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Biographie en résumé
Cet observateur rigoureux de la scène politique, confident des deux premiers Présidents de la Ve République, hanté par les ombres de Claudel, de Montherlant, de Bernanos, de Mauriac et de Malraux n’est pas un homme de compromis. Styliste, Michel Jobert a pu écrire un jour que son style était maîtrisé, digne, classique, « plus essayiste que pamphlétaire », hier commissaire général de la langue française et conseiller culturel en Belgique, aujourd’hui conseiller d’une chaîne privatisée pour la langue française, chroniqueur littéraire et politique, Philippe de Saint-Robert est également (en 1994) membre du Haut Conseil de la francophonie.

Vie et œuvre
On trouvera plus bas dans cette page un curriculum vitae de Philippe de Saint Robert, défenseur de langue française et de la francophonie et l'un des plus fidèles amis du Québec en France.

Voici la transcription de son entretien avec Gilles Brochard, sur France Culture, les 21-25 mars 1994, dans le cadre de l'émission A Voix Nue, réalisée par Nicole Salerne.

Premier entretien

Gilles Brochard : Le 30 mai 1964, Gabriel Matzneff écrit dans son Journal : « Cher Saint Robert, Bossuet soutient que l’illusion des amitiés de la terre se dissipe avec les années et les intérêts. Cela est vrai souvent mais il y a aussi des amitiés qui résistent à l’usure, à l’éloignement, aux épreuves de la vie. Voilà sept ans que Saint Robert et moi nous nous connaissons et nos liens n’ont jamais cessé de se resserrer. Certes nous nous heurtons parfois mais je n’imagine pas qu’un jour nous puissions nous passer l’un de l’autre ». Aujourd’hui, en 1994, Gabriel Matzneff pourrait écrire sans doute la même chose, ne serait-ce que pour faire mentir une fois de plus le cher Bossuet. Si Gabriel Matzneff et Philippe de Saint Robert ont pu se connaître et s’apprécier à peu près à la même époque où ils connurent chacun de leur côté Henry de Montherlant, et où ils firent leurs premières armes à Combat, on aurait beaucoup de mal si l’on se lançait dans une telle entreprise, à déceler celui des deux qui influença le plus l’autre, si tant est que ces deux esprits libres purent s’influencer l’un l’autre. Philippe de Saint Robert, que les fidèles auditeurs de France Culture connaissent bien, est une figure quasi-atypique de l’intellectuel français de ce temps. Partagé entre la réflexion politique et la littérature, son tempérament ou sa nature l’a conduit à ne jamais être inféodé à quiconque. Ni dogmatique, ni prisonnier de nostalgies suspectes, Philippe de Saint Robert a toujours eu pour seul péché de s’être conformé à une certaine conception romantique de la France, comme a pu l’écrire un jour un journaliste. C’est pourquoi, par exemple, ce farouche partisan de l’indépendance nationale a si bien compris et si bien écrit sur le général de Gaulle qui incarna, selon lui, avec grandeur la légitimité de l’État. Fidèle avant tout à des idées plutôt qu’à des hommes, Philippe de Saint Robert a creusé un sillon bien délimité qui a rassemblé sur son nom autant d’amis que de détracteurs. Qu’il s’agisse de sa réflexion sur le pouvoir et la Ve République, de ses mises en garde sur l’américanisation à outrance de la société, sur l’Europe qui dépossède les pays de leur souveraineté, sur la langue française jadis universelle et aujourd’hui malmenée, Philippe de Saint Robert a depuis longtemps fait sienne cette phrase de Renan qu’il cite dans son Discours aux chiens endormis : « Le moyen d’avoir raison dans l’avenir est à certaines heures de savoir se résigner à être démodé ». Saint Robert s’empressant d’ajouter : « Laissons en effet la mode à ceux qui n’auraient pas de séduction sans elle ».

On l’aura compris, cet observateur rigoureux de la scène politique, confident des deux premiers présidents de la Ve République, hanté par les ombres de Claudel, de Montherlant, de Bernanos, de Mauriac et de Malraux n’est pas un homme de compromis. Styliste, Michel Jobert a pu écrire un jour que son style était maîtrisé, digne, classique, « plus essayiste que pamphlétaire », hier commissaire général de la langue française et conseiller culturel en Belgique, aujourd’hui conseiller d’une chaîne privatisée pour la langue française, chroniqueur littéraire et politique, Philippe de Saint Robert est également membre du Haut Conseil de la francophonie. En attendant la parution de la suite des Septennats interrompus, nous allons essayer de mieux déceler une personnalité singulière dans le paysage intellectuel français dont on a écrit qu’il était un conteur politique et un janséniste de l’histoire.

Philippe de Saint Robert, j’aimerais tout de suite qu’on en sache un peu plus sur votre vie, je dirais entre guillemets « privée », c’est-à-dire connaître un petit peu vos origines. On le sait parce que dans vos livres c’est écrit, je sais que vous n’aimez pas qu’on le dise, mais vous êtes né en 1934, votre père était ingénieur. Vous êtes d’origine de quelle région de France ?

Philippe de Saint Robert : De toutes les régions de France. Alors si on remonte dans les arbres généalogiques de la famille, on trouve la Creuse, on trouve le Dauphiné, on trouve la Picardie. Je suis un pur produit de ce mélange français des origines qui a abouti d’ailleurs à me faire naître à Paris. Donc vous voyez que, de ce point de vue là, l’origine provinciale s’est comme toujours résolue dans l’apparence parisienne. Mais vous savez, moi, je suis comme Malraux, je crois que notre biographie est dans nos livres. Je parle pour les écrivains. Pour les hommes politiques, pour les hommes de guerre, etc., peut-être les biographies sont importantes. Je ne pense pas que pour les écrivains ce soit très, très important.

G. B. : Vous l’avez moins trafiquée que Malraux par exemple?

P.S.R. : Je ne pense pas qu’il l’ait tellement trafiquée. Comme on a voulu fouiller un peu dans son passé et que cela l’agaçait, alors il a dû brouiller les pistes. Mais, après tout, c’est son droit. Vous savez, je crois que la vie est un secret. Non pas parce que l’on a des choses à cacher, mais parce qu’au fond, ce qu’on vit est incommunicable autrement peut-être que par l’art ou par l’écriture, par exemple. Alors c’est ce que l’on peut donner de soi-même de mieux, en fin de compte. Le reste n’a pas tellement d’importance.

G.B. : De toute façon, on le verra. On comprendra toutes les clefs de votre vie à travers les livres que nous essayerons de parcourir. Je voudrais simplement peut-être que vous nous disiez l’origine du mot Saint Robert. Parce que nous sommes ici chez vous ; on est ici dans une des pièces de votre appartement, et non loin il y a une gravure qui rappelle votre origine.

P.S.R. : Ce n’est pas un mot. C’est un nom de terre, comme on disait dans le temps. Je suis comme Ronsard et Saint-Cyran, une branche de ma famille a eu droit à la fin de l’Ancien Régime à ce qu’on appelait une abbaye en commandite, en fait un prieuré situé en Dauphiné, c’est-à-dire un bénéfice ecclésiastique qui était une forme d’anoblissement tardif pour ce qu’il est convenu d’appeler la noblesse de robe. Il n’y a pas autre chose à redire et c’est bien que les choses ne meurent pas. C’est tout.

G.B. : Vous y êtes allé, dans ce prieuré ?

P.S.R. : Une fois dans ma vie, mais vous savez que je n’en parle pas trop parce que c’est devenu un asile de fous depuis la révolution. Cela se situe à côté de Grenoble, c’est l’ancien prieuré bénédictin de Saint Robert de Cornillon, dépendant de la Chaise-Dieu, qui est à côté de Grenoble, à Saint-Égrève, exactement. A la fin de l’Ancien Régime, je crois qu’il restait trois ou quatre moines là dedans. On les a évidemment priés d’aller voir ailleurs ou peut-être l’ont-ils fait d’eux-mêmes et tout cela est devenu donc bien national, je suppose. Je ne suis pas très au courant de la suite exacte des choses, et c’est devenu et c’est, toujours depuis, un asile. Maintenant on n’appelle plus cela un asile, on appelle cela un hôpital psychiatrique, et cela a même perdu tout récemment, malheureusement, le nom même de Saint Robert, puisque cela s’appelle maintenant l’hôpital psychiatrique de Saint-Égrève. J’avais un peu envie d’écrire aux autorités responsables pour leur demander de laisser survivre au moins un peu ce nom qui n’est plus qu’un lieu-dit, mais par conséquent, évidemment, comme toutes les choses qu’on se promet de faire, je ne l’ai pas fait.

G.B. : Pour en revenir à votre éducation, comment s’est passée votre éducation dans la tendre enfance ?

P.S.R. : Puisque vous avez eu l’obligeance de rappeler que j’étais un produit d’avant-guerre, au cas où on ne s’en apercevrait pas, j’ai eu une enfance particulièrement perturbée par la guerre. Je me suis trouvé dans cette période, extraordinairement ballotté entre les parents, des grands-parents, etc., et finalement mes souvenirs y trouvent une forme de bonheur. Dans le fond, je crois qu’on appartient soit à son enfance, soit à son adolescence, soit à rien du tout et à ce moment là on ne s’appartient pas à soi-même. Je ne fais pas partie des hommes qui appartiennent tellement à leur adolescence. Je n’ai pas beaucoup aimé mon adolescence, et si mon enfance a été un peu bousculée, en revanche, j’y pense souvent avec bonheur et je m’y replonge aussi avec bonheur. Voilà donc ce que je peux en dire. Je l’ai passée, en particulier la période de la guerre, dans le Berry, dans une propriété qui se situe non loin de Châteauroux et Issoudun, à Pruniers exactement, un petit château appartenant à la famille de Sèze, liée à la mienne, et où j’ai vraiment mes souvenirs les plus émouvants auprès de mes grands-parents, même de mes arrière-grands-parents.

G.B. : Arrière-grands-parents, c’est-à-dire du côté de ...

P.S.R. : C’était la grand-mère de ma mère, mais qui était une femme que j’ai connue très bien, qui est morte quand j’avais plus de vingt ans. Le décalage de générations faisait que ce n’était pas une si vieille dame que cela, et c’est elle qui m’a en particulier marqué. J’ai aussi été confié, à un moment donné, à mes grands-parents paternels. Donc vous voyez j’ai été quelque peu ballotté, non parce que mes parents ne voulaient pas s’occuper de moi, mais parce que les circonstances faisaient qu’ils ne le pouvaient pas à ce moment là ... et que, pour me protéger probablement des aléas et des disettes de la guerre, on avait trouvé ce moyen de me mettre à l’abri.

G.B. : Mais vous avez été élevé seul ? Enfin, est-ce que vous étiez...

P.S.R. : J’étais élevé seul. Oui.

G.B. : Et quel tempérament aviez-vous à l’époque ? Etiez-vous plutôt taciturne, rêveur ?

P.S.R. : Je ne me souviens pas. Rêveur sûrement, très rêveur. Je ne me souviens pas, vous savez, alors cela vraiment...

G.B. : Et est-ce que, à cette époque, vous lisiez déjà un petit peu ou pas ?

P.S.R. : J’ai lu assez tard. On me lisait. Je me rappelle que ma grand-mère, le soir, avant de m’endormir me faisait des lectures, que j’aimais beaucoup, enfin qui étaient des lectures d’enfant. Ensuite, j’ai eu une période, c’est assez drôle, où à un moment donné ma famille me gendarmait en me disant que je devrais lire davantage. Plus tard, on me gendarmait parce que je lisais trop. Vous voyez, ça c’est le bonheur des familles.

G.B. : Et donc après la guerre, qu’est-ce que vous avez fait, vous êtes monté à Paris, vous avez fait vos études à Paris ?

P.S.R. : Après la guerre je ne suis pas monté à Paris, j’ai habité Paris. Pendant la période de la guerre elle-même, j’ai été très peu à l’école parce que c’était assez compliqué. Dans le village, il y avait une école laïque et une école libre. Mais l’école libre était une école de filles, et ma grand-mère ne voulait pas que j’aille à l’école laïque. Donc, c’est assez drôle, on a même été jusqu’à demander une dispense à l’archevêché pour que je puisse aller à l’école libre de filles. Heureusement que cela a été refusé. Vous imaginez un peu combien j’aurais été marqué par cette fâcheuse aventure. Je crois que finalement j’ai tout de même fini par aller à cette école laïque mais avant l’instituteur de l’école venait à la maison me donner des cours et je me souviens très bien de lui. C’était un Alsacien replié, et si mon souvenir est bon, mais je crois qu’il est bon, il s’appelait M. Marbac. J’ai un très bon souvenir de lui. Je crois que j’étais insupportable, que je n’écoutais rien de ce qu’il me disait et que je ne rêvais que d’une chose, c’est d’aller courir dans le parc. J’aimais la nature, j’aimais les animaux, je les attrapais, j’en avais des collections. J’avais des après-midi, des journées très solitaires où je me promenais beaucoup seul ; j’avais un grand-oncle, on l’appelait comme cela, c’était en fait le second mari de ma grand-mère, qui était lui aussi un rêveur, et j’aimais aller pêcher avec lui. Nous allions pêcher dans les rivières et dans les étangs de la propriété. C’est un souvenir d’enfance particulièrement agréable et cet homme, qui avait été un rêveur toute sa vie, me racontait non pas sa vie mais la vie qu’il aurait aimé avoir. Cela me plaisait. Il vivait en permanence dans la vie qu’il aurait aimé avoir, faute de l’avoir eue, encore qu’il n’avait pas une vie très malheureuse, mais c’était un rêveur né, voilà. Il y a des gens qui sont comme cela.

G.B. : Alors vos études à Paris. Vous étiez, je crois, à Janson de Sailly. Vous avez fréquenté plusieurs établissements ...

P.S.R. : J’y ai été très très brièvement ; j’étais un très mauvais élève. Après cette fâcheuse expérience de la guerre où je n’avais évidemment pas été habitué aux écoles, je crois que quand nous sommes revenus à Paris, après la guerre, j’ai fait effectivement les quatre cents coups dans de nombreuses écoles successives, dont Janson de Sailly, où je suis resté je crois un an, c’était en septième, ensuite dans une petite école qui est du côté de la Place Victor Hugo, qui s’appelait l’École paroissiale de Saint-Honoré d’Eylau, là je crois que j’ai passé deux années, et puis ensuite nous nous sommes repliés à Rouen, nous avons habité Rouen et là j’ai eu une scolarité très, très suivie jusqu’à ma philosophie, chez les Frères des Écoles chrétiennes. C’était à Jean-Baptiste de la Salle de Rouen dont j’ai un souvenir extrêmement agréable.

G.B. : Durant ces années, est-ce que vous aviez nourri quelques amitiés, est-ce que vous étiez au contraire encore un petit peu replié sur vous-même ? Ou est-ce que, jusqu’à la philo, vous étiez...

P.S.R. : J’avais des amitiés de classe, oui, j’avais des amis de classe, un peu perdus de vue maintenant, sauf peut-être un que je revois de temps en temps. Vous savez les amitiés de classe, les amitiés très, très anciennes, vous parliez d’amitié tout à l’heure, si la vie fait qu’on est séparé à un moment donné, je ne dirais pas qu’elles se rompent, mais si elles ne s’entretiennent plus au jour le jour et quand on se revoit au bout d’un certain nombre d’années, on est d’abord très content, puis au fond on n’a plus tellement de choses à se dire. Une amitié doit être ininterrompue. Une amitié interrompue est une amitié qu’on ne reprend pas, en tout cas telle qu’elle était. Qui devient un peu artificielle. Et ce qui fait que dans l’amitié que vous évoquiez tout à l’heure, celle que j’ai avec Gabriel Matzneff, il y a donc, mon Dieu, plus de trente ans, elle ne s’est jamais interrompue.

G.B. : Il y a 35 ans, même, j’ai calculé.

P.S.R. : Eh bien, voyez, elle ne s’est jamais interrompue et si j’ai d’autres amis, c’est probablement le plus ancien actuellement dans mon existence ; d’autres, qui sont peut-être un peu moins anciens, sont ininterrompus également.

G.B. : Et cette période normande .... Est-ce que vous êtes attaché à la Normandie ?

P.S.R. : La Normandie, malheureusement, avait très mauvaise presse dans ma famille. On y était un peu par force et on n’a jamais aimé tellement la Normandie, encore que, après la guerre, ma grand-mère ayant vendu la propriété qu’elle avait à Saint-Valery, dans la Somme, et acheté une maison dans la Vallée de l’Avre, je m’y étais beaucoup, beaucoup attaché et j’y allais très souvent. J’y faisais de très, très longs séjours, à une époque où il y avait ce qu’on appelait les grandes vacances, maintenant les enfants n’ont plus de grandes vacances. A l’époque, on avait peu de vacances en cours d’année, mais on avait ces presque trois mois de grandes vacances qui étaient une pure merveille. Les enfants ne savent pas ce qu’ils perdent en ayant perdu ces grandes vacances, parce que, vraiment, on s’implantait quelque part et je passais une partie de mes vacances scolaires, en général, à aller dans un pays étranger parce que dès qu’en sixième j’ai commencé à faire ce qu’il était convenu d’appeler les langues, c’est-à-dire un peu d’anglais, on m’a envoyé en Angleterre, et puis ensuite en Allemagne, quand j’ai appris l’allemand, et une année sur l’autre on m’envoyait soit en Angleterre soit en Allemagne, ce qui me plaisait beaucoup. J’ai été habitué très jeune à voyager.

G.B. : Vous étiez bon en anglais, par exemple ?

P.S.R. : Je n’étais pas si mauvais que cela. Je n’ai pas un don extraordinaire des langues, mais j’ai un certain sens des langues, mais vous savez, cela, c’est pareil, c’est comme l’amitié. Si on n’entretient pas, on oublie. Je serais embarrassé aujourd’hui d’avoir des conversations suivies, mais à l’époque je les avais et puis surtout je lisais et contrairement à ce qu’on fait aujourd’hui, on nous apprenait les langues à travers la littérature que ces langues avaient produites, alors qu’il paraît qu’aujourd’hui il ne faut surtout plus que cela se fasse parce que ce n’est pas utile, vous savez, la littérature, c’est tout à fait inutile. Mais j’ai appris l’anglais dans les auteurs anglais, j’ai appris l’allemand dans les auteurs allemands, et au fond c’est cela qui m’intéressait, c’est ce qui me donnait du goût à ces langues. Le reste du temps, je le passais en général chez ma grand-mère dans cette Vallée de l’Avre, c’est un petit village qui s’appelle exactement Acon, c’est en contrebas du Rousset d’Acon, c’est sur la route d’Alençon, entre Tillière et Nonencourt, et là j’ai des souvenirs assez merveilleux. Cette maison avait été rachetée après la guerre. Elle était en fort mauvais état. Ma grand-mère n’avait plus les moyens d’y mettre ni du luxe, ni même du confort, mais cette petite maison qui était perdue dans la Vallée de l’Avre est pour moi un souvenir extraordinaire et émouvant. On l’a vendue après la mort de ma grand-mère. J’y vais encore souvent. J’y passe et je la regarde avec une certaine nostalgie. On l’avait d’ailleurs, je crois que c’est une invention de ma mère, surnommée « Le Paradis perdu », bien que ce fut une maison très modeste.

G.B. : Vous avez raconté ou cité dans un livre dont on parlera un peu plus tard, qui s’appelle Midi en cendres, qui est un livre autobiographique, où il y a des fragments de journal, plusieurs textes d’Alfred de Vigny, d’Alexandre Dumas, sur justement Saint-Valery sur Somme.

