Etty Hillesum

15 janvier 1914-30 novembre 1943

ETTY HILLESUM

par Hélène Laberge

16 septembre 2009. Je ne crois pas possible qu’on lise les cahiers de Etty Hillesum, écrits entre 1941 et 1943 (année de sa mort) sans éprouver dès les premières lignes le sentiment très vif et très rare d’un témoignage d’une parfaite authenticité, autant dans la fraîcheur des détails les plus quotidiens que dans la profondeur de ses intuitions sur la souffrance et tous les sentiments violents qui l’entourent. Etty a ceci de commun avec Marc-Aurèle qu’elle a écrit ses pensées pour elle-même, dans une de ces époques tragiques qui semblent concentrer chez les meilleurs la conscience la plus aiguë du malheur et le désir d’y participer. Ses amis ont publié ses cahiers rédigés en néerlandais et dont l’admirable version française porte le titre de Une vie bouleversée1.

Etty est issue d’une famille juive des Pays-Bas et a été élevée, à l’instar de Simone Weil, dans une famille agnostique. Elle s’établit à Amsterdam à l’âge de dix-huit ans (elle était née en 1914) dans une pension de famille allemande et mène alors une vie amoureuse étonnamment libre pour l’époque. Elle subit progressivement les exactions du nazisme à l’égard des Juifs. Bouleversée d’abord par la haine qu’elle éprouve à l’égard du peuple allemand, elle l’est tout autant par la compassion que lui inspirent ses compatriotes. Dans la crise où elle est plongée, la rencontre avec le psychologue- chirologue Julius Spier, disciple de Jung, transforme sa vie. L’amour qu’il lui inspire et qu’elle lui inspire l’ouvre à Dieu d’une façon irrésistible : « Il m’a ouvert la route qui conduit directement à Dieu , après l’avoir tracée de ses lourdes mains d’homme.2 » L’amour d’Etty est le contraire d’une passion aveugle; « Tout ce qu’on pouvait trouver de bon et de mauvais dans un homme, on le trouvait en toi (écrit-elle à J. Spier après sa mort). Tous les démons, toutes les passions, toute la bonté , toute la charité étaient en toi, grand déchiffreur, grand chercheur et trouveur de Dieu. Tu as cherché Dieu partout, dans tous les cœurs qui s’ouvraient à toi – et combien il y en a eu! – et partout tu as trouvé une petite parcelle de Dieu.3 »

Ses derniers écrits sont des monologues s’adressant à Dieu : au-delà des horribles réalités dont elle sera témoin pendant plusieurs mois dans le camp de Westerbrok – prélude à celui d’Auchswitz –, « il y a aussi la réalité de ce petit cyclamen rose. Et de cet immense horizon que l’on peut toujours découvrir derrière les rumeurs et la confusion de ce temps. – Donne-moi une seule ligne de poésie par jour, et si parfois je ne peux l’écrire, parce que je n’aurai plus de papier ni de lumière, je la réciterai tout doucement le soir, les yeux levés vers ton grand ciel.4 » … Quant à l’amour de la beauté du monde (également si vivant chez Simone Weil) depuis un bouquet de fleurs sur sa table de travail jusqu’au paysage de l’aride Westerbrok, on en trouve tous les signes possibles dans ses Cahiers. « En fait, le monde est beau. Quand nous sommes seuls en pleine nature et disposés à l'attention, quelque chose nous porte à aimer ce qui nous entoure...Et la beauté nous touche d'autant plus vivement que la nécessité apparaît d'une manière plus manifeste, par exemple...dans les plis que la pesanteur imprime aux montagnes ou aux flots de la mer, dans le cours des astres. » (...)

Westerbrok : Dans son engagement comme assistante sociale dans ce camp de toutes les misères se trouve l’ultime expression de l’amour que Julius Speier lui a révélé. Elle aura pour tâche d’aider à préparer les familles juives, les jeunes femmes et les vieillards lorsque, une fois par semaine, le train vers Auchswitz viendra faire son plein des Juifs parqués à Westerbrok. « La somme de souffrance humaine qui s’est présentée à nos yeux durant les derniers six mois, et continue de s’y présenter chaque jour, dépasse largement la dose assimilable par un individu durant la même période. » Entourée de personnes qui crient ne plus vouloir penser, ne plus vouloir sentir, mais « oublier aussi vite que possible », elle écrit : « Il y a là un grave danger.(…) Ce qui importe en effet, ce n’est pas de rester en vie coûte que coûte, mais comment on reste en vie. Il me semble parfois que toute situation nouvelle, qu’elle soit meilleure ou pire, comporte en soi la possibilité d’enrichir l’homme de nouvelles intuitions. »5 (…) « Après la guerre, nous aurons à construire un monde entiàrement nouveau, et, à chaque nouvelle exaction, à chaque nouvelle cruauté, nous devrons opposer un petit supplément d’amour et de bonté à conquérir sur nous-mêmes. Nous avons le droit de souffrir mais non de succomber à la souffrance. Et si nous survivons à cette époque indemnes de corp et d’âme, d’âme surtout, sans amertume, sans haine, nous aurons aussi notre mot à dire après la guerre.6 (…) »

