L'Encyclopédie sur la mort


Dialogue des morts: Socrate, le duc de Choiseul et le comte Struensee

Frédéric II

Parmi les Trois Dialogues des Morts attribués à Frédéric II, roi de Prusse, dit Frédéric le Grand (1712-1786) se trouve celui qui met en scène Socrate*, Étienne François duc de Choiseul, homme d'Etat français (1719-1785) et Johann Friedrich, comte de Struensee (Halle (Saxe-Anhalt), homme politique danois d'origine allemande (1737 - 1772).

Oeuvres posthumes
de Fréderic II, Roi de Prusse, Volume 6 (extraits), p. 113-127
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Le Duc de Choiseul peut être considéré civilement mort depuis son exil, et le comte de Struensee peut être considéré comme déjà condamné à mort par la sentence qu'on portera contre lui. Rien n'empêche donc un auteur peu scrupuleux sur la chronologie de les traiter comme d'anciens morts, et de les faire trouver ensemble dans les lieux imaginaires où les ombres convergent et s'entretiennent, selon la mythologie des païens, des chrétiens, des musulmans, et de presque tous les peuples du monde.

[...]

Struensee
Après les belles choses que vous aviez si heureusement exécutées, de quel prétexte peut-on se servir pour vous exiler?

Choiseul
On allégua l'épuisement des finances. Louis avait quelque répugnance à se voir auteur d'une banqueroute; il voulut traîner les choses, pour laisser à son petit-fils en héritage l'horreur publique que cet événement devait lui attirer. On m'accusa donc d'avoir prodigué les espèces pendant mon règne; et il est vrai que je méprisais ce vil métal; je faisais des largesses; j'étais né avec des sentiments nobles d'un roi, qui doit être généreux et même prodigue.

Socrate
Ma foi, tu étais un maître fou d'achever la ruine d'un royaume.

Choiseul
Mon esprit était porté au grand, et sans doute qu'il y a de la grandeur à une monarchie comme la France de faire banqueroute. Ce n'est pas la faillite d'un marchand; il s'agit de milliards; l'événement fait du bruit, frappe les uns, étonne les autres, et bouleverse tout-à-coup nombre de fortunes. Quel coup de théâtre!

Socrate
Le scélérat!

Choiseul
Mr le philosophe, sachez qu'il ne faut pas avoir la conscience étroite quand on gouverne le monde.

Socrate
Vas, pour rendre des milliers de citoyens malheureux, il faut avoir la férocité d'un tigre et un coeur de roche.

Choiseul
Avec de telles dispositions vous pouviez briller au Céramique, mais vous n'auriez jamais été qu'un pauvre ministre.

Struensee
Sans doute, un vaste génie se signale par des entreprises hardies; il veut du nouveau, il exécute des choses dont il n'y a point d'exemple, il laisse les petits scrupules aux vieilles femmes, et marche droit à son but, sans s'embarrasser des moyens qui l'y conduisent. Tout le monde n'est pas fait pour sentir notre mérite, les philosophes moins que les autres, et cependant nous sommes pour l'ordinaire les victimes des intrigues de cour.

Choiseul
Voilà précisément comme j'ai succombé. Le mérite à notre cour ne tient pas contre les caprices d'un catin; encore était-elle soufflée par un cuistre à rabat; car que pouvait-elle d'elle-même que ranimer le feu presque éteint d'un prince en tout temps esclave du sexe?

Struensee
Si vous aviez employé l'opium pour engourdir votre monarque, les intrigues auraient été vaines, vous feriez encore ministre ou plutôt roi; car celui qui a le pouvoir et qui agit, est effectivement le maître, et celui qui le laisse faire, est tout au plus l'esclave de l'autre.

Choiseul
L'opium était superflu. La nature avait fait fait mon maître tel que vos remèdes ont rendu le vôtre.

Socrate
Ton opium t'a bien servi, malheureux apostat d'Hippocrate; tu as été emprisonné ni plus ni moins, et puni plus doucement que tu ne l'avais mérité.

Struensee
C'était un coup de la fatalité, que l'on ne pouvait prévoir. Quelle catastrophe d'être déplacé, et encore par quelles gens!

Socrate
Non, c'est une fuite de la justice éternelle, afin que tous les crimes ne soient pas heureux et qu'il y en ait quelques uns de punis pour l'exemple des pervers.

Choiseul
Je me flatte pourtant que vous plaignez ma disgrâce; car si j'avais continué mon règne, j'aurais étonné l'Europe par les grandes choses que mon génie aurait produites et exécutées.

Socrate
Tu aurais continué à faire de brillantes sottises: si l'Europe avait des petites maisons, on devait t'y loger. Et toi, Danois, les supplices d'Ixion et de Prométhée feraient encore trop doux pour punir ta noire ingratitude envers ton maître, et tous les attentats qu'une ambition effrénée t'a fait commettre.

[...]
Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

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