P.S.R. : Oui, mais là nous ne parlions pas de Saint-Valery sur Somme. Alors Saint-Valery sur Somme, c’est une autre passion. Je vais y venir. Cela remonte avant la guerre. Saint-Valery sur Somme était le lieu de naissance de ma grand-mère paternelle et le lieu où mon arrière-grand-mère maternelle avait elle-même, dans les années trente, acheté une maison, une très, très belle villa qui se trouve en haut de la ville, sur la rue Saint-Pierre et comme dit la chanson, « that’s the beginning of me », c’est-à-dire que mes parents se sont rencontrés simplement parce que des deux côtés ils allaient à Saint-Valery. Du côté de mon père, il y avait une origine vraiment valéricaine, picarde. Du côté de ma mère, c’était le hasard qui avait fait que sa grand-mère avait acheté cette maison dans les années trente. Une très, très belle maison dont j’ai longtemps gardé la nostalgie, que nous avions baptisée la « Cima Rosa » (j’ai constaté que l’appellation subsistait, mais que l’environnement de la villa – le petit bois, le potager – a été sacrifié) et que nous avons vendue après la guerre, pour acheter celle dont je vous parlais en Normandie. Mais je n’ai jamais cessé d’aller à Saint-Valery parce que l’autre partie de ma famille avait gardé un petit pied-à-terre. J’ai donc toujours été à Saint-Valery et même quand les derniers membres de ma famille ayant des pied-à-terre ont disparu, j’ai moi-même acheté une petite maison à Saint-Valery pour pouvoir y garder un pied-à-terre. C’est un pays que j’aime énormément. Ma famille s’est toujours moquée de moi parce que je suis le seul à aimer Saint-Valery. Mes parents prétendaient qu’il y fait un temps toujours épouvantable, qu’il ne fait pas beau, qu’il pleut. Alors que lorsque j’y vais, il y a toujours un soleil merveilleux ou alors une tempête extraordinaire. J’ai un attachement profond pour cette petite ville, ce petit port de mer, qu’il ne faut surtout pas confondre avec Saint-Valery-en-Caux, qui est assez laid, il faut dire ce qui est, avec une plage de galets assez laide, alors que Saint-Valery sur Somme a une magnifique digue sur laquelle j’aime me promener le soir et qui donne à l’infini sur le Hourdel, le Crotoy, etc. C’est un endroit que j’aime. Cela ne s’explique pas.

G.B. : Vous citez Alfred de Vigny dans Stello qui fait s’emporter à son sujet le docteur Noir, qui dit ceci : « Saint-Valery est un joli petit port de mer sale et embourbé. J’y ai vu de jolis bocages verdoyants, dignes des bergers du Lignon, j’ai vu de petites maisons blanches, mais pas une pierre où il soit écrit Guillaume est parti d’ici pour Hastings ».

P.S.R. : Maintenant, il y en a deux : il y a deux pierres qui disent cela. Il y a une plaque sur le Grenier à sel et on a fait, en 1966, au moment du 900e anniversaire du départ de Guillaume pour l’Angleterre, une stèle qui est à l’entrée de la Ferté, donc maintenant Vigny serait content. Et puis surtout, ce qui est très important, ce qu’il faut dire, c’est que Saint-Valery-sur-Somme est le petit port de mer où d’Artagnan débarque quand il rapporte les ferrets de la reine. C’est absolument capital. Là il se rend dans un petit bistrot, si j’ose dire, enfin un relais, que j’ai situé, que j’ai inventé évidemment, et où il dit le mot de passe, « Forward », et à ce moment on lui donne des chevaux qui lui permettent de revenir par la Vallée de la Bresle sur Paris et d’éviter les sbires du Grand Cardinal qui veulent évidemment intercepter les ferrets de la reine. Cette référence donc, aux Trois Mousquetaires, est capitale pour moi.

G.B. : Cela a dû nourrir votre imagination...

P.S.R. : Cela a beaucoup nourri mon imagination.

G.B. : D’ailleurs dans Midi en cendres, vous dites cette chose assez drôle : « Aujourd’hui encore, dans quelque auberge que vous pénétriez à Saint-Valery, si vous dites Forward, on saura que vous êtes un ami de la reine ».

P.S.R. : Eh bien voilà.

G.B. : Est-ce que à cette époque vous aviez déjà une petite conscience politique, ou est-ce que vous étiez, je ne sais pas, royaliste, parce que vous aviez lu certains écrits ou....

P.S.R. : Non. Alors, écoutez. Conscience politique sûrement, parce qu’on s’est beaucoup moqué de moi dans ma famille. Mon père raconte toujours que dès l’âge de 13 ou 14 ans, je lisais Le Monde tous les soirs. Moi, je ne m’en souviens pas tellement. Mais enfin il paraît que très, très jeune, j’avais une véritable passion pour la politique. J’avais surtout une passion pour l’histoire. Et j’ai lu – je vous ai dit tout à l’heure que finalement je n’avais pas été un lecteur très jeune – mais je crois que peut-être au fond j’ai commencé par lire des livres d’histoire. Je ne sais pas ce que valaient les livres d’histoire que je lisais à l’époque, mais à l’école on avait des cours d’histoire très consistants, et notre professeur nous donnait des références et je demandais qu’on m’achète les livres et je les dévorais. Ma passion historique – et pour Dumas – est venue de la lecture du Collier de la reine. Le Collier de la reine est un livre qui m’a absolument bouleversé. D’ailleurs, à l’époque, on en a tiré un film que j’avais vu et je ne sais pas pourquoi cette histoire du Collier de la reine, qui au fond est la clef de la Révolution française, m’avait absolument passionné. Naturellement, c’est raconté par Alexandre Dumas à sa manière, mais vous savez, quelqu’un qui arrive à vous passionner pour l’histoire, même en l’enjolivant et en faisant une légende, c’est quelqu’un qui a bien mérité de l’histoire.

G.B. : Mais vos parents, votre père lisait beaucoup lui aussi ou pas ?

P.S.R. : Il lisait les journaux mais cela je ne me souviens pas, franchement. Je pense que si je lisais le Monde tous les soirs, c’est qu’il devait l’acheter, mais je ne me souviens pas qu’il y ait eu à la maison, ce qu’on peut appeler des discussions politiques, en revanche pendant la période de la guerre alors là je puis vous dire que ma grand-mère, mon arrière-grand-mère exactement, avait été une gaulliste de la première heure et qu’elle s’était rendue célèbre, par la lettre carrément d’injures, je crois, qu’elle avait envoyée au maréchal Pétain le jour de la signature de l’Armistice, vous savez c’était du ton, parce qu’elle était tout de même née en 1864, c’était du ton « Moi, fille, femme et mère d’officier, Monsieur le Maréchal, vous dis que vous avez déshonoré la France », et je me souviens qu’à la maison, dans le Berry, on écoutait tous les soirs, en cachette, la radio de Londres, qu’il y avait des cartes sur le mur ; mon grand-père par alliance, dit l’oncle Alphonse, piquait des petits drapeaux pour suivre les avancées des armées alliées, tout cela dans le plus grand secret. Je me souviens très bien de cela.

G. B. : Est-ce que vous pourriez nous parler aussi de vos professeurs de lettres ? Quand vous aviez dix ou quatorze ans, est-ce que dans vos rédactions on imagine peut-être que vous teniez tête à vos professeurs, que vous vous laissiez aller dans vos rédactions, je ne sais pas si cela s’appelait comme cela à l’époque ...

P.S.R. : Oui, il y avait encore tout cela. J’ai deux ou trois souvenirs très précis. Je crois qu’en seconde, à Rouen, j’avais un professeur de lettres qui était absolument merveilleux et qui s’appelait l’abbé Hue. Il portait exactement le même nom que le nouveau secrétaire national du Parti communiste. D’ailleurs je crois que c’est un nom d’origine normande. C’était un prêtre séculier qui avait une connaissance de la littérature extraordinaire, qui nous passionnait, qui nous racontait, qui nous parlait de tout cela et moi j’étais absolument passionné de même que j’étais passionné par mon professeur d’histoire, M. Bonnel, alors que le même professeur d’histoire quand il nous parlait de géographie, évidemment je m’endormais. En première, c’était un frère – j’étais donc chez les Frères des Écoles chrétiennes – qui s’appelait, qui s’appelle toujours puisqu’il vit encore, le Frère Bruno et qui m’a également passionné pour la littérature, mais on se disputait beaucoup. Il trouvait que je faisais des copies, des rédactions un peu agressives quelquefois. Par exemple, contrairement à ce qu’on pense, dans les collèges catholiques, on n’aimait pas du tout Paul Claudel. Or moi j’avais découvert Claudel, et j’étais un passionné de Claudel. Je me suis passionné pour Claudel très tôt et alors je citais Claudel dans mes rédactions et j’avais des notes extrêmement sévères ; on me disait que ce Claudel était absolument incompréhensible, qu’il écrivait en charabia, etc.. C’était extrêmement mal vu. Alors, naturellement, plus on me contestait, plus, avec ma nature, j’en rajoutais...

G.B. : Frondeur ?

P.S.R. : Oui, plus je frondais. Je me souviens même qu’un professeur écrivit, au milieu de la copie, « Je ne vais pas plus loin ». Il interrompait la correction. Ceci dit, nous nous aimions beaucoup et je l’aime encore beaucoup.

G.B. : C’était des classes moyennes, vous étiez nombreux ?

P.S.R. : Pas de souvenirs.

G.B. : Parce que cela change aussi beaucoup de choses.

P.S.R. : C’était des classes qui étaient normales, qui n’étaient pas trop nombreuses, qui n’étaient pas trop clairsemées. Et j’ai eu une classe de philosophie qui était absolument passionnante dans le même collège, avec un père dominicain, je ne sais pas s’il vit encore, qui s’appelait le Père Caron ; il était un thomiste absolument invétéré mais qui nous a fait un cours dont j’ai un souvenir absolument passionné. Je crois que c’était une des années les plus heureuses de ma vie, que cette année de philosophie. Après je lisais les livres dont on me parlait en classe. Évidemment, pendant ce temps là, je ne faisais pas de physique, je ne faisais pas de chimie. Tout cela m’embêtait. Mais j’étais très porté vers les choses que j’apprenais et je me souviens de ce cours de philosophie thomiste, dont je suis peut-être resté un peu marqué. Je ne sais pas.

G.B. : Est-ce que vous étiez bon en orthographe, Philippe de Saint Robert ?

P.S.R. : Zéro. Épouvantable. C’était affreux. Je faisais quarante fautes par copie. C’était une des causes des mauvaises notes que j’avais. C’était effrayant. Je n’ai jamais eu d’orthographe. Mais je crois que cela tient un petit peu aux perturbations qui ont marqué ma première éducation, si vous voulez, puisqu’elle n’a pas été très suivie, et l’orthographe n’était pas, je dois dire, mon fort. Même quand j’écris aujourd’hui, j’ai toujours à côté de moi un Petit vocabulaire orthographique Larousse parce qu’il suffit que j’hésite sur un mot pour ne plus savoir comment il s’écrit. Alors j’ai toujours cela sous la main.

G.B. : Très bien.

P.S.R. : Il faut savoir être modeste.

G.B. : Votre père vous destinait à une profession particulière ? A une carrière ?

P.S.R. : Non, pas du tout. Mais il était persuadé en tout cas que la voie que je prenais ne pouvait me mener nulle part. Ce qui partait d’ailleurs d’un très bon sentiment de sa part. C’est-à-dire que lui-même avait une formation scientifique et déjà le fait qu’on soit plus intéressé par la littérature ou par les choses de ce genre lui paraissait étrange, et puis au fond de lui il était convaincu que cela ne faisait pas ce que l’on appelle une carrière. Alors le résultat de tout cela a été que j’ai fait du droit, ce dont j’ai beaucoup souffert au début, cela m’a beaucoup ennuyé, et puis ensuite, à la fin, lorsque j’ai fait mon doctorat d’économie politique et puis ensuite de sciences économiques, j’ai un peu rejoint mes préoccupations philosophiques. Je crois que j’appartiens à la dernière génération où l’on n’était pas trop ennuyé, quand on faisait l’économie politique et la science économique, avec l’économétrie et les paramètres mathématiques, là j’aurais été obligé de caler tout de suite. J’ai eu là aussi une période assez heureuse où j’ai retrouvé mes préoccupations philosophiques à travers le droit, parce qu’à l’époque on faisait vraiment du droit, c’est-à-dire qu’on faisait de tout, ....

G.B. : Et le droit romain....

P.S. R. : Oui, j’ai fait du droit romain, j’ai fait de l’histoire du droit et droit romain, j’ai même fait ce qu’il était convenu d’appeler à l’époque un DES, je ne sais pas si cela existe encore, d’histoire du droit et droit romain, parce que j’avais eu l’ambition, qui ne s’est pas perpétuée, de faire une agrégation de droit. Vous savez que l’agrégation de droit est la plus difficile de toutes les agrégations, puisqu’elle n’ouvre qu’à l’enseignement supérieur. J’avais donc fait un DES d’économie politique, un DES de science économique, et à l’époque pour faire l’agrégation de droit, il fallait déposer sa thèse sur trois DES. Donc j’ai dû en choisir un troisième et j’ai fait celui-là (histoire du droit et droit romain). J’avais comme professeur un homme que j’aimais beaucoup, qui s’appelait Jean Veiller, qui m’avait dit alors que je commençais un peu à écrire dans les revues: « Vous savez ce n’est pas possible cela, parce que si vous écrivez, quand on postule pour une agrégation, il faut être beaucoup plus modeste que cela et vous écrirez quand vous serez agrégé. Mais si vous commencez à écrire maintenant, vous allez être mal vu ». Cela m’avait beaucoup contrarié et je crois que cela fut une des raisons pour lesquelles finalement j’ai renoncé. Je ne sais pas si j’aurais abouti à cette agrégation qui encore une fois est une des plus difficiles qui soient. Enfin bref, j’ai renoncé. J’ai préféré écrire.


***
Deuxième entretien

G.B. : Philippe de Saint Robert, que faisiez-vous à 20 ans en 1954 ?

P.S.R. : Vraiment je ne me souviens pas. Vous savez la phrase célèbre de Nizan disant « Je ne permettrai jamais à personne de dire que 20 ans a été le plus bel âge de la vie ». C’est ce que je pensais profondément et je n’ai pas un souvenir ébloui de mes 20 ans. J’ai dû, comme tous les ans, passer une partie de mes vacances au bord de l’Avre, une partie de mes vacances en Allemagne, je suppose que cette année là c’était le tour de l’Allemagne. Et puis voilà. Il y a peu à dire de ces 20 ans, sinon que c’est probablement l’année où je me suis réinstallé à Paris ayant terminé mes études secondaires ; j’ai dû me réinstaller à Paris pour commencer mon droit.

G.B. : Je ne sais pas si vous vous souvenez d’un petit texte que vous avez écrit à cet âge là ...

P.S.R. : Hélas !

G.B. : qui a été publié aux éditions de la Librairie bleue, je ne sais pas si le livre est encore disponible, ce livre est paru en 1983. Il s’intitule Midi en cendres,

P.S.R. : L’histoire de ce livre est banale. C’est qu’effectivement, cette année de mes 20 ans, j’avais décidé de tenir une sorte de journal disons intime, que je me suis bien gardé de jamais rendre public tellement je trouvais cela mauvais. Mais, un beau jour, Dominique Daguet eut la gentillesse de me demander si je n’avais pas un texte pour lui. J’ai eu le malheur de le lui faire lire et il a voulu le publier. C’est-à-dire que cela a été publié sans que je l’aie relu, parce que je me suis dit que si je le relisais je n’accepterais jamais qu’on le publiât tellement je trouvais cela gourmé. On n’aime pas du tout ce qu’on était à cet âge là. Donc cela a été publié sous cette forme.

G.B. : Dans l’avertissement de ce livre, vous écrivez : « Le titre sans illusion que je donnais à ce recueil me fait aujourd’hui penser au premier vers du second quatuor d’Eliot qui souvent me visite ». Quel est ce vers ?

P.S.R. : Je ne me souviens pas.

G.B. : C’est en anglais. Pour une fois que l’on lit un texte en anglais dans votre oeuvre...

P.S.R. : Vous voulez que je le lise ?

G.B. : Oui, c’est là. Vous aurez une prononciation peut-être meilleure que la mienne. « In the beginning ...

P.S.R. : “In the beginning is my end”, “dans mon commencement est ma fin”.

G.B. : Vous écrivez quand même ce texte assez amusant sur vos 20 ans, mais laissez-moi le lire en entier : « Pauvreté ridicule, folie des hommes, vingt ans, le symbole d’un cliché, d’une étiquette arbitraire et vaine. On m’écrivait récemment, un être cher, « moi aussi, lorsque j’avais vingt ans, je me souviens ». Non la méprise est suprême. C’est me méconnaître que me numéroter. Les êtres n’ont pas d’âge, surtout pas les poètes ». Alors vous vous considériez, d’emblée, comme un poète ?

P.S.R. : Oui, d’une certaine manière.

G.B. : Vous avez écrit des vers en plus ?

P.S.R. : Oui, mais on est toujours d’une certaine façon un poète, même quand on écrit de la prose, quelquefois. Le terme de poète, vous savez ce qu’en disait Cocteau : « Être poète, c’est être comme un oiseau qui chante sur son arbre généalogique ».

G.B. : Vous écrivez aussi à propos d’un de vos amis, un certain Jacques, qui un jour vous apprend qu’il va se marier : « Jeune homme de vingt ans, que je ne veux absolument pas être, nous avons pour devoir d’aimer les êtres, nous n’avons pas pour droit d’en être aimé. Des êtres nous n’avons rien à exiger, si ce n’est d’un seul, nous-même ». Quelle rigueur ! « Et le peu que nous en exigeons, et obtenons, devrait nous faire entendre combien nous sommes indignes d’exiger rien des autres ».

P.S.R. : plût au ciel que j’aie toujours gardé cette pensée et que je me sois conformé à elle tout au long de ma vie !

G.B. : A cette époque, vous avez donc 20 ans, et comme vous l’avez un peu suggéré dans notre premier entretien, vous avez lu fort tard. Mais à l’âge de vingt ans, vous étiez nourri de quels poètes ? Quels étaient les grands hommes qui marquaient votre vie littéraire ou poétique ?

P.S.R. : Écoutez, au risque de vous surprendre, j’ai découvert, c’est vrai, Claudel très jeune, et curieusement je crois que j’ai une passion pour Claudel, alors que je crois que je ne comprenais pas tout à fait tout ce que je lisais. Mais j’ai eu une grande passion pour la poésie de Claudel ; la découverte de Partage de midi a été pour moi quelque chose de bouleversant. Je suis quelqu’un qui allait beaucoup au théâtre. J’habitais donc la Normandie, j’habitais Rouen, mais je venais très souvent à Paris dès qu’il y avait des petites vacances, chez mes grands-parents, et je me souviens qu’avec les trois sous que j’avais, ma seule passion était de me prendre un billet et d’aller au théâtre. Alors j’ai vu un tas de choses. Je ne me souviens plus de tout ce que j’ai vu. Mais j’ai vu beaucoup de choses. J’avais cette passion du théâtre...

G.B. : J’avais noté, Philippe de Saint Robert, que vous aviez vu je crois l’École des femmes, créée par Louis Jouvet, mais au Festival d’Édimbourg.

P.S.R. : J’avais 12 ans. C’est l’éblouissement de ma vie. C’est en 1947. Le Festival d’Édimbourg. C’était mon premier voyage à l’étranger. Et les amis anglais chez qui j’étais, ou plus exactement écossais, probablement pour me faire plaisir, et peut-être pour me distraire un petit peu d’être tout à coup plongé dans un bain aussi étranger, avaient décidé de m’emmener à deux choses importantes, qui se sont données au Festival d’Édimbourg, la création de l’École des femmes, et je revois Jouvet dans Arnolphe comme si j’y étais à l’heure actuelle, et puis la première des Enfants du paradis. Et qui a été également pour moi quelque chose de bouleversant. D’ailleurs les Enfants du paradis, c’est un film que j’ai dû revoir au moins quinze fois depuis, puisqu’à chaque fois qu’on le donne, je vais le revoir, j’en sais des passages absolument par coeur, mais je dois dire que ces deux choses ont été pour moi des chocs. Par la suite, vous parliez des auteurs que j’ai lus, j’ai lu Mauriac, assez tôt, j’ai lu Claudel, et alors, ce qui va vous étonner, c’est que j’ai surtout lu beaucoup d’auteurs anglo-saxons, car dans ma première jeunesse, si je puis dire, mes lectures ont été essentiellement des auteurs anglo-saxons. Je ne sais pas pourquoi. Peut-être parce qu’ils me faisaient davantage rêver ou peut-être parce que les Anglo-saxons ont davantage le sens du roman que les Français. J’aime bien le roman français, mais ce n’est pas du tout la même chose que le roman anglo-saxon.

