstitions. Il y avait des devins, des sorciers, des thaumaturges; plus d'un charlatan se proclama dieu: Apollonius de Thyane avait des croyants et des adorateurs après sa mort, et il en avait eu pendant sa vie même.

Lucien moraliste et écrivain
Quand Lucien se borne à la critique des travers et des ridicules de ses contemporains, il est admirable de bon sens, autant que de verve et d'esprit. Avec quelle franchise impitoyable il démasque les fourberies des sophistes, et met à nu l'indigence philosophique ou littéraire des hommes qui se paraient, aux yeux du peuple, des beaux noms d'orateur et de philosophe! Ce n'est pas Socrate avec son urbanité charmante; mais c'est une raison imperturbable, une inépuisable érudition; ce sont des plaisanteries de bon aloi, et aussi vivement dites que justement appliquées; c'est un art où se sent tout à la fois quelque chose du génie de Platon et quelque chose aussi de la pétulance des anciens comiques.

Lucien n'est pas très-original par le fond des idées; mais il excelle à peindre les idées mêmes, à les mettre en saillie, à en faire saisir jusqu'aux plus fugitives nuances. Il emploie d'ordinaire la forme du dialogue; et il ne le cède à personne, pas même à Platon, pour l'imitation des tours de la conversation familière, pour la grâce et le piquant de la diction. Mais ses dialogues sont en général fort courts, et tout fantastiques; je veux dire que Lucien met en scène des personnages de pure invention pour la plupart, et qui ne conversent ensemble qu'en vertu de son caprice d'artiste et de sa volonté souveraine: ainsi Timon et Mercure ; ainsi la Vertu, le Syllogisme et les philosophes; ainsi le savetier Micyllus et son coq; ainsi des morts de tous les temps et de tous les pays. Ce ne sont pas, à proprement dire, des compositions dramatiques: ce sont de simples conversations philosophiques plus ou moins sérieuses, des esquisses de morale, d'art ou de littérature. Il y a des dialogues qui n'ont pas grande importance, et qui ne valent que par l'exquise perfection d'un style digne de l'époque des grands prosateurs attiques; mais quelques-uns sont des œuvres parfaites en leur genre, et dignes de figurer au premier rang, après les œuvres incomparables du grand Platon. Il n'est personne qui ne connaisse les Dialogues des Morts, le Songe, Toxaris, le Navire, et tant d'autres morceaux admirables à bien des égards.

Les opuscules où Lucien parle en son propre nom ne sont pas si célèbres que ses dialogues. Ce n'est pas pourtant que l'auteur y soit inférieur à lui-même. La Mort de Péréginus, par exemple, et la Vie d'Alexandre le faux Prophète, sont des récits fort agréables. Le traité sur la Manière d'écrire l'Histoire est un livre instructif, et en même temps un chef-d'œuvre de plaisanterie élégante et de bon goût.

Romans de Lucien
Il y a surtout deux écrits de Lucien qui méritent une attention particulière. Ce sont deux romans. L'un est intitulé Histoire véritable, l'autre Lucius ou l'Âne. Mais ces deux romans sont aussi des satires; et, ce que Cervantès a fait pour tourner en ridicule les récits extravagants des auteurs à la mode dans l'Espagne de Philippe III, Lucien l'avait fait pour dégoûter ses contemporains de livres bien plus extravagants encore que ne furent jamais les romans de chevalerie. Ceci soit dit sans aucune comparaison de ses deux opuscules avec la grande épopée des faits et gestes de l'ingénieux hidalgo de la Manche. Je note seulement la similitude de l'intention, et l'emploi du même moyen dans un but tout semblable.

Les romans à la mode, au temps de Lucien, rentraient tous à peu près dans deux catégories distinctes, les voyages imaginaires et les métamorphoses. L'Odyssée passait pour avoir fourni le type primitif de tous ces récits. Homère avait montré Circé changeant les hommes en bêtes. Le cadre général de la fiction, dans les métamorphoses, c'était l'histoire des transformations d'un homme en un autre homme, d'un homme en bête, d'une bête en homme. Homère avait conduit son héros dans des contrées où jamais depuis n'aborda personne, et qui n'avaient jamais existé que dans sa riche et féconde imagination. D'autres voulurent à leur tour s'illus trer par des découvertes qu'on pouvait faire sans sortir du cabinet; et ils racontèrent ce qu'ils avaient rêvé de quelque nouvelle Schérie, de quelque nouveau pays des Cimmériens, ou même de quelque région plus fantastique encore: «Iambule, dit Lucien dans la préface de l'Histoire véritable, a composé, sur les productions de l'Océan, une foule de contes incroyables; et, quoique personne ne se fasse illusion sur ses invention fabuleuses, il a su, parla manière dont il a traité son sujet, y répandre quelque intérêt. Beaucoup d'autres ont, dans le même dessein, mêlé au récit de leurs voyages supposés, de leurs excursions lointaines, la description d'animaux monstrueux, d'hommes sauvages, de mœurs étranges.»