Elle désirait devenir écrivain. Elle l’est devenue infiniment plus qu’elle ne l’a rêvé… par la simplicité et la profondeur de ses intuitions, la fluidité et la fraîcheur de son style. Ses cahiers sont maintenant publiés dans diverses langues. Etty Hillesum est morte à Auchswitz le 30 novembre 1943. Elle aurait pu fuir le camp et la Hollande grâce à ses amis allemands d’Amsterdam. Lorsque ses parents et ses deux frères furent déportés à Westerbrok avec l’inévitable destination vers Auchswitz, elle a choisi de les accompagner. « Nous avons quitté ce camp en chantant, père et mère très calmes et courageux. Mischa (son frère) également.7 » (Passage de sa dernière carte lancée dans les champs depuis une fente du train, qui a été trouvée par des paysans et postée à son amie Christine Van Nooten; elle porte la date du 7 septembre 1943, et le cachet de la poste est du 15 septembre 1943.

Les citations suivantes (sans notes de référence) sont tirées de l’excellent site d’une troupe de théâtre genevoise qui a présenté un spectacle inspiré par la vie d’Etty

« La haine farouche que nous avons des allemands verse un poison dans nos coeurs.»
« ... si la lecture du journal ou une nouvelle apprise au-dehors me remplissent de haine il m'arrive de lâcher tout d'un coup des bordées d'injures à l'adresse des allemands, j'exhale ma haine et en même temps je meurs de honte. »

« N'y aurait-il plus qu'un seul allemand respectable, qu'il serait digne d'être défendu contre toute la horde sauvage des barbares et que son existence vous enlèverait le droit de déverser votre haine sur un peuple entier. »

Dans ces moments seul Spier arrive à l'apaiser. « S. est une oasis dans ce désert. »

(C’est lui qui lui révèlera Dieu).

« Je vais t'aider mon Dieu à ne pas t'éteindre en moi c'est à mon tour de t'aider et de défendre jusqu'au bout la demeure qui t'abrite en nous. Tu vois comme je prends soin de toi. Je ne t'offre pas seulement mes larmes et mes tristes pressentiments, en ce dimanche venteux et grisâtre je t'apporte même un jasmin odorant. Et je t'offrirai toutes les fleurs rencontrées sur mon chemin et elles sont légion, crois-moi. Je veux te rendre ton séjour le plus agréable possible. »

« L'absence de haine n'implique pas nécessairement l'absence d'une élémentaire indignation morale. Je sais que ceux qui haïssent ont pour cela de bonnes raisons. Mais pourquoi devrions-nous toujours choisir la voie la plus facile, la plus rebattue ? Au camp j'ai senti de tout mon être que le moindre atome de haine ajouté à ce monde, le rend plus inhospitalier encore. »

« La saloperie des autres est aussi en nous. Et je ne vois pas d'autres solutions que de rentrer en soi-même et d'extirper de son âme toute cette pourriture. Je ne crois plus que nous puissions corriger quoi que ce soit dans le monde extérieur que nous n'ayons d'abord corrigé en nous. L'unique leçon de cette guerre est de nous avoir appris à chercher en nous-même et pas ailleurs. »

« Un jour si je survis à tout cela, j'écrirai sur cette époque de petites histoires qui seront comme de délicates touches de pinceau sur un grand fond de silence. »

« La vie et la mort, la souffrance et la joie, les ampoules des pieds meurtris, le jasmin derrière la maison, les atrocités sans nombre, tout est en moi et forme un ensemble puissant et je l'accepte comme une totalité invisible et je commence à comprendre de mieux en mieux pour mon propre usage sans pouvoir encore expliquer la logique de cette totalité. Je voudrais vivre longtemps pour être un jour en mesure de l'expliquer aux autres. Mais si cela ne m'est pas donné eh bien, un autre le fera à ma place, un autre reprendra le fil de ma vie là où il se sera rompu »

Notes

1 Une vie bouleversée, éd. du Seuil, 1985 et Lettres de Westerbork : collection “Points-Seuil”, 1995.

2,3,4,5,6,7 : Etty Hillesum, un itinéraire spirituel, Paul Lebeau, éditions Albin Michel, coll. “Spiritualités vivantes”, 2001. Cet itinéraire spirituel écrit par un Père de la Compagnie de Jésus est le fruit de plusieurs années de recherche et présente les écrits les plus marquants de Etty dans un parfait respect pour le caractère unique de sa découverte de Dieu.

 

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