G.B. : Alors qu’est-ce que vous lisiez ?

P.S.R. : De tout. Alors, des gens qui étaient à la mode à l’époque, dont on parle beaucoup moins aujourd’hui comme Cronin, Louis Bromfield, je me souviens de Mrs. Parkington et de la Mousson, parmi mes lectures. Les soeurs Brontë, j’ai dévoré les trois, si j’ose dire, les oeuvres des trois soeurs Brontë, Charlotte, Émily et Anne, car il y en a trois et je lisais tout cela avec une passion extraordinaire, et puis Graham Greene. J’aimais ces romanciers anglo-saxons, qui n’étaient jamais idéologiques, et qui finalement suggéraient si bien. Aujourd’hui encore, il y a un auteur anglais ou anglo-irlandais qui me fascine et qui est vraiment peu connue en France, qui est Iris Murdoch.

G.B. : Quand même, quand même…

P.S.R. : Oui, enfin. J’ai aussi été, si j’ose dire, un des premiers en France à découvrir Lawrence Durrel, parce que j’avais une amie égyptienne dans les années 58, qui m’avait dit « Si tu veux comprendre ce qu’a été mon enfance en Egypte, lis ». A ce moment là venait de paraître en français le premier volume du Quatuor d’Alexandrie, et j’ai lu tous les volumes les uns après les autres avec émerveillement. Ce que je vais vous dire là est un peu à part, mais quand même je veux le dire. Quand vous lisiez Graham Greene, quand vous lisiez Durrel, en français, vous lisiez cela dans d’excellentes traductions. J’aime beaucoup Iris Murdoch, j’ai lu presque tous les livres d’Iris Murdoch publiés en français, je ne veux pas critiquer chaque traducteur pris individuellement, mais je trouve que ce n’est pas du travail, quand on a un auteur de ce genre, de le faire traduire à chaque fois par un traducteur différent. Vous comprenez. Lawrence Durrel et Graham Greene ont eu la chance extraordinaire d’avoir des traducteurs remarquables, qui ont donné à leurs livres en français une unité de style qui en fait quelque chose de merveilleux, et cette pauvre Iris Murdoch aurait bien mérité la même chose, or il n’y a pas d’unité de style entre ses différents livres, parce qu’à chaque fois on fait appel à un traducteur différent. Et je ne parle pas des maisons d’édition qui font appel, pour un même livre, afin d’aller plus vite, à plusieurs traducteurs, ce qui alors fait qu’on a des livres qui ne ressemblent absolument à rien, parce qu’il n’y a aucune unité de style. Une traduction doit avoir une unité de style. Voilà, je ferme cette parenthèse. J’ai dit ce que j’avais sur le coeur.

G.B. : Mais ce qui vous intéressait à l’époque dans ces livres, qu’est-ce que c’était, la psychologie des personnages entre eux ? Cette ...

P.S.R. : Le roman anglo-saxon n’est pas un roman tellement axé sur la psychologie, c’est plutôt le roman français qui est très axé sur la psychologie. Naturellement, il y a de la psychologie dans le roman anglo-saxon. Il y a de la psychologie dans Iris Murdoch. Mais ce n’est pas l’essentiel. Iris Murdoch, c’est du roman quasiment métaphysique. C’est tout à fait extraordinaire. Mais sans jamais avoir l’air de l’être, si vous voulez. Tout cela est amené avec une manière tellement subtile, tellement intelligente, avec des dialogues tellement éblouissants, extraordinaires. Nous, nous avons autre chose, nous n’avons pas cela. Et j’aime cela.

G.B. : On va passer sur vos études, que vous avez effectuées à Paris. Ce qui m’intéresserait maintenant, c’est de connaître un petit peu les premières publications de l’étudiant Philippe de Saint Robert qui avait donc terminé ses études. Je crois que vous avez publié, là aussi on va reparler de vos lectures, puisque vous nous avez parlé de Claudel, des auteurs anglo-saxons, et de Mauriac. Vous ne nous avez pas encore parlé de Montherlant. Alors qu’en 1957, François Nourissier qui dirigeait la Parisienne, cette fameuse revue littéraire, va publier votre premier article consacré à Henry de Montherlant. Pourquoi et comment en êtes-vous arrivé à écrire sur Montherlant et à être publié par Nourissier ?

P.S.R. : C’est très simple. Je me souviens parfaitement comment j’ai acheté le premier livre de Montherlant, c’était à Tillières-sur-Avre, dans la petite librairie du village, je me promenais et j’ai vu un petit livre dans les rayons qui s’appelait Service inutile, qui devait être probablement accessible à ma fortune de l’époque. Que j’ai acheté et c’est le premier livre de Montherlant que j’ai lu. Puis j’en ai lu d’autres. Montherlant, comme vous l’avez remarqué très justement, n’a pas été ma première passion littéraire. Mais j’ai immédiatement aimé Montherlant qui m’apportait beaucoup sur le plan du style, sur le plan de l’univers dans lequel il me faisait pénétrer, et puis vous savez entre Montherlant et Mauriac, il n’y a pas tellement de différence. Donc je me suis passionné pour Montherlant et ce qu’on n’a pas dit, c’est qu’entre temps, comme à un moment donné j’étais très paresseux, j’ai dû redoubler une année de droit, et je me suis inscrit en plus à une école de journalisme ; on nous faisait faire des critiques. J’ai fait des critiques de cinéma, de théâtre, etc. C’est toujours comme cela, il faut bien commencer dans la vie. Et un beau jour le jeune homme de 22 ans que j’étais a envoyé deux ou trois textes à la Parisienne, qui était une revue qui était à la mode à l’époque, j’ignorais tout à fait qui la dirigeait, et j’ai reçu effectivement de François Nourissier un petit mot et – comme dans ces textes il devait y avoir la critique d’une pièce de Montherlant, je crois que c’était Brocéliande – où il m’a dit « Les Carnets de Montherlant viennent de paraître, faites donc le compte rendu ». D’ailleurs cela a été sans lendemain, je crois que la Parisienne a disparu assez rapidement après, et puis Nourissier ne m’a rien demandé d’autre et je dois dire que nos relations par la suite n’ont pas été brillantes. Mais enfin il ne lui sera pas ôté ce qui lui revient, puisque effectivement il est le premier à avoir publié un texte de moi. Hier vous disiez que Gabriel Matzneff et moi nous avions commencé à écrire de conserve à Combat. Ce n’est pas tout à fait exact. Nous avons commencé à écrire de conserve dans une revue qui s’appelait La Table ronde. A l’époque, les revues littéraires existaient encore et les premiers textes que j’ai publiés, bien avant d’écrire dans Combat, ont été publiés dans la Parisienne, La Table ronde, qui était une petite revue rouge à l’époque, qui était dirigée par Pierre Sipriot, la NRF, aussi où Dominique Aury a très gentiment publié un certain nombre d’articles de moi jusqu’au jour où j’ai été insolent avec elle et elle n’a plus rien publié.

G.B. : Ah bon, qu’est-ce que vous avez pratiqué comme insolence ?

P.S.R. : Eh bien je me suis permis de lui répondre puisque elle avait écrit un article sur la Reine morte dans la NRF, que j’avais trouvé tout à fait injuste, et dans un article de Combat, donc c’est beaucoup plus tard, je m’étais permis de répondre, en disant que ce qu’elle écrivait n’était pas juste. Alors de ce jour mes articles ne sont plus passés. Voilà ce que c’est. Puis j’ai beaucoup écrit aussi dans une revue qui paraissait à Bruxelles et qui s’appelait Synthèse. Voilà mes souvenirs de l’époque.

G.B. : En 1957, vous me dites si je me trompe, vous participez au livre que va publier Jean-Jacques Thierry sur Montherlant, et qui je crois, au départ, devait être assemblé dans une revue qui s’appelait Prétexte.

P.S.R. : J’avais donc un article dans ma vie, publié dans la Parisienne sur Montherlant, et je vois dans un journal qu’il y avait une revue qui s’appelait Prétexte, laquelle préparait un numéro spécial sur Montherlant. Immédiatement je me suis considéré comme un spécialiste du sujet et j’ai écrit à Jean-Jacques Thierry, pour lui proposer mes services, et il a répondu très gentiment en me demandant de faire un article sur Montherlant et le jansénisme, Montherlant et Port-Royal. Fort de cela, j’ai immédiatement écrit à Montherlant pour lui dire que j’étais un spécialiste, par conséquent, évidemment de son œuvre, et que je ne saurais écrire cet article sans l’avoir d’abord rencontré. Et c’est ainsi qu’il m’a reçu pour la première fois, très gentiment, je le raconte, je crois dans Montherlant et la relève du soir.

G.B. : Est-ce que, à cette époque, là aussi je serais tenté de vous dire, vous vous situiez un petit peu politiquement. C’est-à-dire que le Général n’est pas encore revenu au pouvoir, nous sommes en 57, est-ce que vous êtes inscrit quelque part ?

P.S.R. : Vous savez que j’ai été très peu inscrit. Ce n’est pas du tout mon genre. En revanche, je me situais certainement parce que je faisais des études de droit. Les étudiants en droit sont assez politisés et c’était quand même la période décadente, constamment décadente, si tant est qu’elle ne l’ait pas toujours été, de la IVe République. Et je dois dire que personne n’a autant souffert que j’ai pu souffrir à cette époque de voir la politique qui était faite ou qui n’était pas faite, ce qui revient au même, par les gouvernements du moment et qu’au fond le général de Gaulle pour moi, à ce moment là, ne représentait pas grand chose dans l’esprit des étudiants de ma génération, on croyait qu’il était parti comme cela en 1946 en laissant tout en plan. C’était une figure de la guerre, mais nous n’appartenions pas aux générations qui avaient pu vivre la période de la Résistance, et de la guerre bien sûr, et donc il nous apparaissait un peu comme une sorte d’image d’Épinal. Je dois dire, en revanche, quand les événements d’Alger ont éclaté et que le Général est revenu au pouvoir, j’ai été automatiquement et instinctivement gaulliste, sans me faire à aucun moment la moindre illusion sur le problème algérien. Je dois bien le préciser. Autant, si vous voulez, j’étais un peu comme tout le monde acquis à l’idée, vous savez du fameux triptyque de Guy Mollet dont je ne me souviens plus très bien d’ailleurs, pacification, négociation, etc., – c’était très bien en soi, mais il fallait avoir l’autorité de l’imposer et il eût fallu que la situation ne fut pas dégradée au point où elle l’était. Lorsque le Général est revenu, au fond pour moi, il était d’abord le restaurateur de l’État. Je n’ai jamais pensé un instant ni que son rôle supposé, ni que ce qu’il ferait dans la pratique, serait de maintenir l’Algérie dans le cadre français. J’ai peut-être pensé que cela se passerait mieux que cela ne s’est passé, mais je n’ai jamais pensé cela et je me suis inscrit très rapidement, je le dis volontiers puisque je lis dans des gazettes, vous savez les gens disent tant de bêtises, que je viendrais de l’Action française, etc., d’ailleurs cela ne me gênerait pas du tout – Maritain, Bernanos, Claude Roy sont bien venus de l’Action française – cela ne me gênerait pas. Il ne faut pas forcément identifier un mouvement politique avec la manière dont il s’est terminé, puisqu’il s’est mal terminé, mais jamais au grand jamais je n’ai été en quoi que ce soit à l’Action française d’une manière ni d’une autre, et au contraire je me suis inscrit en 1960, la seule fois puisque vous demandiez si j’avais jamais été inscrit quelque part, au seul mouvement politique auquel je me sois inscrit, c’est ce qu’on appelait l’U.D.T., l’Union démocratique du travail, c’est bien prétentieux, qui était le mouvement de ce qu’on appelait à l’époque les gaullistes de gauche. Il y avait derrière cela René Capitant, Louis Vallon, le général Billotte, Jacques Debu-Bridel, enfin un tas de gens que je ne connaissais pas encore (j’étais tout jeune à l’époque). Ces gens là avaient d’abord une préoccupation, qui était précisément d’aider le Général à sortir du bourbier algérien alors qu’on savait très bien qu’une grande partie de son électorat s’imaginait encore qu’on pouvait perpétuer la situation qui nous avait amenés là où nous en étions, et donc je dis il n’y a aucune espèce de doute sur ma position à l’époque. Ensuite, je me suis beaucoup par la suite passionné pour le problème de la participation, etc.. Une fois que le problème algérien a été réglé, on s’est occupé d’autre chose. On ne s’est pas enfermé dans des choses qui s’étaient d’ailleurs assez mal terminées. Il n’y avait pas lieu d’être fier de la façon dont l’indépendance de l’Algérie s’est faite. Mais elle était inéluctable et les gens qui rêvent encore, ou qui à travers ce qui se passe aujourd’hui en Algérie s’imaginent qu’on a mal fait de partir, sont des gens qui, s’ils sont passionnels sont pardonnés, mais s’ils sont rationnels, il est difficile de ne pas leur donner tort parce que l’on ne voit pas vraiment ce que donnerait aujourd’hui l’Algérie telle qu’elle est sous nos yeux, intégrée dans une République française qui n’arrive déjà pas à supporter les Maghrébins qui sont sur le sol historique de la République. Qu’est ce que ce serait, si on avait gardé la France de Dunkerque à Tamanrasset ? Ce n’est même pas la peine d’en discuter. Mais moi j’ai beaucoup de respect pour les gens qui ont souffert de tout cela, parce que ce sont des passionnés et que les passionnés n’ont pas toujours raison, mais qu’ils ont la foi avec eux. Je pense que l’on doit tout de même en tenir compte dans la manière dont on les juge.

G.B. : Philippe de Saint Robert, j’aimerais maintenant qu’on parle de votre début, si j’ose dire, dans le journalisme, c’est-à-dire vos premiers papiers, vos premiers articles, publiés dans le journal d’Henri Smadja, donc dans Combat. Comment cela s’est fait aussi ?

P.S.R. : Cela s’est fait d’une façon très amusante et très simple. Je me souviens, cela devait être en juillet 1963 ou 64, je ne sais plus, 63 peut-être. J’avais écrit un petit articulet qui s’appelait « Persuasion et dissuasion ». C’était l’époque où l’on était en train de constituer la force de dissuasion française. C’était évidemment très contesté. C’était la « bombinette », enfin, ce n’est pas la peine de rappeler toutes les âneries qui ont pu être dites par les gens qui depuis s’y sont largement ralliés. Et moi j’avais fait un petit papier qui disait qu’au fond, bien sûr, cette force de dissuasion avait un sens militaire, mais que c’était aussi, au fond, une force de persuasion politique vis-à-vis de nos alliés, notamment américains, pour leur montrer que nous existions, que nous étions capables d’exister par nous-mêmes et qu’une Alliance ne devait pas être déséquilibrée au point où elle l’était à ce moment là. Alors je l’ai envoyé à Combat, comme cela. Je connaissais un peu Tesson. Je me souviens que je l’avais rencontré mais assez longtemps avant. Il était avec Henri Chapier rédacteur en chef de Combat. A ma grande surprise – j’habitais à l’époque dans le XVIIe arrondissement, je prenais mon autobus Place des Ternes – j’achète Combat et j’attends mon autobus. Puis j’ouvre le journal et je vois mon article en première page. J’étais extrêmement surpris, flatté bien entendu. Là-dessus, évidemment, je fais un autre article, que j’envoie, et qui paraît également en première page. J’étais de plus en plus surpris. A quelque temps de là, Henri Chapier m’appelle et me dit, « Écoutez, voilà, Philippe Tesson est absent de Paris mais il m’a chargé de vous voir ». Il me convie donc à prendre un verre au terme duquel il me dit « Vous savez, vos articles ont suscité beaucoup de réaction ». C’était une formule de Tesson. Dès que trois personnes lui parlent d’un papier, il dit cela a suscité des réactions, donc que c’est un papier important. Quand on le sait, c’est facile : on n’a qu’à s’arranger pour que trois personnes lui parlent d’un papier, c’est très commode. Donc, Chapier me dit : « Votre papier a suscité des réactions. Philippe Tesson m’a chargé de vous demander si vous accepteriez d’en faire un toutes les semaines ». Sur le moment il m’a fait très peur. Parce que j’avais deux ou trois choses à dire, que j’avais dites, aussi lui dis-je: « Mais vous savez je n’aurais jamais vraiment un sujet toutes les semaines ». Je n’avais pas l’habitude. Il me dit : « Vous allez voir, ça viendra très vite ». C’est le moment où a commencé cette collaboration à Combat, nous étions trois Mousquetaires si je puis dire, il y avait mon ami Marc Valle avec qui j’avais fait mes études de droit, qui n’écrit plus aujourd’hui ; il était un avocat et à l’époque s’était illustré dans la FGDS de François Mitterrand. Il avait sa tribune, je crois que c’était le lundi, et moi cela devait être le jeudi et Matzneff le vendredi ou le contraire, peut-être était-ce Matzneff le jeudi et moi le vendredi.

G.B. : Ce qu’on appelait les rez-de-chaussée ?

PSR : C’étaient les rez-de-chaussée. Il y avait d’autres personnes avec lesquelles nous étions moins liés qui avaient aussi le rez-de-chaussée. Il y avait Fonvieille Alquié, Jacques-Arnaud Penant ; il y a eu Guy Dupré, il y avait Philippe Sénart. Enfin il y avait beaucoup de gens. C’était un journal extrêmement divers et où j’allais être amené par la suite à être isolé. Parce que l’affaire de l’Algérie s’envenimant, Combat était devenu la caisse de résonance d’une résistance de droite à la politique du Général. Il y avait des moments où j’avais un petit peu hésité moi-même, mais ce qui me paraissait le plus important, c’était ce que le Général faisait sur le plan, je l’ai dit tout à l’heure, de la restauration de l’État, et puis de la politique étrangère, c’est-à-dire qu’au fond j’avais parfaitement compris qu’il faisait cela pour rétablir la France dans le concert des nations. Et que cela passait avant tout. Alors j’ai eu cette espèce de vocation contrariée d’être finalement à un moment donné le seul dans Combat qui honorait encore la Croix de Lorraine que le titre de Combat continuait d’afficher, ainsi que la devise « De la Résistance à la Révolution », qui était un petit peu dépassée. Je ne dirai pas que j’ai servi pendant un certain nombre d’années d’alibi à Combat, mais enfin cela n’allait pas quelquefois sans graves problèmes. En plus, à un moment donné, Philippe Tesson – vous savez le journal avait toujours du mal à survivre – avait mis une page, chaque semaine, à la discrétion des partis politiques et il arrivait que mon article tomba le jour où, par exemple, c’était la page du Parti socialiste et comme en première page je disais les pires horreurs sur ce Parti socialiste qui avait sa page à l’intérieur, cela faisait des drames épouvantables. Ils menaçaient de retirer leur page, etc., dans les périodes électorales, en particulier. Tesson quelquefois refusait mes papiers alors il y avait de graves conflits, puis cela s’apaisait. Je me rappellerai toujours tel papier, je ne sais pas si je devrais le raconter…

G.B. : On peut tout dire.

P.S. R. : En 1965 je lui apporte un papier – alors que François Mitterrand et Jean Lecanuet se présentaient contre le général de Gaulle – un très méchant papier contre ce pauvre Lecanuet, et puis un plus méchant encore sur François Mitterrand, que j’avais appelé « La Francisque et le marteau ». Tesson me dit : « Écoutez, je veux bien passer votre papier mais il faut changer le titre ». Or cet article n’avait rien d’extraordinaire. Tout était dans le titre. Alors je lui ai dit : « Si vous m’enlevez le titre, l’article n’a qu’un intérêt restreint ». Alors il me dit : « Personne ne vous publiera votre article ». Je lui dit : « On va bien voir ». J’ai porté mon article à Notre République. Jean-Michel Royer dirigeait à l’époque Notre République. C’est comme cela que j’ai commencé à collaborer à Notre République. Ils se sont souvenus que j’étais un vieux militant de l’UDT,

G.B. : Donc un journal très gaullien.