Nous ne savons ni le titre de l'ouvrage d'Iambule, ni les noms de ces nombreux auteurs qui avaient été ou les devanciers ou les émules de ce conteur, dont l'époque même est inconnue. Mais nous savons que le plus ancien des romans dont Photius a fait l'analyse n'était lui-même qu'un voyage imaginaire, au fond duquel se trouvait comme plaquée une histoire d'amour. Le titre même était: des Choses incroyables qui se voient au delà de Thulé. Photius fait vivre l'auteur de ce roman au siècle qui suivit la mort d'Alexandre. Mais le nom même du conteur, Antonius Diogène, indique manifestement un Grec romanisé, par conséquent un homme qui n'a pu vivre que dans les derniers temps de la république ou dans les premières années de l'empire. Quoi qu'il en soit, on ne peut guère douter que la plupart des récits que rappelle Lucien n'appartinssent à des temps déjà reculés. Les métamorphoses du moins dataient de plusieurs siècles. Apulée, qui a écrit la métamorphose par excellence, appelle son Âne d'or une Milésienne. Ainsi ces fables de Milet, dont Ovide signale la licence, étaient des métamorphoses. Je ne, prétends pas qu'Aristide de Milet n'eût raconté que des histoires do transformations; mais il en avait assurément raconté, et comme lui son imitateur latin Sisenna, dont les livres scandalisèrent la pudeur du général des Parthes, à l'époque du désastre de Crassus. Il serait parfaitement vain d'entreprendre de dire pour quelle part le merveilleux entrait dans les contes de Sisenna ou d'Aristide. Il nous suffit de ce que fait entendre le mot d'Apulée.

Quelques-uns ont même été jusqu'à prétendre que le conte intitulé Lucius ou l'Âne, n'était autre chose qu'une de ces fables de Milet, et rédigée par Aristide ou par quelqu'un des émules d'Aristide. Mais rien n'est plus éloigné, comme le remarque un critique, de la molle langueur des œuvres ioniennes que le style sobre, précis, et même un peu sec, de l'auteur de Lucius. Mille traits d'ailleurs décèlent une littérature vieillie, qui abuse de l'esprit, une civilisation raffinée ou corrompue, qui se fait un jeu des choses les plus saintes. La date du livre est écrite, si je puis dire, à chaque page, presque à chaque ligne; et il faut vraiment fermer les yeux pour ne pas reconnaître partout le génie et la main du grand railleur de Samosate.

Lucius ou l'Âne
Voici, du reste, ce qu'on lit dans la Bibliothéque de Photius: «J'ai lu les Métamorphoses, de Lucius de Patras, en plusieurs livres. La diction en est claire et élégante, le style plein de douceur. Il évite avec soin les agencements insolites de mots; mais, pour le fond des choses, il recherche le merveilleux outre mesure: c'est en quelque sorte un second Lucien. Les deux premiers livres reproduisent presque littéralement l'ouvrage de Lucien, intitulé Lucites ou l'Âne, à moins que ce soit Lucien qui ait copié Lucius. J'inclinerais même volontiers à croire que Lucien est l'imitateur, car je n'ai pu découvrir lequel des deux est antérieur à l'autre. Il aurait alors tiré son ouvrage, comme d'un bloc, de celui de Lucius, abrégeant, élaguant tout ce qui ne lui semblait pas aller à son but, conservant même les mots et les tournures; de sorte que le livre intitulé Lucius ou l'Âne ne serait que la réunion en un même ensemble de tous ces plagiats. On trouve d'ailleurs chez tous deux mêmes inventions merveilleuses, mêmes turpitudes, avec cette seule différence que Lucien, dans cet ouvrage comme dans tous les autres qu'il a composés, n'a d'autre but que de jouer ou de bafouer les superstitions de la Grèce. Lucius, au contraire, parle sérieusement: il croit aux transformations d'homme en bête et réciproquement, et à tout ce radotage de vieilles fables qu'il a racontées et cousues dans son livre.»

