L'Encyclopédie sur la mort


Caïn et Abel

CarravageLes grands récits juifs et mésopotamiens
La tribu des frères et l'amitié, la mort et l'immortalité, la haine et le meurtre, la paix et le retour à la maison, la solidarité dans le mal sont des thèmes rencontrés fréquemment dans les récits du Proche-Orient et du Moyen-Orient, susceptibles de toucher les femmes et les hommes, les jeunes et les moins jeunes à la fois dans la prégnance de leur contemporanéité et dans leur commune participation à l'universalité du destin humain.

Un couple fraternel
Un premier choix se porte sur la rivalité des frères et donc sur l'origine mythique du meurtre. Adam prend Ève sa femme, elle accouche de Caïn et de son frère Abel (7). Abel garde le petit bétail, tandis que Caïn travaille Ie sol. Caïn apporte des fruits du sol en offrande à Yahvé. Abel à son tour offre ses bêtes, des premières-nées et leur graisse. Yahvé tourne son regard vers Abel et son offrande, mais n'accorde aucun intérêt ni à Caïn, ni à son offrande. Le visage défait, Caïn ressent dans son cœur une vive brûlure. Il parle à son frère Abel. Ils sont au champ et soudain Caïn se jette sur Abel son frère et le tue. La communication ne peut s'établir entre les deux frères et leur conflit dégénère en violence conduisant à la mort de l'un d'eux. Ces deux hommes ne sont pas devenus meurtrier et victime, parce que l'un est mauvais et l'autre bon. Les noms sont interchangeables de sorte que l'on aurait pu écrire un autre récit dans lequel Abel tue Caïn. En dernière analyse, les deux partenaires s'affrontent pour la bonne raison qu'ils ne sont pas capables de s'entendre au sujet du partage d'un même espace social et économique, sans se nuire ni se détruire.

Yahvé dit à Caïn: «où est Abel ton frère». Caïn répond: «Je ne sais pas. Est-ce que je suis responsable de mon frère?» Chacun gère ses propres affaires sans rendre compte de l'existence de l'autre. Cette indifférence fatale chagrine Yahvé qui dit à Caïn: «Sois maudit coupé du sol dont les lèvres ont bu dans tes mains le sang de ton frère. Tu auras beau travailler le sol, tu n'auras rien de sa force, tu iras dans le monde divaguer et trembler.» Pris de remords, Caïn dit à Yahvé qu'il lui est insoutenable de porter sa faute. Et Yahvé lui dit : «Si Caïn devait être tué, Caïn serait vengé sept fois.» Yahvé mesure toute l'étendue de la responsabilité qui lui revient dans le geste fatal de Caïn. Il ne sait plus où donner de la tête, où donner de la main. C'est dans la solitude de ses demeures intérieures qu'il pleure les ratées de son œuvre de justice. L'histoire n'est donc pas fondée sur les assises inébranlables de la toute-puissance divine, mais sur l'insécurité radicale d'un Dieu qui doute de la justesse de sa création. C'est comme si Dieu entendait l'invective de Caïn:

«N'est-ce pas toi, Dieu, le gardien des hommes? Pourquoi m'en vouloir maintenant d'un geste que toi, oui toi, tu aurais pu éviter tout à l'heure en intervenant au milieu de notre rixe, en nous séparant afin de nous retrouver en un regard fraternel, au lieu de nous abandonner à nos morsures fratricides, à notre empoisonnement aveugle, qui nous empêchait de voir. Pourquoi?, puisque tu vois tout et toujours, as-tu caché ta face au moment précis où ton regard aurait pu et dû empêcher le crime! » (8)

Après ces événements déchirants, Caïn part loin du visage de Yahvé et prend femme. Comme it arrive avec tant de héros de l'histoire, ]a présence d'une femme le conduira à l'habitation d'un territoire dans la paix. Il construira une ville et lui donnera le nom de son fils Hénok. De nomade Caïn devient sédentaire, de destructeur il devient gardien de la cité. Son avenir n'est donc pas fermé à jamais. L'échec douloureux d'une négociation entre frères se reproduira tant de fois dans l'histoire. On pense spontanément au conflit actuel du Proche-Orient entre Juifs et Palestiniens sur le territoire d'Israël, à la négociation infructueuse entre les grandes puissances à propos de la guerre en Irak et aux luttes sanglantes entre des ethnies en Afrique. L'œuvre de l'éthique consisterait à sortir de l'histoire des luttes fratricides et à entrer dans la post-histoire d'une voie alternative, celle de la cohabitation pacifique d'un même espace, annoncée par la règle de la Thora: « Que ton frère vive avec toi, sans que pour autant tu n'empiètes sur lui. (9)

Date de création:-1-11-30 | Date de modification:2012-04-12

Notes

Source : É. Volant, «Les récits mythiques et les poèmes tragiques en éducation» dans Nancy Bouchard (dir.), L'éducation du sujet éthique. Quelles perspectives d'avenir?, Religiologiques, 28, automne, 2003, p. 130-132.
(publié avec l'autorisation de la revue)

(7) Genèse, 4, 1-17. Le commentaire, qui suit, est inspiré par A. Neher,Le puits de l'exil. Traduction et modernité: la pensée du Maharal de Prague (1512-1609), Paris Cerf, 1991, p. 145-150.

(8) Midras, Bèréshit Rabba,Le puits de l'exil, cité par A. Neher, p. 159.

(9) A. Neher, Le puits de l'exil, p. 149.

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