P.S.R. : et à partir de ce moment là j’ai donc eu une double collaboration. Il y avait Combat et il y avait Notre République.

G.B. : Alors c’est à cette époque que vous êtes cité pour la première fois dans le Journal de Gabriel Matzneff. Je le dis parce que cela doit être le moment où vous le rencontrez. Dans Cette camisole de flammes, parue en 1976, qui est son Journal des années 1953-62, Gabriel Matzneff, je le signale pour la suite de nos entretiens puisqu’à l’époque, il travaillait en collaboration avec Montherlant, en 1957, en vue d’un livre sur les Romains. C’est à l’époque où Henry de Montherlant travaillait au Treizième César, et donc Matzneff écrivait en plus sur le même sujet qui va devenir ensuite un livre, et le 14 mai 1958 j’ai retrouvé je crois la première fois où il parle de vous, il a 21 ans, vous en avez 24, c’est à propos…

P.S.R. : Nous n’avons qu’un an et demi de différence. Je ne rectifierai pas davantage.

G.B. : Bon, d’accord. A propos de la guerre d’Algérie, qui le traumatise aussi, puisque de toute façon je crois qu’il va partir aussi faire son service là-bas et le 27 avril 1961, Matzneff écrit ceci : « Saint Robert s’inquiète de ma répugnance à prendre un état, de ma nonchalance à jouer le jeu de la société, c’est l’amitié qu’il me porte qui le fait réagir ainsi et j’y suis très sensible, mais il ne voit pas que mon refus, c’est ma force ». Là on voit un petit peu les deux côtés de cette amitié. Vous êtes plus raisonnable que lui.

P.S.R. : Oui, à peine, vous savez. En réalité on fait facilement la leçon à ses amis, ce qui ne veut pas dire qu’on soit soi-même un modèle, parce que j’ai fort longtemps résisté aussi moi-même, comme vous le savez, à prendre un état. Mais c’est vrai que Gabriel est presque aussi paresseux que moi. Sur les Romains, l’essentiel est dans les notes qu’il avait données dans ce petit livre que vous aviez évoqué et qui est devenu un livre avec un titre assez cucul qui fait très petit chanteur à la Croix de bois, Montherlant vu par les jeunes de dix-sept à vingt-sept ans. Cela, je dois dire que c’est gratiné, comme titre. Montherlant s’en est beaucoup inspiré, ainsi que de son essai sur « le suicide chez les Romains », auquel il se réfère encore, si je ne m’abuse, dans le Treizième César.

G.B. : A cette époque, donc vous le voyez souvent. On apprend par exemple qu’à Châtillon-Coligny il y avait un rebouteux…

P.S.R. : Oui, absolument.

G.B. : Il vient avec un de ses amis et il se fait soigner par ce rebouteux. Il y a un côté un peu scout chez Gabriel Matzneff et il dit ceci : « Cher Philippe, je ne sais pas ce qu’il pense de mon expédition néo-scout, du rôle que les gosses jouent dans ma vie, mais je sais qu’il m’accepte tel que je suis, avec mes goûts, mes bizarreries, et qu’il ne me juge jamais et c’est cela l’amitié ». On ne peut pas écrire mieux comme gage d’amitié.

P.S.R. : C’est tout à fait exact.

G.B. : Son second Journal, Vénus et Junon, regroupe les années 1965-1969 ; on aimerait avoir votre Journal pour comparer, mais on ne l’a pas.

P.S.R. : Ce sera posthume.

G.B. : J’espère. Enfin j’espère que vous pourrez en publier avant.

P.S.R. : Vous voulez dire que vous espérez que je meure avant vous. D’accord.

G.B. : Non, non. Le 26 août 1965, Matzneff écrit ceci : « Combat publie ma chronique
sur les élections présidentielles de décembre. J’y fais l’éloge du comte de Paris » – il ajoute entre parenthèses que « c’est l’influence du cher Philippe, le seul d’entre mes amis que j’aime entendre me parler de politique [il ferme la parenthèse] – et celui de François Mitterrand ». Alors la question qui me vient à l’esprit, le comte de Paris, vous l’aviez rencontré à cette époque ou vous l’avez rencontré bien plus tard ?

P.S.R. : En 1964, j’avais publié dans Combat, un article intitulé : « La République vaut bien un prince ». Mais je crois que nous aurons l’occasion de reparler de cela plus tard.

***

Troisième entretien

G.B. : En 1967, Philippe de Saint Robert, Christian Bourgois publie chez Julliard votre premier essai Le jeu de la France. Vous y défendez votre conception de la France et de la politique et d’une certaine manière vous défendez la politique capétienne de la France, incarnée par le général de Gaulle. Et dans votre introduction vous écrivez : « Si une certaine idée de la France nous est rendue, la grandeur lui est nécessaire parce qu’il est vrai que la France ne peut être la France sans la grandeur. Ce n’est pas là quelque culte païen dédié à soi-même mais une vertu qui permette l’effort sur soi-même en vue du monde ». Alors, Philippe de Saint Robert, c’est non seulement votre premier livre, mais je dirai un livre dans lequel vous affirmez d’abord un style et puis deuxièmement une pensée, je n’ose pas dire, une philosophie politique. C’est une date pour vous quand même de publier un livre tel que le Jeu de la France. En plus le titre est un superbe titre.

P.S.R. : Sur la lancée des articles que je publiais toutes les semaines dans Combat, j’ai été un jour voir Christian Bourgois, qui était chez Julliard, mais qui était encore l’adjoint de Pierre Javet qui vivait encore, et je lui ai dit : « Voilà. J’ai écrit des articles où je parle beaucoup de politique étrangère. J’aimerais faire un livre pour expliquer à ma façon la politique étrangère du Général», et il m’a reçu extrêmement gentiment. Nous avons signé un contrat, que je crois je n’ai honoré que deux ou trois ans après, parce que je suis quelquefois très lent à écrire mes livres. D’ailleurs je me souviens que pour terminer ce livre j’avais dû me retirer trois mois à la campagne. Je n’y arrivais pas et j’avais même dû interrompre ma collaboration à Combat, parce qu’à force d’avoir l’habitude de faire des articles de journaux, j’avais du mal à me mettre au rythme d’un livre. Donc je me souviens que j’ai tout coupé. Je me suis enfermé dans ma maison de Châtillon-Coligny, dans le Loiret, pendant plusieurs mois, enfin trois ou quatre, et puis j’ai terminé ainsi ce livre qui est paru je crois en avril 1967.

G.B. : Alors Frédéric Grendel, dans Notre République, a écrit : « Coup d’essai, coup de maître ». Il disait que vous aviez abattu toutes vos cartes. Quelles étaient ces cartes ?

P.S.R. : Vous voyez les inconvénients de l’amitié. C’est-à-dire qu’on est toujours un peu excessif. Je ne sais pas pourquoi il dit cela. C’est très ancien. En tout cas, effectivement, cet article m’avait beaucoup touché. Mais je ne sais pas pourquoi j’aurais abattu mes cartes. Je ne sais pas. Oui peut-être ...

G.B. : Dans le mot jeu, il y a peut-être aussi jeu de cartes.

P.S.R. : Oui, vous savez, ce titre a été à la fois critiqué et repris par tout le monde. Le jeu de la France, oui, parce qu’au fond c’est vrai que la politique est un jeu. Mais je l’entendais évidemment comme la politique elle-même, dans son sens le plus élevé, pas dans le sens d’un jeu de poker. C’est vrai que le général de Gaulle jouait pour la France une partie difficile, dès lors que nous n’étions plus une puissance dominante. Il m’a dit un jour : «C’est parce que nous ne sommes plus une grande puissance, que nous devons faire une grande politique, parce que si nous ne faisons pas une grande politique, comme nous ne sommes plus une grande puissance, nous ne serons plus rien». C’était cela, son idée, ce n’était pas du tout de prendre la France pour ce qu’elle n’était pas. Au contraire il avait parfaitement pris la mesure des possibilités de la France dans le monde d’aujourd’hui, mais il avait décidé d’essayer de les jouer au plus serré. Ce qui a été oublié par la suite.

G.B. : C’est un livre important en soi, pour vous, d’abord, on l’a bien compris, mais aussi un livre important peut-être pour ce qui s’est passé à l’époque, pour la situation politique de la France. Est-ce que vous vous sentiez seul à cette époque ?

P.S.R. : Oui parce que, par exemple, dans ce livre je ne démords pas, ou plutôt, j’expose une idée dont je ne démordrais jamais par la suite, à savoir qu’on exagérait énormément la menace soviétique sur l’Europe occidentale, pour justifier l’hégémonie américaine. Mais à cette époque là, dire cela était très mal vu. Aujourd’hui il m’est facile de triompher à bon compte devant l’écroulement de l’Union soviétique. Je ne savais pas si l’Union soviétique s’écroulerait ou non. Ce dont j’étais sûr, c’est qu’en tout cas elle avait déjà suffisamment de mal à garder sous sa houlette les pays d’Europe centrale que nous lui avions généreusement octroyés en garde à Yalta, et qu’il me paraissait tout à fait exclu qu’à aucun moment les Russes aient pensé, comme le disaient certains, de venir jusqu’à Brest. Vous comprenez. C’était un fantasme totalement absurde. Mais à ce moment là, c’était très bien vu d’agiter la menace soviétique par rapport évidemment à l’électorat ou peut-être au petit monde politique qui entourait le général de Gaulle. J’avais un peu l’air de dire des extravagances ou de me livrer à des provocations. C’est ce que je pensais. Je pensais qu’il n’y avait pas de menace soviétique réelle et qu’elle était utilisée depuis très longtemps par les Américains pour maintenir l’Europe sous leur contrôle. Ce qui est étrange, c’est qu’ils aient réussi à le faire, la menace soviétique s’étant elle-même effondrée avec le mur de Berlin. L’apparence de la menace soviétique s’étant définitivement effondrée, cela continue tout de même. Ce qui prouve qu’il n’y avait pas de lien entre les deux choses.

G.B. : Et d’une certaine manière on pense que vous avez peut-être écrit ce livre dans le but non avoué de rencontrer le général de Gaulle ?

P.S.R. : Je n’avais pas cette prétention. Je puis raconter une anecdote. Je crois que telle qu’on me l’a donnée, elle est exacte. C’est mon ami Gilbert Pérol qui était à l’époque chargé à l’Elysée des relations du Général avec la presse, plutôt qu’officiellement porte-parole, comme maintenant. Enfin il était chargé de cela. Et je crois qu’avec un certain amusement, il mettait dans la revue de presse du Général mes articles de Combat. Et certains de ces articles étaient extrêmement critiques vis-à-vis du Premier ministre du moment, Georges Pompidou, et je crois que cela amusait fort le Général que quelqu’un qui à la fois était gaulliste, qui publiait aussi dans Notre République, tirait à boulets rouges sur son Premier ministre ; au fond il adorait cela. A la suite de ce livre, j’ai reçu effectivement une très belle lettre du Général et tout était dans le post-scriptum. Le Général m’y dit textuellement : « Je vous lis souvent dans les Feuilles. Vous y êtes d’accord avec vous-même ». Il faut décrypter évidemment. Cela veut dire : Je sais très bien tout ce que vous dites sur mon gouvernement, sur mon Premier ministre, il venait de me faire des compliments sur mon livre, donc vous êtes dans votre logique, je ne dis pas que je vous approuve, mais je ne vous désapprouve pas. Voilà.

G.B. : Vous l’avez rencontré après cette lettre ?

P.S.R. : Alors ensuite, c’est assez drôle d’ailleurs, parce qu’un jour je vois, à l’époque j’habitais dans le XVIIe, rue Laugier, il faisait moins de bruit qu’ici où on est en train de terrasser comme on l’entend en bas de chez moi à la recherche des sarcophages mérovingiens, un matin je trouve sous ma porte donc cette enveloppe avec une écriture qui ressemblait à l’écriture de ma grand-mère. Des gens de la génération de ma grand-mère. Et je me suis dit : « Mais quelle est cette vieille dame qui m’écrit ? » J’ai ouvert cette lettre et cette vieille dame c’était le général de Gaulle. Il avait une écriture de son temps. C’était assez émouvant. Et à la suite de cela, j’ai très peu de temps après reçu une invitation pour aller – comment appelle-t-on cela ? – en cure-dents à l’Élysée, à l’occasion de la visite d’État du Président de la République turque de l’époque. Le général et Mme de Gaulle restaient debout deux heures pour saluer absolument tous les invités. Il y avait un aboyeur qui vous annonçait et, quand on m’a annoncé, le Général m’a simplement dit : « Je vous ai écrit sur votre livre, on en reparlera quand vous viendrez me voir ». Il était clair que c’était une invitation indirecte à venir le voir. J’ai donc ensuite fait une demande d’audience auprès de Xavier de la Chevalerie, et puis j’ai vu le Général à la rentrée. Tout cela est consigné dans les Septennats interrompus, donc ce n’est pas la peine que j’en reprenne le détail ; le Général était très content de ce livre. Il était persuadé que cela se vendait bien. Alors je lui ai dit « mon Général non, peut-être trois mille exemplaires ». On avait dû en vendre quinze cents, vous pensez. Il m’a dit : « Ah ! mais ce n’est pas mal ». Donc au fond il considérait que ... enfin, il était complètement désespéré, au fond. Puisqu’il pensait qu’un livre comme cela ne pouvait se vendre plus de trois mille exemplaires et encore, par optimisme, j’avais exagéré le chiffre.

G.B. : Dans ces cas là, après vos entretiens, vous griffonniez rapidement sur un carnet ce que le Président de la République vous disait ?

P.S.R. : J’ai fait cela en sortant. Vous savez, c’est un vrai problème. Parce que lorsque l’on a des entretiens de ce genre, que ce soit ceux que j’ai eus avec le Général, soit plus tard avec Pompidou, effectivement, d’abord on se dit qu’il faut essayer de se graver dans l’esprit tout ce qu’on doit retenir, ce qui devient un handicap, parce que plus on se dit il faut qu’on se souvienne, plus la mémoire essaye de flancher, mais enfin il n’est pas extrêmement difficile en sortant d’un entretien d’en noter l’essentiel et de le reconstituer. Ce qui est inadmissible, c’est ce que font certains de mes augustes confrères qui, eux, inventent de toutes pièces des dialogues entre les personnages politiques alors qu’ils n’y étaient pas. Moi ce que je raconte, cela vaut ce que cela vaut, mais c’est au moins de première main. Je ne fais pas du Tournoux.

G.B. : Cette année 67, vous partez pour Cuba. A quelle occasion partez-vous?

P.S.R. : J’étais invité. Il y a eu ce qu’on a appelé le Congrès culturel de la Havane, qui s’est tenu au début de l’année 1968, et j’étais invité là-bas en tant que collaborateur de Notre République. Les Cubains avaient voulu avoir quelqu’un qui représentât la presse gaulliste, il n’y en avait pas beaucoup de presse gaulliste, d’ailleurs, pas la peine de se le rappeler, et je me suis trouvé là-bas avec toute l’intelligentsia de Saint-Germain des Prés qui allait prendre le pouvoir en mai suivant. Et c’est d’ailleurs tout juste si nous n’avons pas été accusés d’avoir préparé là-bas les événements de mai 68.

G.B. : Alors, décidément, vous étiez accusé de toutes parts ?

P.S.R. : Ce n’est pas grave.

G.B. : C’est à cette époque que vous avez rencontré, je crois, quelqu’un d’aussi sulfureux que Régis Debray ?

P.S.R. : Non pas du tout. Enfin, d’abord Régis Debray n’est pas sulfureux, et ensuite je ne l’ai pas rencontré. Il était déjà enfermé à Camiri. J’ai rencontré à Cuba, à la Havane, Elisabeth Burgos, qui devait devenir sa femme, avec qui j’ai parlé et qui eut l’extrême gentillesse, quand je suis revenu en France, de me dire que Régis Debray avait su que je me trouvais à Cuba à ce moment là, que j’avais fait un grand reportage dans Notre République, à mon retour, et il eut la gentillesse, à ce moment là, de demander que je lui envoie ce que j’avais écrit sur Cuba ainsi qu’un exemplaire, effectivement, du Jeu de la France. J’ai reçu un certain temps après une longue lettre de lui, écrite donc de sa prison, mais à l’époque nous étions beaucoup plus éloignés l’un de l’autre que nous ne le sommes aujourd’hui.

G.B. : Oui.

P.S.R. : C’est une très belle lettre parce qu’il me disait au fond, qu’effectivement, idéologiquement parlant, si j’ose dire, nous étions loin de l’autre, mais au fond, moi aussi, me disait-il, c’est le jeu de la France qu’à ma façon j’essaye de poursuivre. Nous nous sommes connus plus tard, quand il a été libéré.

G.B. : Mais à cette époque qu’est-ce que vous pensiez, par exemple, de Fidel Castro, justement?

P.S.R. : Cela m’a beaucoup amusé d’aller là-bas. Je savais très bien que ce qui se passait à Cuba n’était pas très brillant sur le plan de ce qu’il est convenu d’appeler les droits de l’homme, mais on savait aussi que Castro en était arrivé là un peu par la faute des Américains, qui, assiégeant cette île depuis des années, ne lui avaient pas laissé d’autre choix. Les Américains ont eu l’art, dans l’affaire de Cuba, qu’il faudrait quand même réécrire, de jeter Castro dans les bras des Russes et des Chinois, alors qu’au fond, à l’origine, cet avocat appartenait certainement à une famille bourgeoise et libérale. Il n’était sûrement pas fait pour devenir un chef d’État marxiste. Mais vous savez comment sont les Américains, ils sont tellement malins qu’ils finissent généralement, à force de diaboliser les gens, par en faire de vrais diables, ce qui est arrivé. A cette époque là, Castro faisait sûrement beaucoup de signes vis-à-vis de l’Europe pour essayer de sortir de la situation dans laquelle il se trouvait et qui n’était pas facile. Je me souviens très bien, ce n’était pas moi qui lui posait la question, mais mon ami Luc Béyer de Ryke, un journaliste à la télévision belge francophone qui se trouvait là-bas, et qui était lui-même, et qui est toujours d’ailleurs, un grand admirateur du général de Gaulle, et qui a coincé Fidel Castro lors d’une réception qu’il donnait en notre honneur et lui a demandé : « Que pensez-vous du général de Gaulle ? » Et Castro a répondu : « C’est un rebelle comme moi ». Grande indignation de tous nos confrères qui étaient là, parce qu’ils étaient tous évidemment communistes ou d’extrême gauche ou gauchistes, et, à cette époque là, il n’y avait pas tellement de passerelles. Je pense qu’ils ne réagiraient plus de la même manière aujourd’hui, mais alors ils étaient absolument outrés que Fidel Castro ait pu faire publiquement une profession de foi gaulliste, quant eux-mêmes s’estimaient vivre à Paris sous une vraie dictature, alors qu’évidemment le régime de Castro, à leurs yeux, ne devait pas en être une.

G.B. : En 1970, vous récidivez en publiant un deuxième livre politique, aux éditions de L’Herne, créées par Dominique de Roux, avec en exergue une phrase de Joseph de Maistre. Vous avez rassemblé dans ce livre, Principes pour une légitimité populaire, un certain nombre d’articles que vous aviez publiés auparavant dans Combat, dans Notre République, Le Monde et Le Figaro.

P.S.R. : C’était une idée de Dominique de Roux, de rassembler un certain nombre de textes. Vous savez, même quand on n’écrit pas beaucoup, au bout d’un certain nombre d’années, si on se met à vouloir publier tout ce qu’on a écrit, cela fait beaucoup de volumes. On avait fait une sélection. J’ai axé, j’ai peut-être eu tort d’ailleurs, les articles retenus autour du problème des institutions. J’avais trouvé que cela me paraissait important, d’où le titre détestable d’ailleurs : Légitimité populaire. Les gens se demandaient ce que je voulais dire.

G.B. : Qui a choisi ce titre ?

P.S.R. : Hélas, cela doit être moi parce qu’il est tellement mauvais que cela doit être moi.