Il est évident que Lucien a écrit son roman après Lucius, pour se moquer de Lucius et de ses pareils. Supposez Lucien antérieur à Lucius, et vous ne comprendrez pas comment il a pu faire de Lucius le héros de son roman, l'affubler de la peau d'âne, le mettre dans des situations analogues à celles où Lucius lui-même devait mettre plus tard ses propres héros. La parodie n'a pu venir qu'à la suite des histoires sérieusement absurdes dont parle Photius. Aussi bien Lucien a-t-il su faire un admirable mélange des deux éléments qui composent le livre. La satire ne nuit jamais au récit, ni le récit à la satire. Son roman est un piquant tableau des joies et des misères de la vie, telle qu'elle était en ce temps-là; et, sauf quelques traits licencieux, qu'il eût pu retrancher sans aucun dommage, même pour sa réputation d'homme d'esprit, c'est un conte très-bien fait, vivement et gaiement conté, et où la vérité s'accouple sans effort au fantastique et à l'invraisemblable. Cet âne qui a été un homme, et qui redevient un homme, nous intéresse autant, par ses aventures, qu'eût pu faire le plus brillant des héros. C'est que, sous cette forme grossière, sous ce poil rude et négligé, on sent encore un homme; c'est qu'il y a, dans ces entrailles d'animal, un cœur d'homme, que glace la crainte ou que ranime l'espérance, et qui passe tour à tour, comme le nôtre, par les sentiments les plus divers.

Histoire véritable
Lucien a expliqué lui-même, dans la préface de l'Histoire véritable, ce qu'il s'était proposé en écrivant cet ouvrage: «Les athlètes, dit-il, et ceux qui s'adonnent aux exercices physiques, ne se préoccupent pas seulement du bon état du corps et de la fréquentation des gymnases; ils ont soin aussi de se ménager les moments de repos, et ce repos même est à leurs yeux la partie la plus essentielle de leurs exercices. Il en doit être de même, ce me semble, de ceux qui se livrent à l'étude: après une longue application à des ouvrages sérieux, ils ont besoin de donner à leur esprit quelque relâche, pour le disposer à reprendre le travail avec une nouvelle vigueur. Rien n'est plus propre à leur procurer cette distraction que la lecture d'ouvrages qui n'offrent point seulement à la pensée un simple délassement par la grâce et le charme de la diction, mais qui se recommandent encore sous le rapport de la conception et comme œuvres d'art. J'espère que cet opuscule sera goûté à ce titre. Il plaira nonseulement par la singularité du sujet et le choix piquant des détails, par la vérité des fictions, l'attrait et la vraisemblance du récit, mais aussi parce que, dans cette conception, chacun des traits contient une allusion plaisante à quelqu'un des poètes, des historiens et des philosophes anciens, qui ont rempli leurs écrits d'une foule de prodiges et d'événements fabuleux. J'aurais pu citer leurs noms, si tu ne devais, lecteur, les reconnaître aisément toi-même.» Lucien cite pourtant des noms, Ctésias l'historien, et cet Iambule dont nous avons parlé. On se rappelle aussi la phrase que j'ai transcrite plus haut, sur les autres auteurs de voyages imaginaires. Il aurait pu nommer, et en première ligne, Antonius Diogène. M. Zevort, qui vient de traduire les Romans grecs (1856), le remarque avec raison: «On pourrait croire, dit-il, à la lecture de l'Histoire véritable, que Lucien a tiré de sa riche imagination toutes les balivernes qu'il raconte, les hommes-plantes, les sirènes à pied d'âne, l'île-fromage, le voyage dans la lune, le séjour dans le corps de la baleine, la bataille des îles, afin de faire mieux ressortir l'absurdité de ces misérables inventions; mais, quand on retrouve dans Diogène quelques-unes des conceptions les plus incroyables de Lucien, et une foule d'autres qui ne leur cèdent guère en extravagance, l'excursion à la lune, le voyage aux enfers, avec l'historique des lieux, les hommes qui ne voient que la nuit, les charmes qui font mourir chaque jour et ressusciter au soleil couchant, on est forcé de reconnaître que la moisson de rêves fantastiques était assez riche pour qu'il n'eût qu'à élaguer et à choisir.» Au reste, Lucien a choisi avec un tact parfait; et sa burlesque odyssée est une lecture on ne peut plus agréable et piquante. L'ouvrage n'a guère qu'un défaut, c'est d'être incomplet: il s'arrête à la fin du deuxième livre, là même où l'auteur en annonce plusieurs autres, qui devaient contenir le récit de ses aventures après son naufrage sur le continent des antipodes. Mais la principale gloire de Lucien romancier c'est d'avoir fourni à Rabelais et à Swift quelques-unes des idées, et non pas les moins originales, qu'on admire dans Gargantua et dans les Voyages de Gulliver.