G.B. : Il y a le mot « principes »…

P.S.R. : C’est le plus mauvais titre que j’ai jamais choisi pour un livre. Oui, parce que c’est un titre trop long, trop lourd. Enfin, cela devait vouloir dire ce que je voulais dire.

G.B. : Cela a une valeur de manifeste.

P.S.R. : Ce livre n’a pas eu une grande carrière parce qu’il est paru à L’Herne au moment où cette maison d’édition changeait de distributeur, et aujourd’hui encore on ne sait pas ce que sont devenus les livres.

G.B. : J’en ai quand même un là sous les yeux.

P.S.R. : Mais on n’a jamais su ce qu’était devenu le stock, qui ne devait pas être très grand. Vous voyez que c’est un livre rare, qu’on peut aller consulter peut-être dans certaines bibliothèques particulièrement bien achalandées.

G.B. : En tout cas, c’est un livre qui fait l’apologie, je dirais, des principes réinstaurés par le général de Gaulle. Vous écrivez même : « Depuis huit ans le général de Gaulle a restauré l’État en France et la France dans le monde et donc grâce à cet État nous avons pu décoloniser, entrer dans le Marché commun, rétablir notre monnaie et notre crédit, reprendre une expansion mesurée, c’est-à-dire sans surchauffe, sur des bases saines, etc., etc. », et aussi se dégager d’une alliance militaire que vous considériez comme abusive. Est-ce que c’est un livre, bien sûr, très gaullien, mais aussi un livre, vous n’aimez pas ce mot, qu’on pourrait qualifier de pamphlétaire à certains égards.

P.S.R. : Je ne vois pas en quoi...

G.B. : Si, par exemple, il y a une attaque en règle contre Jean-Paul Sartre, par exemple,

P.S.R. : Ce sont des articles. Je suis un peu comme Bernanos qui disait: « Quand on me traite de polémiste, j’ai l’impression qu’on me traite de vieux dégoûtant ». J’ai horreur, horreur de cette référence à ce qui serait un aspect ou polémique ou pamphlétaire de ce que j’écris. Je pense que les polémistes sont des gens qui prennent plaisir. Vous comprenez je n’écris pas dans le Canard enchaîné.

G.B. : Non, vous n’êtes pas Léon Bloy, mais vous prenez quand même plaisir parfois à moucher certaines personnes. Par exemple quand vous écrivez dans un texte que vous appelez ‘‘ Quel prolétariat ?’’ : « Jean-Paul Sartre est un homme admirable. Il pense. Jean-Paul Sartre sait qu’il n’y a plus aujourd’hui de prolétariat qu’à l’échelle de l’univers. Il sait que ce prolétariat des nations a toujours été trahi par la gauche française et s’il ne le sait pas, il n’a qu’à relire Simone Weil [une de vos auteurs fétiches] qui, après la politique de répression du gouvernement Blum en Algérie, écrivait en 1938 : ‘‘J’ai honte des démocrates français, des socialistes français, de la classe ouvrière française’’ » Et plus loin vous ajoutez : « Ce qu’il faut à ces hommes comme Sartre ou Maurice Duverger, qui sont des bourgeois, c’est essentiellement le label de la gauche avec un numéro d’enregistrement sans quoi ils craignent de n’être plus pris pour de vrais hommes de gauche, pour de vrais hommes de gauche officielle ».

P.S.R. : Oui, mais c’est un article qui avait dû être écrit dans Combat ou je ne sais où, dans le feu d’une action, si je puis dire. Ou peut-être répondais-je à un article de Sartre. Le seul ennui, évidemment, quand on rassemble comme cela des textes, c’est qu’ils n’ont pas forcément une unité très personnelle. Je ne dis pas que je ne suis pas quelquefois passionné, mais je dis que la polémique ne m’intéresse pas, parce que la polémique, au fond, est quelque chose à quoi on prend plaisir, or, moi, je ne prends pas tellement plaisir à tout cela, vous savez. Ce n’est pas tellement mon...

G.B. : Et vous avez aussi dans ce livre, important dans votre œuvre, ce texte qui s’appelle: « Confessions d’un Républiquintiste » où vous faites l’apologie de la Ve République, dont vous dites...

P.S.R. : Ce n’était pas si mal, avant qu’on la fiche par terre.

G.B. : Absolument. Vous dites : « La restauration de la France dans le monde et ce qui l’a rendue possible, la restauration de l’État en France ». C’est pour vous essentiellement deux choses qui tournent autour de la Ve République. Vous n’avez pas changé en fait. On s’aperçoit que ce livre vous auriez pu le ...

P.S.R. : Oui, parce qu’au fond, la seule passion politique qui vaille, c’est la passion de l’indépendance. Si vous voulez, l’indépendance comprend tout. Parce que sans indépendance il n’y a pas de liberté possible. Alors qu’est-ce qu’a fait le général de Gaulle ? Il a rendu son indépendance à l’État. Il a voulu le faire en tout cas. Même si depuis, hélas, on est retombé dans les ornières du passé, bien souvent. Il a rendu son indépendance à l’État et au fond pourquoi ? Pas pour le plaisir. Pour permettre à la France d’être dans le concert des nations un pays indépendant, un pays souverain, vraiment souverain. Et ces deux choses sont totalement liées. Vous savez, la Ve République, cela a été essentiellement une politique extérieure. Et les Français adoraient cela. On l’a complètement oublié. Aujourd’hui c’est le contraire. On fait la politique extérieure de notre politique intérieure. Donc on n’a plus de politique extérieure. Cela date de Giscard, mais la Ve République, dans son principe, c’était cela. Cela peut toujours revenir si un jour un président de la République en a le caractère et le courage. Tant qu’on n’a pas fichu toutes ces institutions par terre, encore que je commence à avoir des doutes. Je crains qu’on ne finisse par le faire. Le Général ne se faisait pas d’illusions, il disait : Une bonne constitution ne garantit pas une bonne politique. Ça permet simplement à ceux qui veulent la faire de la faire. Mais on ne peut pas empêcher des gens qui ne veulent pas faire de politique, d’en faire une mauvaise. Au contraire. Cela leur donne également les moyens.

G.B. : Mais quand je disais précédemment que vous étiez davantage fidèle à des idées qu’à des hommes, est-ce que vous avez été déçu par certaines personnes en qui vous croyiez et qui se soient avérées, selon votre jugement, des gens faibles ?

P.S.R. : Vous savez je ne suis plus déçu depuis longtemps parce que franchement, je n’attends plus rien maintenant. L’expérience m’a montré que précisément, sauf pendant une brève période où on a eu un homme exceptionnel, il fallait être vacciné contre les déceptions. Donc, au contraire, je ne peux plus avoir que de bonnes surprises. On ne sait jamais. Peut-être un jour.

G.B. : Mais vous n’êtes pas amer quand même ?

P.S.R. : Écoutez, je ne suis pas amer, mais je m’efforce d’être triste, et comme je dis toujours, la tristesse empêche d’être méchant. Il vaut mieux être triste que méchant.

G.B. : Est-ce que vous auriez des reproches à formuler à l’encontre du général de Gaulle ou à certains points d’une politique, puisqu’il n’a pas été le même de 1958 à 1965, ni de 1965 à 70.

P.S.R. : J’en aurais certainement, mais quand ne serait-ce que d’avoir par exemple peut-être prolongé trop longtemps Georges Pompidou à Matignon. Parce que le Général, à la différence de ses successeurs, laissait son gouvernement gouverner. On n’avait pas besoin d’être en période de cohabitation pour qu’il laissât son gouvernement gouverner. Il a laissé beaucoup de liberté à ses premiers ministres. Et dans le domaine qui m’a beaucoup préoccupé à un moment donné, qui nous a beaucoup préoccupé à Notre République, qui était celui de la participation, c’est-à-dire qu’au fond, une fois la décolonisation faite, une fois la France sortie de ce qu’il est convenu d’appeler l’OTAN, il fallait une autre grande querelle et cette autre grande querelle, dans l’esprit du Général, à ce moment là, c’était la participation. Mais là, il a eu contre lui je ne dirais pas son électorat, mais en tout cas, toute la classe politique et en particulier la Chambre qui avait été élue après les événements de mai 68, refusant en quelque sorte d’enregistrer l’avertissement, et au fond le Général est parti à cause de cela. Il a dû quitter le pouvoir parce que cette droite a été effrayée à l’idée de ce qu’il allait ou de ce qu’elle supposait qu’il allait faire dans le domaine de la participation.

G.B. : En avril 68, comment vous sentiez le parfum de la politique, si j’ose dire ? Est-ce que vous sentiez venir quelque chose, ou est-ce que vous étiez plutôt spectateur ?

P.S.R. : Nous avions publié dans Notre République beaucoup d’articles d’avertissement et j’avais publié dans Combat, avec Maurice Clavel, après l’affaire Ben Barka – parce qu’on oublie qu’il y avait aussi l’affaire Ben Barka, qui a beaucoup déstabilisé le Général, qui était une très sale affaire et qui a été exploitée – nous avions donc publié avec Maurice Clavel dans Combat, pas très longtemps avant mai 68, un article qui s’appelait : « Avant le déluge » et où, avec beaucoup d’insolence d’ailleurs, nous sommions le Général de changer de gouvernement. Je crois que cet article a été repris à la fin des Septennats interrompus. Donc, si vous voulez, d’une certaine manière, on sentait bien qu’il fallait qu’au bout de dix ans, le gaullisme se rajeunisse. Le général n’était pas quelqu’un qui aimait dormir sur ses lauriers. Évidemment il avait un électorat, et il s’appuyait sur des forces politiques qui, autant elles avaient été heureuses de le voir décoloniser, autant elles avaient déjà un peu rechigné quand il avait pris ses distances avec les États-Unis, autant elles n’étaient pas contentes du tout à l’idée qu’il puisse vouloir entreprendre cette grande affaire de la participation. Il touchait là un problème métaphysique. L’intéressement aux entreprises, tout le monde s’en fiche. Je veux dire intéresser les ouvriers ou les employés aux bénéfices des entreprises, personne n’est contre. La participation cela allait beaucoup plus loin. C’était un droit sur les acquis des entreprises, c’est-à-dire en quelque sorte sur la création collective, et cela touchait donc en quelque sorte au droit divin des patrons. Certains l’avaient parfaitement compris. C’est pourquoi ils étaient contre. Et c’est pourquoi ils avaient hâte de voir Pompidou succéder au général de Gaulle.

G.B. : On peut en parler maintenant, parce que c’est un autre livre très important, que vous avez publié et qui reprend un peu l’ensemble de ce que vous nous avez déjà dit : Les Septennats interrompus. Est-ce que le général de Gaulle vous avait poussé à publier un jour un tel livre ?

P.S.R. : Pas du tout, et à la différence de beaucoup, quand je sortais de chez le Général, je me gardais bien de faire état, dans quelqu’article de presse que ce soit, de ce qui s’était dit. De même pendant toute la période où Georges Pompidou a été président de la République, c’est-à-dire pendant cinq ans, et où je l’ai vu beaucoup plus et beaucoup plus régulièrement que je n’ai vu le général de Gaulle, peut-être parce que comme on ne pensait pas la même chose sur tout, on avait peut-être plus le besoin d’en parler. Je n’ai jamais, absolument jamais, à aucun moment, fait état de nos conversations. Que j’ai réservées pour le futur.

G.B. : Est-ce une pudeur calculée ou une pudeur naturelle, dans le sens que l’on se dit que, finalement, tout ce qu’on a gardé pour soi, ce serait de l’égoïsme que de ne pas le publier un jour ?

P.S.R. : J’ai toujours pensé que je devrais un jour en faire quelque chose. Je n’ai jamais pensé que ni le général de Gaulle, ni Georges Pompidou ne m’avaient reçu et parlé pour que je garde cela pour moi jusqu’à la tombe. Mais je pense que ce qu’ils souhaitaient en tout cas, c’est que je n’en fasse pas état dans le moment. C’est-à-dire que j’ai attendu – Georges Pompidou est mort en 1974 – j’ai quand même attendu trois ans, pour publier les Septennats interrompus. Et encore, quand je le rééditerai, ce sera une édition légèrement augmentée Le Secret des jours, éd. J.-C. Lattès, 1995., parce qu’il y a des choses sur le moment que je n’ai pas voulu dire ou mettre. Enfin, je ne sais pas, des petites choses...

G.B. : Vous travaillez sur une suite ?

P.S.R. : Je prépare un livre qui va reprendre en première partie les Septennats interrompus, disons revus et augmentés, comme on dit, en librairie, et une deuxième partie, qui pourrait s’appeler, je ne sais pas, pas les Septennats interminables, peut-être les Septennats contrariés.

G.B. : Est-ce que vous avez aussi dans vos cartons des entretiens inédits avec l’actuel Président de la République ?

P.S.R. : C’est-à-dire que je parlerai de lui, puisque je l’ai rencontré, mais cela a été une relation beaucoup moins intime et fructueuse que celles que j’avais eues avec ses deux anté-prédécesseurs.

G.B. : Les Septennats interrompus a été salué par André Fontaine à la Une du Monde, par toute la presse en général,

P.S.R. : Oui.

G.B. : Et vous insistiez sur de Gaulle, l’homme du XVIIe siècle, tandis que Pompidou, vous l’associez plutôt au XVIIIe.

P.S.R. : Je ne me souviens pas de cela. Parce que Pompidou me disait toujours que l’époque rêvée pour lui était le temps de la Régence et de Louis XV. C’est probablement pourquoi j’ai dit cela. Il aimait cette époque.

G.B. : Et vous, vous défendez beaucoup Louis XIII dans ce livre.

P.S.R. : C’est possible. Oui, c’est bien possible, parce que Louis XIII a eu, lui, l’art de savoir ses limites et de choisir un grand ministre. Ce n’est pas toujours le cas des chefs d’État qui ont des limites.

G.B. : Ce livre est un livre aussi de réflexion. Ce n’est pas simplement un livre comme quelqu’un l’a dit, je crois que c’est Frédéric Grendel, que c’était vos mémoires d’outre-tombe, enfin il l’a comparé à Chateaubriand et aux Mémoires d’Outre-Tombe, là c’est un livre en effet de mémoires, mais c’est aussi un livre de réflexion.

P.S.R. : J’aime mêler les choses. J’aime mêler les genres. Voilà. Il y a des gens qui n’aiment pas cela mais moi je trouve que ce qui est intéressant c’est de mêler les genres, d’ailleurs c’est pareil pour les meubles, j’aime mêler les styles.

***

Quatrième entretien

G.B. : Au cours de notre dernier entretien, Philippe de Saint Robert, nous évoquions Georges Pompidou, l’un des acteurs principaux de votre livre, les Septennats interrompus, paru en 1977. Je rappelle que dans un vibrant article paru dans Combat en juillet 1965, exactement, vous posiez la question crûment : « Georges Pompidou, naufrageur du gaullisme ? » Vous écriviez avec délicatesse ceci : « Qu’est-ce que Monsieur Pompidou, sinon un Pinay qui aurait été à l’école ? Monsieur Pompidou représente les intérêts d’une bourgeoisie respectable mais déphasée et dont les privilèges ne correspondent plus aux services qu’elle rend à la nation. » Que s’est-il passé, Philippe de Saint Robert, entre vous et Georges Pompidou, depuis donc la parution de cet article jusqu’à son élection à la présidence de la République car vous fûtes, par la suite, maintes fois reçu à l’Élysée et une certaine amitié, pour ne pas dire une certaine affection, s’installa entre vous ?

P.S.R. : Oui, il faut replacer ce texte de Combat dans le contexte de l’époque qui était celui de la prochaine élection présidentielle, celle de décembre 1965, et il faut rappeler qu’à ce moment là, Georges Pompidou ou son entourage, ou Georges Pompidou poussé par certains membres de son entourage, notamment Olivier Guichard, par exemple, poussaient très gentiment le général de Gaulle vers la sortie et essayaient de le persuader qu’il avait fait son temps et que le moment était venu de céder au meilleur possible de ses disciples et successeurs. Or à Notre République autour de Louis Vallon, Capitant, etc., nous étions bien loin de penser que, dans l’état des choses à ce moment là, Pompidou fût le meilleur successeur possible du Général et, en tout cas, nous souhaitions surtout que le Général puisse engager un second septennat. Il y avait toute une campagne de presse pour nous persuader que Pompidou allait, le Général se retirant à Colombey, lui succéder dans les meilleures conditions. Nous pressentions effectivement ce qui allait se passer deux ans plus tard, la politique de Pompidou était devenue excessivement conservatrice. On disait carrément à Matignon qu’on était là pour empêcher le général de Gaulle de faire des bêtises, ou à peu près, et cet état d’esprit d’ailleurs a continué de se développer après la réélection du Général, jusqu’en mai 68. Donc nous n’étions pas les seuls à penser à ce moment là que Georges Pompidou risquait effectivement de faire dériver le gaullisme vers son aspect le plus conservateur. C’était l’opinion de tous les gaullistes de gauche regroupés autour de nous, c’était d’ailleurs l’opinion aussi du comte de Paris, puisque l’autre jour vous le citiez, dans le texte qu’il a fait remettre peu de temps après à l’Élysée qui est une critique très, très virulente du conservatisme du gouvernement de l’époque. Donc, si vous voulez, je n’ai fait qu’exprimer d’une manière peut-être un peu vive ce que tout le monde ressentait.

G.B. : Quand est-ce que vous avez rencontré ou quand est-ce que Georges Pompidou a souhaité peut-être vous rencontrer ?

P.S.R. : C’est Edmond Michelet, Edmond Michelet qui était, vous savez, le bon pasteur de tout ce petit univers et dont la passion était toujours de réconcilier tout le monde avec tout le monde, qui m’a dit un jour : « Vous ne devriez pas comme cela attaquer Georges Pompidou sans le connaître ». Or moi je pense que si on veut rester assez libre d’esprit il faut connaître le moins de gens possible. Parce qu’à partir du moment où vous avez des relations personnelles avec les gens, avec surtout les hommes politiques, les hommes d’État, etc., les gens sont toujours sur le plan personnel, différents de ce qu’ils sont sur le plan public, et alors vous êtes un petit peu prisonnier de relations polies qui se nouent, quand ce n’est pas effectivement une sympathie plus forte et qui n’implique pas forcément que vous approuviez la politique de quelqu’un, et alors vous ne pouvez plus rien dire parce que vous avez l’air de trahir ou de ne pas ménager. Et puis, d’un autre côté, Edmond Michelet avait dit à Georges Pompidou vous devriez absolument rencontrer Philippe de Saint Robert et alors Pompidou – qui effectivement comme disait je crois le Général à Malraux pensait que tout s’arrangeait avec des déjeuners – avait donc demandé à Michelet d’organiser une rencontre. Là dessus, après les événements de mai 68, Georges Pompidou n’a plus été Premier ministre. Et à ce moment là j’ai accepté mais cette rencontre n’eut pas lieu parce que la traversée du désert de Georges Pompidou fut très brève, le Général étant parti après le référendum d’avril 69. En revanche Georges Pompidou s’en est souvenu. Il était extrêmement sensible à ce qu’on écrivait sur lui dans les journaux. Et il n’aimait pas qu’on l’attaque, et en particulier les articles que j’avais pu publier effectivement dans Combat – de critique un peu vive – le touchaient beaucoup. Il était donc très désireux de me rencontrer, avec cette arrière-pensée qu’effectivement, cela atténuerait peut-être un peu mon sens critique. Cela l’a atténué d’ailleurs en un sens mais la situation avait changé parce qu’au fond, si je n’étais pas très favorable à cette forme de succession, une fois qu’elle a eu lieu – je préférais tout de même que ce soit Pompidou qui fût élu plutôt qu’Alain Poher – ce qui m’intéressait c’était de voir ce que Pompidou allait faire de cette usurpation, jusqu’où il irait trop loin dans le mauvais sens ou pas, et au fond mon calcul n’a pas été mauvais puisqu’au cours des cinq ans où il fut président de la République, il lui arriva de revenir aux sources. Il avait acquis à l’encontre du Général une certaine acrimonie qui était due aux conditions dans lesquelles ils s’étaient brouillés à la fin, pour des raisons autant politiques que personnelles d’ailleurs. Le Général lui-même, finalement, s’en était voulu de l’avoir gardé si longtemps. Il en voulait un peu à Pompidou d’avoir été indirectement la cause de son départ du pouvoir en se mouillant si peu au moment du référendum d’avril 1969. Le résultat de tout cela fut que, Pompidou étant président de la République, je n’avais plus les mêmes raisons de ne pas le rencontrer. Au contraire, je l’ai vu très souvent parce que nous avons engagé un dialogue qui m’intéressait au plus haut point. Il m’intéressait au plus haut point de voir mettre à l’épreuve en quelque sorte les qualités de cet homme, d’observer son évolution.

G.B. : Mais il n’a jamais cru à la participation, par exemple ?

P.S.R. : C’est un détail, si je puis dire, parce que la participation, c’est une chose à laquelle nous avons, nous, beaucoup cru. Lui, ce n’est pas qu’il n’y a pas cru, c’est qu’il était contre. Il y croyait puisqu’il était contre. Il disait qu’on allait mettre les Soviets dans les usines. Enfin nous en avons déjà dit un mot l’autre jour je ne vais pas revenir là-dessus.

G.B. : Oui.

P.S.R. : Mais ce n’était pas le fond de tout. Il y avait aussi le problème de ne pas retourner sous l’égide américaine, de maintenir la politique française en Méditerranée, et en tout cela, finalement, après avoir fait beaucoup de concessions, Pompidou a été assez bien à la fin et, d’ailleurs, – est-ce la maladie ? – enfin , en tout cas, on connaît son ultime intervention au dernier Conseil des ministres où il dit à ses ministres : « Dans ma vie j’ai souvent visé trop bas. N’en faites pas autant, restez vous-mêmes ».

G.B. : Vous expliquez aussi que Michel Jobert, alors ministre des Affaires étrangères, avait des vues légèrement différentes de celles de son président concernant l’Europe, par exemple ?

P.S.R. : Je ne sais pas. A mon avis, Georges Pompidou, contrairement à ce qu’on veut nous raconter aujourd’hui, n’était pas quelqu’un de très, très favorable à ce qu’a été l’évolution de ce qu’était à ce moment là le Marché commun. Bon. Mais c’était très compliqué parce qu’il a accepté l’entrée de l’Angleterre dans le Marché commun, ce qui était certainement une erreur politique grave, en me donnant deux arguments contradictoires : l’un, que les Allemands l’exigent, donc je ne peux pas faire autrement sinon ils vont claquer la porte; et, deux, que cela va rééquilibrer notre position vis-à-vis de l’Allemagne. C’était très contradictoire parce que, si les Allemands y tenaient tellement, ce n’était pas pour rééquilibrer les forces en Europe. Je crois qu’en fait, cela a été une promesse électorale. Quand il dit : « J’ai visé trop bas ». Je crois que cette faiblesse est visée en particulier par ce regret. C’était une erreur. Elle a été faite. Elle est faite. Il y avait des gens comme Michel Debré, qui étaient des adversaires décidés de ce qu’on appelle la supranationalité, et qui étaient pour l’entrée de l’Angleterre en pensant qu’une fois que l’Angleterre serait entrée, nous serions définitivement à l’abri de cette dérive. Je pensais, et tout ce qui s’est passé par la suite le démontre, que les Anglais sauraient parfaitement se mettre à l’abri des inconvénients de la supranationalité et nous pousser dans le piège. C’est d’ailleurs ce qui n’a cessé de se passer et ce qui a été consacré par ce Traité de Maëstricht où l’Angleterre se protège merveilleusement des ennuis du Traité, tout en nous laissant nous y plonger.

G.B. : Dans les Septennats interrompus, vous avez bien sûr évoqué les relations que nourrissait le général de Gaulle avec le comte de Paris. J’aimerais qu’on en parle un petit peu puisqu’est sorti il y a quelques semaines, chez Fayard, Dialogues sur la France, la correspondance et les entretiens du comte de Paris avec le général de Gaulle. Donc entre l953 et la mort du Général en 1970. On voit dans ce dialogue le face-à-face de ces deux hommes, dont vous traitez largement dans les Septennats, qui sont tous les deux dépositaires d’une légitimité. Bien sûr, l’un incarne la République, l’autre la Monarchie. Mais on a l’impression que parfois on pourrait peut-être changer les rôles.

P.S.R. : Je ne crois pas que ce soit sous cet angle qu’il faille voir leur communauté de pensée. L’un et l’autre, d’une certaine manière, incarnent la France et son histoire. Point. Voilà. Alors si vous voulez, dans les Septennats interrompus, j’étais effectivement le premier en fait non à en parler, parce que beaucoup de bruits de couloir et de presse avaient déjà révélé les relations personnelles qu’avaient le général de Gaulle et le comte de Paris qui remontent d’ailleurs comme vous le dites très justement à 1953, mais – c’est mon seul mérite – de les avoir racontées et expliquées, parce que j’en connaissais les détails. Ce qui était inédit dans mon livre à l’époque, c’était les lettres du général de Gaulle au comte de Paris, celles qu’il a écrites notamment lorsqu’il fut retiré à Colombey. Ce qui est drôle c’est que ce problème gêne à ce point, je ne sais pas pourquoi, la classe politique et que j’ai même vu des gens pour me dire que j’avais inventé tout cela. Il a fallu ensuite que soient publiées par le comte de Paris, dans ses Mémoires , avant le texte de Dialogues avec le général de Gaulle qui vient de paraître, et puis les Notes et Carnets du Général, ces textes que j’évoquais pour que je n’apparaisse plus comme un imposteur. Un ancien secrétaire général de l’Elysée, que je nommerai pas parce qu’il est aujourd’hui disparu, m’a dit un jour, au cours d’un dîner, que ce n’était pas vrai, que je me trompais complètement, qu’il n’y avait jamais eu la moindre relation entre le général de Gaulle et le comte de Paris, alors que dans les Dialogues publiés par le comte de Paris, on s’aperçoit que ce même personnage avait été à plusieurs reprises au contraire chargé de faire part au comte de Paris de ce ceci ou de cela de la part du Général. Donc, c’est vous dire le degré d’inhibition qu’il y avait dans certains milieux par rapport à ce problème qui, à moi, n’en pose aucun. Il faut voir les choses sous l’angle où Philippe Séguin les a montrées l’autre jour dans un article du Monde, où il dit que grâce à cela on voit mieux aujourd’hui combien le général de Gaulle fut guidé dans la poursuite inlassable d’un souci cardinal, qui était de rendre une politique à la France par ce qu’il nomma, dans la dernière lettre qu’il écrivit au comte de Paris, les leçons millénaires de la maison de France. Il ne faut pas placer tout cela sous l’angle : le général de Gaulle l’a-t-il voulu ou non, comme Bernard Pivot a voulu le faire au cours de l’émission Bouillon de culture ...

G.B. : C’est-à-dire qu’il en est question quand même dans les entretiens puisqu’à un moment donné ...

P.S.R. : Mais il en est question pour ne pas conclure, donc c’est bien ce que je dis.

G.B. : Pour ne pas conclure d’accord ?

P.S.R. : Je veux dire ramener cela sous un angle aussi réducteur, c’est n’avoir rien compris à la démarche du Général dans cette affaire et à la communauté de pensée qui pouvait exister précisément entre ces deux incarnations d’une légitimité historique, si vous voulez.

G.B. : Mais vous ne pensez pas quand même que le comte de Paris en a gardé quelque amertume quand en 65, le Général a décidé de se représenter, donc de laisser à l’écart le comte de Paris qui a décidé, je crois, très peu de temps après, un an après, de cesser toute action politique ou toute déclaration politique.

P.S.R. : C’est possible mais, si vous voulez, dans mon esprit le tournant, au fond, a été pris précisément en 1965, peut-être d’abord parce qu’à ce moment là il n’est pas apparu que politiquement le comte de Paris était vraiment prêt à affronter une élection de ce genre, parce qu’en même temps, loin de revendiquer une restauration monarchique, il revendiquait d’être candidat dans le contexte de la Ve République, ce qui n’était pas sans désorienter un peu le Général, qui au fond de lui était un vieux légitimiste. N’oublions pas que les parents du général de Gaulle étaient des partisans du comte de Chambord, que c’est vrai que Mme Henri de Gaulle a dit un jour : « C’est embêtant, mes fils sont républicains ». Ce qui voulait simplement dire que le Général avait décidé de vivre avec son temps, que la France était en République. Un point, c’était tout. Et qu’un changement de régime ne pouvait évidemment s’opérer, comme le dit le Général a plusieurs reprises, que dans une situation de drame national où l’on serait obligé de faire appel à quelqu’un qui aurait un pouvoir de par son appartenance à l’histoire. Tout cela relève effectivement, comme le dit Philippe Séguin, de l’ordre de la songerie, mais d’une songerie tout à fait positive si vous voulez, et d’une songerie qui était une leçon de choses, parce qu’en même temps, par là, le Général voulait bien nous faire comprendre que dans son esprit ce poste de président de la République soumis à l’élection directe était précisément destiné à autre chose qu’à rétablir le pouvoir des partis politiques d’une manière indirecte, comme en fin de compte cela c’est fait. Il n’y a plus rien à ajouter à tout cela. C’est le passé.

G.B. : De toute façon on renvoie au livre paru chez Fayard ou aux Septennats interrompus.

P.S.R. : Qui sera réintégré dans le livre que je prépare et dont je vous ai parlé l’autre jour Le Secret des jours..

G.B. : Venons-en, si vous le voulez bien, Philippe de Saint Robert, à votre pendant littéraire ou politique, je veux parler de vos ouvrages purement littéraires. Est-ce qu’on pourrait dissocier votre oeuvre politique de votre oeuvre littéraire, cela les exégètes pourront le dire.

P.S.R. : La politique, c’est la littérature.

G.B. : D’abord une question, puisqu’on va parler de Montherlant, puisque vous avez publié deux livres sur Montherlant, sans parler des textes évidemment. Est-ce que cela vous a amusé de voir récemment le petit fils de Georges Pompidou, Romain Pompidou, jouer ...

P.S.R. : Et surtout avec un prénom pareil.

G.B.: … Dans la Guerre civile, montée par Régis Santon, aux côtés de Pompée, puisqu’il incarne un Romain.

P.S.R. : Mais Régis Santon avait déjà monté la Guerre civile en 1977, et il l’a repris là. Il a dit que cela lui a porté chance en 77 et effectivement j’ai constaté que Georges Pompidou avait un petit-fils qui s’appelait Romain.

G.B. : C’est assez drôle.

P.S.R. : Oui.

G.B. : Alors en 1969, vous publiez chez Flammarion votre premier essai littéraire, Montherlant le séparé, inscrivant ainsi votre nom dans le sillage d’un écrivain inspiré, trois ans avant sa mort. En 1992, soit 23 ans après, vous avez republié Montherlant le séparé mais augmenté de votre correspondance avec l’auteur des Olympiques, et d’un autre texte intitulé La Rélève du soir, donnant ainsi son titre général au livre. Quand est-ce que vous avez, on en a parlé un petit peu, quand avez-vous rencontré Montherlant ?

P.S.R. : Je crois que c’est en 1957, je pense que je vous l’ai raconté l’autre jour. Au moment où ce projet d’ouvrage sur Montherlant vu par les jeunes de Jean-Jacques Thierry est devenu un livre et où j’ai fait dans ce livre un texte sur Montherlant et le jansénisme. Je crois que c’est à ce moment là que j’ai été lui rendre visite. Et quant à Montherlant le séparé, c’est venu un peu par hasard. Un jour Montherlant m’a demandé : « Écoutez, voilà, vous devriez rassembler en un livre les articles, les critiques de fond, que vous avez écrits sur moi dans différents journaux ». Je n’ai évidemment pas dit non, puis je me suis aperçu qu’en réalité c’était très difficile parce que, vous savez, dans les articles on se répète beaucoup, tout cela n’avait pas une grande unité. Je lui ai dit que c’était difficile, mais à partir de là effectivement, nous avons décidé de faire ce petit livre qui s’appelait Montherlant le séparé et qui était épuisé depuis longtemps. Montherlant a été beaucoup sali, sinon je pense que je n’aurais pas reparlé de Montherlant, on ne reparle pas trente-six fois des mêmes choses, même des auteurs qui ont compté pour vous, à un moment donné on se détache sans se quitter mais on se détache, mais Montherlant était tellement insulté, les biographies abusives ont tellement sali sa mémoire, mal présenté la réalité de sa vie. Vous comprenez quand j’entends des gens comme François Nourissier dire que Montherlant était un faux-cul, qu’il nous a trompés sur la guerre qu’il avait faite en 14, alors que rien n’est plus clair sous sa plume que le fait qu’il n’a jamais prétendu un instant avoir été en première ligne. Il l’a toujours raconté, c’est dans la préface de Mors et vita, où il dit : « Mais je n’ai pas du tout été en première ligne, j’ai reçu un obus, c’était par hasard ». On a dit après qu’il s’était donné une gloire qu’il n’avait pas, et tout cela s’est nourri d’une biographie qui était de toute évidence ou bête ou mal intentionnée. Je me suis senti alors l’obligation, si vous voulez, de non pas laver sa mémoire, il n’en n’avait pas besoin, car enfin, et comme je vous le disais l’autre jour, je ne crois pas aux biographies des auteurs, des écrivains, tout cela n’a aucun intérêt. Au contraire je crois aux essais, c’est-à-dire à ce qu’on peut essayer de dire de soi-même à travers un auteur qu’on aime et c’est cela qui finalement enrichit peut-être la connaissance que le public peut avoir de cet auteur. J’ai donc repris le Montherlant le séparé, j’ai décrypté notre correspondance, ce qui n’a pas été simple parce que j’avais tout cela au fond d’un carton depuis longtemps, et je l’ai ajoutée, ainsi qu’un texte complémentaire. C’est devenu un autre livre.

G.B. : Mais on pourrait aussi s’amuser à voir les points qui vous unissaient fondamentalement à Montherlant. Vous citez les mots de Montherlant à propos du Gréco qu’il admirait. Il écrit : « Chaque vertu cardinale de l’homme est pour lui une cause de solitude. L’intelligence isole. L’indépendance isole... »

P.S.R. : C’est dans le Voyageur solitaire est un diable.

G.B. : « La franchise isole. Il y a des jours où nous sentons notre singularité comme une lèpre ».

P.S.R. : Oui. C’est vrai.

G.B. : Par exemple, ces phrases, on peut se dire vous auriez pu les écrire.

P.S.R. : Oui, mais enfin comme il l’avait fait mieux que moi, à quoi bon ?

G.B. : Ce qui vous intéresse aussi, c’est de rapprocher Montherlant et de Gaulle. Vous l’avez fait récemment en 1990 dans un petit livre qui s’appelle De Gaulle : références, publié par Grégoire Dubreuil Ed. Greco, Paris, 1990. De Gaulle et ses témoins (Ed. Bartillat, 1995) reprend et approfondit les thèmes de ce petit livre., et vous avez décelé dans votre étude que Montherlant et de Gaulle avaient certains liens de parenté. J’aimerais que vous nous les rappeliez.

P.S.R. : Certains liens de parenté, non, mais j’avais été frappé vraiment par la beauté de la lettre que le Général m’avait envoyée au moment de la publication de mon premier livre sur Montherlant, Montherlant le séparé, où il m’écrivait, de Montherlant, avec les compliments bien sûr habituels, un peu de convention : «Comme vous nous le donnez bien à voir, longeant indéfiniment le bord d’un océan religieux, que son génie ne quitte ni des yeux ni de l’âme, sans y pénétrer jamais ». Et Montherlant, qui n’aimait pas du tout le général de Gaulle – il avait un côté un petit peu réactionnaire à la fin de sa vie – m’avait dit de cette phrase qu’elle était ce que le Général avait écrit de plus beau et ce qu’on avait écrit de plus beau sur lui. Il en était extrêmement frappé. Il était bien évident, à travers cette phrase, que le Général avait une sensibilité qui lui permettait d’apprécier Montherlant, et il est vrai que le général de Gaulle est sans doute davantage un personnage de Montherlant que de Mauriac, par exemple.

G.B. : Oui. Il y a aussi une chose amusante, c’est que le général de Gaulle, je crois, lisait le Chaos et la nuit pendant les essais nucléaires à Mururoa.

P.S.R. : Oui, c’est un peu de ma faute parce que je suis à l’origine du fait qu’il a emporté ce livre – je ne savais pas du tout qu’il le lirait – à bord du de Grâce : on attendait, parce qu’il y eut je crois un retard de 48 heures, que les vents soient favorables, et tandis que le Général attendait, on avait évidemment peur qu’il s’impatiente et on avait remarqué qu’il lisait un livre dans sa cabine. Alors l’entourage – vous savez, les entourages sont toujours très précautionneux – s’était renseigné, enfin avait soudoyé le valet de chambre pour savoir quel était le livre que le Général lisait en attendant l’explosion atomique et c’était le Chaos et la nuit de Montherlant. Ce qui compte tenu du titre du livre, évidemment, avait une sorte de grandeur sombre. Là encore j’avais raconté cela à Montherlant et il n’avait pas voulu le croire. C’était pourtant vrai.

G.B. : Dans ce petit livre aussi, De Gaulle : références, vous associez Malraux, Mauriac, Montherlant, les trois M, vous écrivez ceci : « Le général de Gaulle avait en Mauriac un admirateur extatique, amoureux disait Montherlant, en Malraux un compagnon entier et possessif, mais il est bien possible que ce soit de l’univers tragique de Montherlant qu’il a été le plus proche ». Cela revient à ce que vous venez de dire tout à l’heure.

P.S.R. : Oui, c’est vrai.

G.B. : Concernant justement peut-être Mauriac, vous l’avez rencontré, je crois, à l’époque où Jacques Laurent avait ...

P.S.R. : Il faut dire que Mauriac est, dans cet univers dont on ne se souvient plus, celui des dix années pendant lesquelles le général de Gaulle était président de la République, alors que toute la presse a été contre lui, le seul à l’avoir soutenu, et avec quel talent ! De cela, on ne se souvient plus. On ne se rend pas compte de ce que c’est que d’avoir tous les jours la presse de gauche, du centre et de droite contre soi, à commencer par le Figaro, je ne parle pas du Monde, ni des journaux de gauche. La presse était contre lui et heureusement qu’il y avait Mauriac pour moucher tous ces imbéciles qui insultaient le Général, les mêmes d’ailleurs qui aujourd’hui l’évoquent tous les matins, etc.. On a quand même vécu une période de grande sottise.

G.B. : Durant laquelle, dans ce Bloc-notes, vous êtes cité à plusieurs reprises.

P.S.R. : C’est possible, mais on se disputait aussi, parfois pour de bonnes raisons parce qu’à l’époque je trouvais que Mauriac était un peu trop pompidolien, et quant à lui, il trouvait que les gaullistes de gauche avaient tort de critiquer le gouvernement du Général parce que cela faisait du mal, cela déstabilisait. Alors, nous avons eu de petites querelles, mais en fait nous nous aimions beaucoup et, effectivement, quand Jacques Laurent a publié son pamphlet contre Mauriac – il ne volait pas très haut entre nous – j’ai pris sa défense dans Combat. J’ai été très touché parce que Mauriac m’écrivit immédiatement, me priant d’aller le voir. J’eus beaucoup d’autres témoignages, et j’eus à partir de ce moment des relations très amicales, je ne dis pas intimes, avec Mauriac. J’allais le voir avenue Théophile Gauthier, et il me disait parfois : « Puisque nous sommes entre nous, nous allons pouvoir dire du mal du Général. »…

G.B. : Quelques mois avant mai 68, Mauriac vous confie qu’il regrette que le général de Gaulle n’ait rien fait pour la jeunesse.

P.S.R. : Oui, il disait cela. Il avait probablement raison. Il trouvait que le Général, absorbé par sa tâche qui consistait évidemment à remettre la France à sa place dans le monde avait peut-être oublié que l’intendance ne suivait pas. Ou il avait confié l’intendance à des gens qui n’avaient peut-être pas les mêmes qualités de visionnaire que lui-même.