Poésies de Lucien
Lucien, sans être un grand poète, faisait des vers agréables. Parmi ses épigrammes, disséminées à travers l'Anthologie, il y en a une où il parle lui-même du recueil de ses œuvres «C'est Lucien qui a écrit ceci, savant dans les choses antiques et censeur des sottises. Car c'est sottise, même ce qui semble sage aux hommes. Les hommes n'ont aucune pensée fixe et certaine: ce que tu admires, d'autres en font risée.» On voit que Lucien ne songeait nullement à déguiser son scepticisme. Il s'en fait gloire comme de son premier titre à l'estime des amis de la vérité, ou, si l'on veut, des ennemis du mensonge et de l'universelle hypocrisie. Je n'ai pas cité cette épigramme comme la meilleure pièce du petit bagage poétique de Lucien. Plus d'une autre l'emporte infiniment sur celle-là, et par la pensée, et par le tour, et par l'expression. Elles sont, pour la plupart, assez mordantes et malicieuses, et elles mériteraient fort bien le nom d'épigammes, au sens même où on le prend toujours en français. J'en citerai une qui a quelque étendue, et dont le sel est assez piquant pour ne pas perdre toute sa saveur dans le passage d'une langue à une autre: «Un médecin m'envoya son fils, pour qu'il apprît chez moi les belles-lettres. Dès que l'enfant sut Chante ta colère et fit d'innombrables maux, et le vers qui suit ces deux-là, précipita aux enfers beaucoup d'âmes valeureuses, le père ne l'envoya plus à mes leçons. Et, dès qu'il me vit: «Mon ami, dit-il, je te remercie; mais mon fils peut apprendre tout cela chez moi; car je précipite aux enfers beaucoup d'âmes, et je n'ai nul besoin, pour cette besogne, d'un professeur de belles-lettres.»

J'ai mentionné, à propos du poète Rhinton, les deux parodies tragiques attribuées à Lucien. La première, où le poète met en scène un goutteux avec la Goutte elle-même et ses suppôts, et où la déesse donne d'incontestables preuves de sa souveraine et terrible puissance, est l'œuvre d'un talent fort distingué, et peut compter entre les plus spirituelles productions de Lucien. Il est impossible d'imaginer une application plus heureuse du style majestueux de la tragédie et des splendeurs lyriques du chœur, à l'expression d'infortunes risibles, d'idées et de sentiments grotesques. Je doute que Rhinton lui-même eût jamais rien écrit, dans son temps, qui l'emportât sur le Goutteux-Tragique. Je ne dis rien du Pied-Léger, qui est la plus faible de ces deux hilarotragédies, et dont on conteste avec raison l'authenticité. Voici l'imprécation par où débute le personnage dont la Goutte a fait son esclave à jamais : «0 nom détestable, ô nom détesté des dieux! Goutte, qui fais gémir sans cesse, fille du Cocyte; toi que, dans les ténébreux cachots du Tartare, la Furie Mégère a enfantée de ses entrailles; toi qui as sucé, nourrisson funeste, le lait d'Alecto: qui donc t'a fait monter à la lumière, divinité maudite? Tu es venue pour être le fléau des hommes. Oui, s'il y a, après la vie, un supplice pour punir les mortels des crimes qu'ils ont commis sur la terre, ce n'est pas la soif qui eût dû châtier Tantale, ni la roue tournante Ixion, ni le rocher Sisyphe, dans les demeures de Pluton: il fallait simplement que tous les scélérats fussent enchaînés de tes douleurs qui torturent les membres. Comme mon triste et pauvre corps, du bout des doigts à la plante des pieds, est pénétré d'un suc vicié, d'une bile amère! Comme il est là exhalant avec effort, de sa poitrine oppressée, ce faible souffle, et brûlé intérieurement de continuelles souffrances! Le mal enflammé s'élance du fond de mes entrailles, ravageant ma chair de ses ardents tourbillons. On dirait le cratère de l'Etna vomissant ses feux.» Tout le petit drame est sur ce ton tragi-comique; et, quand le Goutteux s'adresse au bâton dont il ne peut pas même se servir; surtout quand il est réduit à confesser, devant la Goutte, l'inanité des remèdes, et à implorer la pitié de celle qu'il a d'abord maudite, ses accents sont plus pathétiques encore, c'est-à-dire plus plaisants.

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