G.B. : Mais comment expliquez-vous Philippe de Saint Robert que dans le public en général ce qu’on garde davantage de Montherlant, c’est l’image d’un homme de théâtre plus que celle d’un romancier, alors que c’est pratiquement le contraire chez Mauriac.

P.S.R. : Parce que le théâtre de Mauriac est gentil mais enfin il ne compte pas vraiment au regard de son œuvre romanesque. Mauriac est d’abord un romancier, un essayiste et un chroniqueur. Montherlant est un essayiste et très peu un chroniqueur, et il est autant un romancier qu’un homme de théâtre puisqu’il a été connu avant la guerre par ses romans. N’oubliez pas que Montherlant n’est venu au théâtre qu’à l’âge de 44 ans, si on met à part l’Exil, qui est une pièce de jeunesse. Montherlant n’a été connu que comme romancier jusqu’à ce moment là.

G.B. : Je souligne aussi que vous avez publié une petite plaquette, les Actes d’un colloque tenu au Sénat. Cette analyse porte sur le théâtre de Mauriac et vous ne pouvez vous empêcher de les comparer ...

P.S.R. : Non, non, non ! C’était l’objet de la communication. On m’a demandé de faire une analyse comparée des deux théâtres, ce n’est pas que je ne pouvais m’en empêcher, c’est ce qu’on m’avait demandé.

G.B. : Mais c’est intéressant parce que vous montrez que le tragique est aussi au coeur de ces deux auteurs.

P.S.R. : Ce n’est pas le même genre de tragique.

G.B. : Non, mais vous arrivez quand même à mettre en parallèle...

P.S.R. : Bien sûr, mais parce que tous les deux puisent dans la source qu’a été pour eux le jansénisme, Pascal, Barrès : enfin, il ne faut quand même pas oublier que toute cette génération d’écrivains, de Gide à Malraux en passant par Mauriac, Montherlant, Aragon, tous ces gens-là sont des enfants de Barrès. Ils ont d’ailleurs souvent dépassé leur maître, mais ils viennent de Barrès.

G.B. : Puisque vous parlez de Barrès, on peut parler aussi de Malraux qui fut un grand lecteur de Barrès…

P.S.R. : Malraux aussi, bien sûr.

G.B. : … un grand lecteur de Nietzsche, comme de Gaulle aussi.

P.S.R. : Bien sûr. Le général de Gaulle est totalement imprégné de Barrès. Combien de fois il cite Barrès dans ses notes, dans ses réflexions ! Barrès a été extrêmement important.

G.B. : On avait dit au début de ces entretiens que vous aviez peut-être une conception romantique de la France. Je rappellerai le mot de Mauriac qui avait dit, je crois, quelque part, que Malraux et de Gaulle au pouvoir, c’était une forme de romantisme au pouvoir. Est-ce que vous partagez un peu cette conception ?

P.S.R. : Tout dépend de ce qu’on veut dire par là. Parce qu’il y a un sens réducteur du romantisme. Le romantisme, cela peut aussi être une façon de rêver, de ne rien faire. Alors ce qui n’est quand même pas le cas du général de Gaulle qui a beaucoup fait dans sa vie. Si on veut parler par romantisme d’une espèce de pensée qui se nourrit de l’histoire, alors c’est tout à fait autre chose, mais enfin, au fond, le romantisme au XIXe siècle a d’abord été une rupture avec le passé, puis ensuite il a été une recherche, par des moyens nouveaux, du passé, une réinvention si je puis dire, au sens du Code Napoléon, du passé. Le terme romantisme peut recouvrir beaucoup d’acceptions. Donc je l’accepte ou je ne l’accepte pas en réponse à votre question, selon l’acception qu’on lui donne.

G.B. : Et Malraux pour vous, qu’est ce qu’il représentait à cette époque quand vous alliez le voir à Verrières, quand vous discutiez avec lui ? Je suppose que vous ne parliez pas que du Général ? Est-ce que vous parliez de métaphysique, puisque vous avez aussi un côté métaphysique, on peut penser ...

P.S.R. : Non.

G.B. : Vous ne vous êtes pas tellement livré là-dessus.

P.S.R. : Non, parce qu’on a plutôt parlé effectivement avec Malraux du Général ou de l’avenir de la France ou des problèmes politiques qui se posaient. J’avais été auparavant avec Malraux soutenir la candidature de Louis Vallon à Sarcelles, je me souviens, en juin 68, et nous avions un dîner assez animé chez Reich, à la suite de cela. La dernière fois que je l’ai vu, c’était très peu de temps avant sa mort, en juillet 1976, je crois, et il ne m’a parlé que de Montherlant car il était très intrigué par sa mort. Au fond il voulait savoir. J’ai un peu l’impression que, dans son esprit, Montherlant lui avait volé sa mort, et que c’est lui, Malraux, qui aurait dû se suicider et Montherlant mourir dans son lit, que les données des choses s’étaient inversées. Cela l’intriguait et il voulait savoir ce qui était vrai, pourquoi Montherlant s’était tué. Je lui ai dit que ce n’était pas un suicide philosophique. Il ne s’est pas tué parce qu’il n’aimait pas la vie, comme quelqu’un l’a écrit, ou par désespoir. Il s’est tué parce qu’il ne voulait pas mourir gâteux, ce qui était tout à fait autre chose, c’est-à-dire que c’était vraiment un suicide romain. Les Romains se tuaient quand ils étaient arrivés dans un état de santé où ils savaient qu’ils risquaient de perdre la maîtrise de leur vie, de leur corps, de leur esprit ; c’était une chose dont Montherlant avait horreur. C’est la vraie raison pour laquelle il s’est tué. Vous auriez pu me citer la phrase, je croyais que vous alliez le faire, de Mauriac, je crois que c’est la dernière qu’il m’est dite avec une cruauté affectueuse : « Vous n’avez pas de chance, parce que vous aurez été heureux, politiquement j’entends, à 30 ans et moi je l’aurai été à 80 [sous-entendu à cause du retour du Général au pouvoir] et vous, vous aurez toute votre vie pour le regretter ».

***

Cinquième entretien

G.B. : Philippe de Saint Robert, vous avez publié en 1973, chez Flammarion, votre premier roman et votre dernier jusqu’à présent, j’espère qu’il y en aura d’autres, la Même douleur démente. Très beau titre. Avec cette citation en exergue de Paul Claudel, tirée de la Messe là-bas : « Mon esprit n’a pas plus de repos que la mer, c’est la même douleur démente ». Qu’est-ce qui vous a pris de publier un roman comme cela en 1973, après la tourmente politique ?

P.S.R. : Justement : après le départ du Général, je m’étais quand même un peu plus éloigné de la politique active, en tout cas je n’avais plus le sentiment de pouvoir rendre autant de services que j’en avais rendu quand il était là, et j’avais cette relation un peu privée, un peu particulière avec le président de la République de l’époque, qui était Georges Pompidou, mais je n’en faisais rien sur le plan journalistique, c’était des choses qui restaient dans mes cartons pour plus tard. Donc, après avoir publié mon petit livre sur Montherlant, je m’étais mis – qui était une vieille idée en fait – je m’étais mis à un roman auquel je pensais en fait depuis longtemps. Et très gentiment à ce moment là, Henri Flammarion m’avait permis de me consacrer à cela pendant une année entière, ce que j’ai fait, ce qui m’a été très agréable. Mais c’est un roman, si vous voulez, où j’ai probablement mis trop de choses.

G.B. : Frédéric Grendel a dit que c’était un roman nocturne.

P.S.R. : Ah peut-être, oui, oui.

G.B. : Dans cet adjectif on comprend beaucoup de choses chez vous. C’est-à-dire qu’on a parlé du romantisme, mais il y a une grande exigence, une grande rigueur, le héros est quelqu’un qui va jusqu’au bout, qui est assez... Grendel a dit ce mot, cette phrase : « L’eau, les femmes, la mort qui sont germaines tiennent dans cet ouvrage les principaux rôles. Elles enveloppent tour à tour et parfois simultanément l’homme seul qui se croit ou se voudrait séparé. Elles l’investissent, elles collent à sa peau à la façon des méduses. » Je crois que c’est assez bien dénoter le climat de ce livre.

P.S.R. : C’est possible, je ne sais pas, je ne l’ai pas relu depuis longtemps. C’est un livre qui m’a causé une certaine tristesse, si voulez, parce que l’ayant terminé, quand je l’ai apporté à mon éditeur – Étienne Laloux qui m’avait engagé à l’écrire étant parti – l’atmosphère avait changé, et il y avait là des jeunes gens très à la mode qui ont trouvé que ce livre était d’une facture totalement démodée et qu’ils me l’ont bien fait sentir. Cela m’a complètement dépossédé du bonheur que j’avais de le publier, et d’ailleurs Flammarion à ce moment n’a pas fait le moindre effort pour que ce livre fût lu ou même connu des critiques et il en est résulté chez moi une espèce effectivement de sentiment de séparation et probablement c’est la raison pour laquelle je n’en ai pas écrit d’autres à ce moment-là. Quand j’ai terminé ce livre j’avais bien le sentiment des défauts de cet ouvrage, d’avoir voulu mettre trop de choses dedans, mais je me dis alors que, m’étant un peu débarrassé de tout ce qui pesait sur moi, j’allais en écrire un autre avec plus de légèreté d’esprit, plus de distance. Mais on m’a dit carrément : « Écoutez, écrivez donc des livres politiques, c’est pour cela que vous êtes fait ». Ce qui n’est pas du tout mon idée, mais il est vrai que, toute ma vie, j’ai été déchiré entre la tentation de faire une oeuvre littéraire et la tentation de faire aussi un peu de littérature en politique.

G.B. : On pourrait parler des thèmes. Il y a eu quand même cette phrase sur le pêché : « Le mal ce n’est pas le pêché, c’est le désespoir à cause du pêché ».

P.S.R. : Ce sont les bons pères qui ont dû m’apprendre cela, je suppose.

G.B. : Enfin, on pourrait aussi y voir une influence de certains écrivains que nous ne nommerons pas.

P.S.R. : Ce que Rimbaud appelait l’éducation d’enfance pèse en nous toute la vie.

G.B. : Il y a quand même une chose aussi qui vous a touchée, c’est la fameuse lettre que vous citez d’ailleurs – je le dis pour ceux qui ont toutes vos oeuvres sous les yeux, p. 165, des Septennats interrompus – la lettre de Georges Pompidou.

P.S.R. : Étrange lettre, oui.

G.B. : Étrange lettre, je pense que vous la connaissez peut-être par coeur. En tout cas je vais vous la rappeler. Il dit ceci entre autre : « Il me semble que vous n’êtes pas assez débarrassé de votre culture, d’où une tendance que je connais bien à voir le monde à travers autrui ou les morceaux choisis d’autrui. Pour tout dire, laissez-vous aller sinon vous serez éternellement malheureux, l’enfer ce n’est pas les autres, il est en nous. C’est ma sympathie pour vous qui me dicte ces paroles indiscrètes, même si Augustin Sévère, le héros du livre, doit se dire : de quoi se mêle-t-il ? »

P.S.R. : Oui, mais la phrase la plus extraordinaire de cette lettre c’est : « Laissez-vous aller ». N’est-ce pas ?

G.B. : C’est extraordinaire.

P.S.R. : Mais je ne suis jamais tout à fait parvenu à me laisser aller, c’est probablement ce qui me permet d’écrire encore des livres, qui est ma façon de me laisser aller.

G.B. : On n’en dira pas plus. A propos de l’écriture, et cela sera peut-être une transition pour qu’on parle quand même de la Langue française, avec un grand L. Je sais que vous n’aimez pas trop parler de vos responsabilités au Commissariat général de la langue française. Vous avez écrit dans Midi en cendres, ce livre de votre jeunesse : « La lecture est un goût que l’on doit tamiser avec l’âge, sans craindre d’avoir contre soi les amateurs de la dernière nouveauté, les assoiffés de ce dont on parle qui n’a pas d’importance. Cette digue établie, le penchant reprend le dessus, l’écriture est ce bateau ivre que ne guide aucun hâleur, qui ne mène nulle part et partout et dont le port est sidéral. C’est une passion absolue. »

P.S.R. : C’est vrai, l’écriture est une passion absolue. C’est tout à fait vrai, et c’est vrai qu’il n’est pas important toute sa vie de lire des choses nouvelles. On se contente très volontiers de lire soit des choses anciennes qu’on n’a pas lues, ou eu le temps de lire, et qui sont des textes immortels, éternels, soit de relire ce qu’on a aimé. Je relis beaucoup. Parce que les livres importants, les auteurs importants, il faut les lire plusieurs fois.

G.B. : Et cette passion de l’écriture, de la langue, qui vous a fait dire que la France serait dépossédée si justement le français perdait sa vocation universelle, est-ce que c’est une des raisons qui vous a fait accepter en 1984, donc très tardivement en fait, des responsabilités au sein de l’État sur la langue française ?

P.S.R. : Vous savez, d’abord, je suis quelqu’un – c’est pour cela que je méfie un peu de moi-même – qui sait très mal dire non. Alors au terme d’une conversation que j’avais eue avec le président de la République, donc François Mitterrand, en 1982, avant de nous quitter, je lui dis: « Monsieur le Président, il a encore une chose que je voudrais recommander à votre attention, c’est le domaine de la langue française et de la francophonie, parce que si vous, vous ne faites rien dans ce domaine, personne ne fera jamais rien. Il faut dire qu’on sortait de sept ans de giscardisme, où ce sujet avait été totalement banni de la réflexion politique. C’est alors qu’il me dit : « Mais oui, c’est très important, ça me passionne, rasseyez-vous un instant » et dans le moment qui suivit, il organisa un déjeuner qui eut lieu quinze jours plus tard, auquel il avait d’ailleurs convié Pierre Emmanuel et nous voilà partis sur ce sujet et dans son esprit j’ai été associé à sa volonté de faire quelque chose dans ce domaine. Il faut quand même savoir qu’il a fallu deux ans pour que je prenne la tête de ce malheureux service qu’on avait voulu réformer et, quand j’y fus, disons pendant les deux premières années, j’eus peut-être l’illusion ou le sentiment de pouvoir faire quelque chose. Le fait que je ne faisais pas partie du sérail de la fonction publique était à la fois un avantage et un handicap. C’était un avantage parce que je pouvais faire l’idiot, mettre les pieds dans le plat, etc.. Un handicap tout de même parce qu’à la longue, l’administration vous a toujours à l’usure. Et puis en 1986, il y a eu la malheureuse cohabitation, et alors que Chirac m’avait couvert de fleurs quand j’ai été nommé Commissaire général tout en prétendant que je n’aurais pas les moyens de la politique qu’il fallait faire, lorsqu’il est redevenu Premier ministre, il a en l’espace de quinze jours vraiment fichu en l’air le peu que nous avions pu mettre sur pied pendant les deux années précédentes. Il n’est pas d’ailleurs le seul coupable, j’ai eu en la personne de Laurent Fabius un Premier ministre qui s’intéressait également très peu à ces problèmes, mais il ne me contrariait pas. Le problème avec Chirac fut qu’il créa de toutes pièces un secrétariat d’État à la francophonie, qu’il confia à une folle, député de la Guadeloupe, je peux à peine la nommer, tout le monde la connaît…

G.B. : Qui est actuellement ministre.

P.S.R. : Quart de ministre, comme d’habitude, et qui a vraiment fait des actes les plus insensés, notamment en détournant la majeure partie du budget du Commissariat général vers son département d’origine, parce que, puisque ce ministère venait d’être créé, elle ne disposait par elle-même d’aucun budget. Je souhaite passer sur tout cela, car j’ai vraiment vécu une année cauchemardesque. Au départ, j’avais demandé à partir, mais on me demanda de rester ; après on voulut que je parte, et alors je refusai et signifiai à celui qui était en l’espèce un certain Maurice Ulrich : « Je vous ai demandé à partir quand c’était une chose convenable, maintenant, devant tout ce qui se passe, c’est absolument impossible. » Je n’ai donc pas voulu partir. J’étais assiégé dans mon bureau par une bande de nerfs-vifs, incompétents et serviles. Vous n’imaginez pas ce qu’a été ma vie à Matignon pendant les derniers mois, c’est absolument insensé.

G.B. : Alors avant de parler de la fin, j’aimerais simplement que vous nous disiez en quelques mots quels étaient les pouvoirs que vous aviez en tant que Commissaire. Ce poste a été créé pour vous, c’était l’équivalent de ...

P.S.R. : Il a été créé pour moi mais enfin il existait sous une autre forme avant, et le tort qu’on a eu c’est de vouloir toujours réformer les institutions. On a perdu deux ans à vouloir faire de nouvelles institutions alors qu’on aurait très bien pu faire fonctionner celles qui existaient. Mais c’était l’époque où chacun voulait qu’il soit dit que c’était lui qui avait créé tel organisme. Voilà. Les pouvoirs que nous avions, ce sont des pouvoirs de hauts fonctionnaires, c’est-à-dire que nous avions le pouvoir et le devoir d’appliquer la législation existante dans les détails de laquelle je ne vais pas entrer, à savoir la loi sur l’emploi de la langue française, dite loi Bas-Lauriol, qui doit être remplacée par une nouvelle, dite loi Toubon. Ce que j’avais surtout beaucoup poussé, très sensible à l’accusation permanente qu’il ne fallait pas avoir l’air de défendre la langue française, que cela faisait frileux, etc., c’était le domaine de la terminologie, c’est-à-dire celui de la création, en langue française, de mots capables de répondre aux exigences scientifiques et techniques du moment. Nous avions donc décidé de créer une grande banque de mots pour toute la francophonie, qui fut solennellement annoncée par le président de la République, en décembre 1985, lors du 350e anniversaire de l’Académie, et qui est la chose que, précisément, Mme Michaux-Chevry, pour la nommer au moins une fois, a fichu en l’air dès qu’elle est arrivée sans avoir un seul instant essayé de comprendre ce qu’on avait voulu faire.

G.B. : Oui, votre réflexion est quand même intéressante, parce que votre action ne consistait pas seulement à être une sorte de conservatoire de la langue, mais à créer des mots, remplacer, innover dans le langage commercial, industriel, etc. Créer peut-être des néologismes aussi.

P.S.R. : C’était tout à fait cela. Notre politique ne consistait pas du tout à être un conservatoire du passé, et surtout à défendre un purisme que je trouve tout à fait légitime par exemple chez les gens qui écrivent. Je pense que là chacun peut, dans la langue qu’il emploie, faire assaut soit de nouveautés comme Céline, soit au contraire de grand purisme comme Montherlant, peut-être, encore que Montherlant n’était pas puriste, ou comme Gide, qui se piquait beaucoup de purisme, par exemple. C’est une chose. Mais dans le métier qui était le mien je n’avais pas du tout à m’occuper de cela. J’avais à m’occuper de ce que le français reste une grande langue de communication internationale, qu’elle garde son caractère universel, c’est-à-dire la capacité de donner accès à tous les domaines scientifiques et techniques modernes, faute de quoi on est obligé effectivement soit d’emprunter les mots d’une autre langue, soit carrément, ce qui est en train de se faire d’une certaine manière, de substituer cette autre langue à la nôtre, faisant de notre langue une langue régionale, vouée à la marginalisation et à la disparition. Et, par conséquent, à ne plus se renouveler, puisqu’elle n’est plus d’un emploi suffisamment universel pour que le renouvellement du vocabulaire fasse partie de la nécessité et du génie de son histoire.

G.B. : Prenons un domaine très particulier comme l’informatique. Dans ces années là, c’était la grande épopée de l’informatique. C’était un essor formidable. Est-ce que les mots anglais dominaient ?

P.S.R. : Non, les commissions de terminologie, pour les appeler par leur nom, avaient été créées dans les années 70-72, donc bien avant que je n’ai la responsabilité de ces services, et dans la commission de l’informatique justement qui était présidée par un homme tout à fait remarquable aujourd’hui disparu, le général Ferré, on avait dès le début, et à la demande des informaticiens de langue française, créé les mots dont on avait besoin. C’est ainsi que les mots « logiciel », « matériel », et tant d’autres, qui sont des mots bien français, ont été créés de toute pièce, ce que les gens ignorent, par ces commissions, qui, certes, n’ont pas toutes le même succès, puisqu’il y a des mots qui ne prennent pas, mais cela n’empêche pas d’agir.
Le fait qu’on ne réussisse pas à chaque fois et que surtout on se heurte à la mauvaise volonté, entre nous, de certains milieux professionnels et tout particulièrement dans ceux de la presse qui est tellement culpabilisée par ce problème du français, qu’évidemment, elle en rajoute dans la résistance à ce que nous voulons faire.

G.B. : J’ai le souvenir, Philippe de Saint Robert, d’une photographie où on vous voyait avec un bicorne d’académicien au milieu d’une troupe d’enfants.

P.S.R. : Nous avions créé une Académie des enfants avec Jacqueline Joubert sur la deuxième chaîne de télévision qui eut un immense succès et qui fut supprimée par Mme Michaux-Chevry, également, dès son arrivée.

G.B. : J’ai le souvenir quand même d’un mot qui est resté, je crois que c’est un garçon de treize ans qui l’avait trouvé, c’était le mot « mâchouillon », pour se substituer bien sûr au mot de « chewing-gum ».

P.S.R. : Oui, mais là on est dans le domaine ludique.

G.B. : J’aimerais bien qu’on donne des exemples, parce que justement ...

P.S.R. : Eh bien, le mot « baladeur » a quand même remplacé « Walkman », qui d’ailleurs était un nom de marque et vous avez cité le domaine informatique. Je ne m’occupe plus de tout cela et je ne veux surtout plus en entendre parler.

G.B. : Je vous rappelle aussi que vous siégez quand même au Haut Conseil de la francophonie.

P.S.R. : Oui, mais la francophonie et la langue française sont deux domaines différents.

G. B. : Parlons-en justement, parce que je crois que c’est un mot qui vous a agacé pendant longtemps.

P.S.R. : Non, le mot ne m’a jamais agacé, c’est la chose qui m’agace. Parce que la chose, si je puis dire, a été longtemps une idée neuve. J’avais eu le malheur de dire un jour que la francophonie était une idée neuve, alors tout le monde a repris cela à qui mieux mieux, mais c’est une idée neuve qui a très vite vieilli, et qui malheureusement, au lieu d’être ce qu’elle aurait dû être, c’est-à-dire conforter notre ouverture sur le monde, a été au fond une politique de repli, car à mesure que l’on réunissait des sommets francophones où pas grand chose ne se passe et où très peu d’argent est mis au service des entreprises que l’on détermine, j’ai constaté, pour avoir moi-même appartenu à ce service, que la Direction générale des relations scientifiques, culturelles et techniques, excusez-moi du peu, du Quai d’Orsay, voyait ses moyens se replier ; or c’est elle qui est chargée de la diffusion du français dans le monde entier, et pas seulement dans la francophonie. Il ne s’agit pas de diffuser le français dans la francophonie, après tout, puisque ce sont des pays francophones, qui devraient normalement suffire à l’entretien de la langue qu’ils ont choisie, soit que ce soit leur langue maternelle, soit une langue adoptée au cours de l’histoire ou autre, ou simplement une langue de communication, mais en revanche la diffusion du français dans le monde, qui relève de ladite Direction générale du Quai d’Orsay, a subi des revers constants. J’ai vu un directeur général qui n’avait qu’un rêve : fermer tous les lycées français à l’étranger. Il n’était jamais si content que quand il avait triplé les prix de scolarité pour être sûr qu’il y ait encore moins d’élèves dans ces lycées, que les indigènes ne puissent y aller. La diffusion du français dans le monde ce n’est pas la francophonie. Au fond, la diffusion du français dans le monde, c’est non seulement aussi important que la francophonie, mais il n’y aura pas de francophonie qui subsistera si nous ne maintenons pas le caractère international de notre langue et si nous continuons à nous replier sur nous-mêmes, et à tenir ce discours du multilinguisme que je trouve tout à fait ridicule parce qu’il est un aveu d’échec. Le multilinguisme, c’est très bien sauf que cela conforte la position de l’anglais car, à partir du moment où nous nous mettons au même niveau que des langues qui n’ont jamais été des langues de communication internationale, et je ne veux vexer personne – mettons comme le danois, par exemple – à partir du moment où nous nous mettons au niveau de ces langues, l’anglo-américain est conforté dans son rôle de seule langue de communication internationale. Par conséquent le discours du multilinguisme est un discours qu’on a vendu aux ministres, parce qu’ils sont incapables de réfléchir par eux-mêmes, un discours qu’ils reprennent tous les uns après les autres, sans y rien comprendre. Cela aboutit en fait à ramener le français exactement au niveau de langues qui ne sont pas des langues de communication internationale.

G.B. : Philippe de Saint Robert, que pensez-vous des projets qui viennent tous les deux, trois ans, afin d’inciter les jeunes, dès l’école maternelle, à apprendre une langue étrangère et a fortiori l’anglais ?

P.S.R. : Toutes les expériences qui ont été faites dans ce domaine montrent que c’est une erreur pédagogique.

G.B. : Une erreur, c’est-à-dire, pour la psychologie de l’enfant ?

P.S.R. : Comment voulez-vous apprendre une langue étrangère à des enfants qui ne savent pas déjà la leur ? C’est évidemment absurde. Et évidemment, selon le principe de la loi de Gresham, qui énonce que la mauvaise monnaie chasse la bonne, ces enfants-là, un jour, dans le contexte où nous vivons, parce que – quand on parle de l’enseignement d’une langue étrangère à l’école primaire, il s’agit toujours de l’anglais, il n’y a aucun choix, vous pensez bien, et cela a des conséquences : cela veut dire qu’ensuite, dans le secondaire, ils ne pourront plus choisir une autre langue que l’anglais, comme première langue, puisqu’ils y sont déjà habitués ; d’ailleurs le phénomène se passe en Allemagne. Les professeurs de français allemands sont venus me trouver pour me dire qu’en plus c’est contraire au Traité de l’Élysée, etc.. On introduit l’anglais dans le primaire, si bien que les Allemands ne peuvent plus prendre le français comme première langue dans le secondaire, alors qu’en principe ils devraient pouvoir le faire. Cela a de multiples effets pervers : pédagogiquement parlant c’est mauvais. Vous me direz qu’il y a des gens qui sont parfaitement bilingues ou trilingues, c’est vrai, mais les cas où c’est bénéfique sont toujours des cas un peu élitistes d’enfants qui ont des parents qui ne sont pas de la même nationalité, ou qui ont eu la chance, ayant des parents d’une certaine nationalité, de vivre dans un pays étranger quand ils étaient jeunes ; ce sont des cas privilégiés. Mais vouloir en faire une règle générale, alors que les petits Français savent mal leur propre langue, qu’on ne leur enseigne plus, et qu’ils savent encore moins l’écrire, c’est une folie douce ou pas douce, d’ailleurs.

G.B.: Je crois que vous aviez aussi créé un fonds pour la traduction simultanée dans les colloques internationaux qui avaient lieu en France.

P.S.R.: Il existe un fonds mais, entre nous, on ne devrait pas avoir à payer pour être traduit dans son propre pays. Cela prouve à quel point d’absence de volonté politique on est parvenu. J’ose espérer qu’un des aspects positifs de la loi Toubon qui vient d’être déposée sera précisément d’empêcher cela mais je n’en suis pas très sûr.

G.B. : Il y a aussi, comme vous le disiez donc, la langue comme volonté politique. Il y a eu le fameux sommet de la francophonie à Maurice en octobre 1995, est-ce que vous ne pensez pas que la décision des chefs d’État francophones de se dresser pour défendre une certaine exception culturelle ou une certaine exception qui passe par la langue, puisse être à vos yeux une étape ? Je vois la moue sur votre visage.

P.S.R. : Écoutez, on aurait mieux fait de convaincre nos partenaires européens de soutenir nos positions dans les négociations du GATT, que d’aller rassembler l’approbation de Sainte-Lucie ou de l’île Maurice, qui sont des pays pour lesquels j’ai le plus grand respect et la plus grande admiration, mais qui ne pèsent pas lourd dans les négociations internationales.

G.B. : Alors, cette fameuse exception culturelle – je sais que dans la presse vous avez un peu dénoncé ce terme – vous ne semblez pas l’aimer beaucoup. Mais j’ai retrouvé quand même de vieux articles où vous employez ce mot d’exception.

P.S.R. : Le mot que je dénonce, c’est le mot « identité ». Je déteste le mot « identité ». Le mot « identité » que tout le monde emploie – on revendique son identité – c’est un mot absurde parce que les Juifs qu’on a rassemblés en 1943 au Vel d’Hiv, vous croyez qu’on contestait leur identité ? Ce qui est important, ce n’est pas notre identité, que personne ne conteste, ce qui est important, c’est notre souveraineté, c’est-à-dire notre liberté de décision. La liberté que nous avons ou non de nous appartenir. Notre identité, on s’en fiche complètement.

G.B. : Dans ce débat du GATT, est-ce que vous pensez qu’on n’est pas allé encore assez loin ?

P.S.R. : De toute façon, on ne pouvait rien faire. Ce débat est une plaisanterie puisque au départ nous avions renoncé à tous nos pouvoirs de négociation pour les confier à la Commission européenne. Alors de quoi parle-t-on ? C’était la Commission européenne qui négociait en notre nom. A partir du moment où nous acceptons de nous faire mettre en minorité à l’intérieur de l’Union européenne, puisqu’il faut l’appeler ainsi maintenant, nous savons d’avance que nous n’avons aucun moyen de défendre notre point de vue et que nous n’avons plus de souveraineté réelle. Quand j’entendais l’autre jour, défendant son Livre blanc sur la défense, François Léotard se draper dans le manteau de la souveraineté nationale, de quoi parle-t-on ? Il y n’y a plus de souveraineté nationale dans l’état actuel des choses.

G.B. : C’est une dépossession pour vous ?

P.S.R. : Totale. Absolument totale. C’est d’ailleurs tout à fait illégitime. On s’est assis sur la Constitution d’une manière absolument scandaleuse.

G.B. : Un autre cheval de bataille, parce que vous en avez quand même quelques-uns, Philippe de Saint Robert, vous a conduit à prendre publiquement position dans le débat français en 1992 contre le Traité de Maëstricht. Vous aviez à l’époque parrainé un livre paru chez Valmonde et à l’Oeil intitulé L’Europe déraisonnable où l’on retrouvait d’ailleurs des signatures très, très diverses. Je citerai simplement Jean-Claude Carrière, Jean-Pierre Chevènement, Philippe de Villiers, François d’Orcival, Charles Saint-Prot. Manquaient Marie-France Garaud et Philippe Séguin...

P.S.R. : Parce qu’ils ont fait leur propre livre en même temps, à ce moment là.

G.B. : Vous écriviez en fait à votre façon votre propre discours à la nation européenne pour reprendre le titre d’un livre de Julien Benda, que vous aimez citer. En deux mots, qu’est-ce que vous reprochiez à ce projet européen, qui était trop européiste, selon vos termes ?

P.S.R. : D’abord, c’est un texte totalement illisible dont personne ne sait vers quoi il nous entraîne, qui ne se réalisera pas dans nombre de ses aspects monétaires en particulier, mais qui produira néanmoins tous les effets pervers possibles, puisque pratiquement, si on l’applique, il en résulte que nous n’avons plus, par exemple, de politique étrangère. Je ne peux pas entrer en détail dans ce texte qui a été très, très analysé à ce moment là, et que même ses partisans étaient incapables de défendre. Ils vous disaient : « Signez toujours et on verra après, on arrangera les choses plus tard ». Ce texte est le résultat de négociations entre douze pays, ce qui est toujours, évidemment, épouvantable parce qu’on retire, on rajoute et le résultat est que l’Angleterre et le Danemark ont tiré leur épingle du jeu fort habilement. Au demeurant, la valeur juridique de ce texte est contestable puisque le Danemark ne l’a pas ratifié dans les termes où il l’avait signé. On peut soutenir sa nullité en droit international. Non seulement il est illégitime du point de vue le plus élémentaire de notre Constitution, et aussi de la façon dont il a été adopté – parce que qui voudrait nous faire croire que 35 % des électeurs français ont le droit de ratifier un traité de ce genre, qui, au fond, si on le pousse à son extrême limite, abolit la nation française et sa souveraineté dans les dix ans qui viennent. Il est évident que l’on ne peut pas soumettre un texte de ce genre par référendum à l’approbation de 35 ou 36 % de Français car les 50 % et quelque qui ont approuvé le Traité, cela fait 35 % des électeurs français inscrits. Il s’agit donc d’un traité totalement illégitime, qui est nul en droit international, mais dont je suis convaincu que tous les effets pervers nous seront imposés avec beaucoup d’habileté, alors que l’Angleterre se met gentiment à l’abri.

G.B. : Vous aviez dit, écrit même, que tout avait commencé avec la guerre du Golfe. Vous étiez aussi un farouche opposant à l’engagement de la France à partir du moment où la France s’est totalement alignée sur les États-Unis.

P.S.R. : Mais, c’est que cette Europe n’est qu’une des modalités du nouvel ordre mondial américain. On veut nous faire croire qu’elle serait le meilleur moyen de créer un ensemble qui serait indépendant des États-Unis alors qu’en réalité, cette Europe fonctionne entièrement comme vassale des Etats-Unis ; elle est faite pour cela et les oppositions internes qui existent entre ses membres ne peuvent qu’aboutir, comme dans l’affaire yougoslave d’ailleurs, à faire qu’en fin de compte on se retournera toujours vers les États-Unis pour nous départager. L’unité culturelle de l’Europe, c’est une réalité historique mais ce n’est pas, si j’ose dire, une réalité quotidienne et pratique. Or à partir du moment où des pays ont quand même des cultures très différentes, des langues différentes, cette Europe, c’est Babel. Nous avons actuellement à Bruxelles soixante-douze couples de langues. Vous savez qu’aucune langue en principe n’est même langue de travail à Bruxelles. Toutes les langues, théoriquement, ont la même vocation à être langues de l’Union. Cela signifie que si l’on veut pouvoir traduire chaque langue dans chaque langue, nous avons soixante-douze couples de langues. Il y en aura davantage encore quand la Suède, et je ne sais quels autres pays, entreront dans le Marché commun – par regret, je l’appelle encore ainsi, parce que j’étais un partisan très ferme du Marché commun quand c’était une réalité. Il ne faut pas oublier que l’Union européenne tourne désormais le dos au Marché commun, qui reposait sur la préférence communautaire et sur l’harmonisation des politiques économiques. Or l’harmonisation des politiques économiques ne s’est pas faite et la préférence communautaire a été peu à peu abrogée sous la pression américaine. Les barrières douanières communes ont été réduites à rien.

G.B. : Pour terminer ces entretiens, Philippe de Saint Robert, je voudrais que vous nous donniez peut-être une petite réflexion sur le dernier président de la République en activité, qu’est François Mitterrand, puisque vous êtes depuis quelques mois assez critique vis-à-vis de lui, et puisque vous avez même écrit dans les Lettres françaises qu’il était le parfait reflet d’une société en pleine dépossession de ses moyens et de ses fins.

P.S.R. : Il y a un peu de pétainisme récurrent – n’est-ce pas ? – mais, dans son cas, on aurait évidemment pu s’y attendre. Quand il a été élu, j’avoue que je suis un peu coupable, avec quelques amis on l’a probablement flatté en lui disant qu’entre le général de Gaulle et lui, il n’y avait rien eu et que c’est lui qui pouvait finalement d’une certaine manière, après une longue opposition alimentée de jalousie, reprendre le flambeau, sans doute sous une autre forme, et, avec sa démarche propre, essayer effectivement de rendre à la France dans l’Europe de demain son rang et son influence, mais je crois que ...

G.B. : Vous vous êtes trompé, alors ?

P.S.R. : Oui, enfin, ce n’est pas moi qui me suis trompé, c’est l’histoire et je crois que les tendances récurrentes dont je parlais tout à l’heure ont repris le dessus. Mitterrand est un esprit supérieur mais il n’est pas supérieur à lui-même. Il n’a pas su être supérieur à lui-même.

G.B. : Il lui manque une transcendance ?

P.S.R. : Oui, je crois, et elle lui manque d’autant plus qu’il a été élevé là-dedans et vous savez : Corruptio optimi pessima, comme disaient les bons Pères. C’est ainsi qu’il a été élevé. Puis il a fait des choix dans sa vie que lui a imposés son désir d’exercer le pouvoir. On croit toujours qu’ensuite on pourra reprendre sa liberté à un moment donné ; et en réalité on ne le peut pas. C’est une vieille histoire que Goethe a écrite avant nous.

***




CURRICULUM VITAE


Ecrivain et journaliste
Licencié en droit
Diplômé d’Etudes supérieures d’Economie politique, de Sciences économiques, d’Histoire du droit et de Droit romain
Ancien Elève de l’Ecole pratique des Hautes Etudes (Séminaire de Jean Weiler)
Ancien Auditeur de l’Institut des Hautes Etudes de la défense nationale (24e session)
Commissaire général de la langue française de 1984 à 1987
Conseiller culturel et scientifique à l’Ambassade de France à Bruxelles de 1988 à 1991
Membre du Haut Conseil de la Francophonie de 1984 à 2003
Fondateur et président de l’Association pour la sauvegarde et l’expansion de la langue française (ASSELAF) depuis 1999, directeur de la revue Lettre(s)
Membre de la Fondation et Institut Charles de Gaulle
Prix Vaugelas 1992 du Club de la grammaire de Genève (Institut national genevois)
Membre de l’Académie des arts, des sciences et des lettres de Languedoc

Collaborations diverses (journaux, revues, etc.) :

Combat
Notre République
La Table Ronde
Le Monde
Le Quotidien de Paris
Témoignage chrétien
France Culture
Les Lettres Françaises
Valeurs actuelles
Le Figaro
France Forum

Liste des ouvrages publiés :

Le Jeu de la France, Julliard, 1967
Montherlant le séparé, Flammarion, 1969
Le Jeu de la France en Méditerranée, Julliard, 1970
Principes pour une légitimité populaire, L’Herne, 1970
La Même douleur démente (roman), Flammarion, 1973
Les Septennats interrompus, Robert Laffont, 1977
Discours aux chiens endormis, Albin Michel, 1979
Dieu que la crise est jolie !, Ramsay, 1979
Midi en cendres, Librairie bleue, Troyes, 1983
Lettre ouverte à ceux qui en perdent leur français, Albin Michel, 1986
La Cause du français, La Place Royale, 1987
De Gaulle, Références, Greco, 1990
L’Europe déraisonnable (ouvrage collectif), Valmonde et F.-X. de Guibert, 1992
Montherlant ou la Relève du soir (avec quatre-vingt treize lettres inédites), Les Belles Lettres, 1992
Le Secret des Jours, une chronique sous la Ve République, J.-C. Lattès, 1995 (Prix Combourg, 1998)
La Vision tragique de Simone Weil, F.-X. de Guibert, 1999
De Gaulle et ses témoins, Ed. Bartillat, 1999
Entretiens avec Pierre Messmer (« Ma Part de France »), F.-X. de Guibert, 2003



Philippe de Saint Robert, membre du Haut Conseil de la francophonie, a reçu, le 26 mars l992, le prix Vaugelas du Club de la grammaire de Genève, à l'Institut national genevois. Ce prix, décerné depuis l960, avec le concours des autorités du Canton et République de Genève, vient couronner l'oeuvre d'un défenseur de la langue française. Le prix Vaugelas a été attribué, par le passé, à Maurice Grevisse, André Thérive, Robert Le Bidois, René Georgin, Jean Humbert, Paul Robert, Jean Paul Colin, Henri Maurier, Alain Guillermou, Joseph Hanse et Robert Dubuc. Philippe de Saint Robert, élu à l'unanimité lauréat du Prix Vaugelas l992, a été responsable de l984 à l987 du Commissariat général de la langue française auprès du Premier ministre français et préside, depuis décembre l990, l'Association pour la sauvegarde et l'expansion de la langue française. Dans un de ses récents ouvrages, Lettre ouverte à ceux qui en perdent leur français, paru chez Albin Michel en l986, Philippe de Saint Robert a montré les obstacles auxquels se heurte une politique de la langue française






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