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Questions vives
Le français, langue des Caraïbes?
Dévasté par un terrible tremblement de terre en janvier 2010, ce pays peuplé des Caraïbes se relève peu à peu. Haïti a participé à la fondation des institutions de la francophonie dès la création de l'ACCT en 1969. Aujourd'hui, travaillant à sa reconstruction, Haïti entend jouer un rôle plus décisif dans la région des Caraïbes. Ainsi, son nouveau président, Michel Martelly, a demandé aux dirigeants des pays et territoires membres de la CARICOM réunis à Sainte-Lucie le 4 juillet 2012 d'adopter le français comme l'une des langues officielles de l'organisation. Créée en 1973, la CARICOM est une organisation régionale qui regroupe une quinzaine de pays et territoires des Caraïbes. L'anglais en est l'unique langue officielle, bien qu'avec ses 9 millions d'habitants, Haïti représente environ 56% de la population totale de la CARICOM. Les départements français de la Guadeloupe et de la Martinique ne sont pas membres de la CARICOM.

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Linguiste, professeur au Collège de France

Vie et œuvre
Au nom de l'Association des journalistes francophones des télévisions et de la radios, monsieur Philippe de Saint Robert remettait récemment le Prix des nouveaux droits de l'homme à Claude Hagège. Nous remercions monsieur de Saint Robert de nous avoir accordé l'autorisation de reproduire ici le texte de son allocution.

REMISE DU PRIX DES NOUVEAUX DROITS DE L’HOMME
À CLAUDE HAGÈGE, PROFESSEUR AU COLLÈGE DE FRANCE
Sénat, 7 décembre 2006



Cher Claude Hagège,

Nous aimons, comme ce héros de Samuel Beckett, les vieilles questions. De toutes les vieilles questions, depuis Babel et la Pentecôte, celle de la langue, des langues que l’on parle et que l’on entend, n’est pas seulement la plus vieille, mais l’une des plus importantes tant l’être et le parler font un dans toute vie sociale, et par conséquent dans la « société monde ». Si j’ai fait ces deux références, l’une vétéro-testamentaire et l’autre néo-testamentaire, ce n’est pas innocemment. Car si, en édifiant la célèbre Tour, les hommes ont, par un effet de leur orgueil et de la vindicte qui en est ordinairement l’effet, cessé de parler une langue première comme le suggère le Testament, il est remarquable qu’à la Pentecôte la réponse apportée à cette rupture n’est aucunement le retour à une langue unique – et vous imaginez déjà laquelle elle serait aujourd’hui – mais au contraire un premier recours à ce que veut illustrer votre Combat pour le français, à savoir « le recours à la diversité des langues et des cultures », l’effort pour chacun de se mettre à l’écoute, et autant que possible à l’expression de la langue de l’autre. Tout le monde, nous le savons bien, ne peut être, comme vous-même, plurilingue, et même les parfaits bilingues sont exceptionnels – mais nous savons également, comme le soulignait Jean Paulhan, que « les mots sont aussi des idées » et qu’il n’est pas admissible, d’un point de vue non plus individuel mais collectif, qu’une uniformisation internationale et prétentieuse du langage engendre non seulement une pensée unique, mais nous assujettisse au système de pensée philosophique, politique, voire et surtout économique qui s’y rattache.

En adossant votre, notre combat pour le français à ce combat pour la diversité et en nous alarmant à juste titre des dangers qui la menacent, vous restaurez une notion authentique de l’universalité d’une langue, qui n’a jamais été de prétendre tenir lieu de toutes les autres, mais plutôt de donner accès à tous les domaines des arts, des sciences et des cultures. Ce que l’ordonnance de Louis XIII fondant l’Académie française appelait les arts et les sciences n’est rien d’autre que ce que nous appelons aujourd’hui les sciences et les techniques. Certes il n’y a pas de hiérarchie de valeur entre les innombrables langues encore parlées dans le monde – et dont vous êtes un éminent spécialiste – mais nous savons que certaines ne sont pas encore transcrites et donc n’ont pu donner le jour à des œuvres écrites (à cela on doit aujourd’hui veiller afin qu’elles ne disparaissent pas avec leur héritage culturel ou religieux), et certaines en revanche ont le bonheur historique d’être plus répandues que d’autres, parlées par divers peuples ou sur divers continents : l’Organisation des Nations Unies, et avec elle la plupart des organisations internationales qui se respectent, en retiennent six : l’anglais, le français, l’espagnol, le russe, le chinois et l’arabe ; le Secrétariat de l’Organisation fonctionne (théoriquement) avec deux langues de travail. Donc, défendre la place de notre langue dans les relations internationales n’est pas revendiquer un tabouret de duchesse dans une vieille cour mais être fidèle au rôle que toutes les nations fondatrices nous ont reconnu au lendemain d’une épreuve qui aurait pu consacrer pour longtemps l’effacement de la France dans un monde qui semblait alors voué à un bipolarisme délétère, qu’on sait aujourd’hui disparu.

Dès 1987, dans un précédent ouvrage intitulé Le français et les siècles, ouvrage dont l’immense mérite est d’être celui d’un linguiste qui consent à sortir de son ghetto scientifique, vous reconnaissiez que, « sous couvert de science non normative les linguistes apportent leur caution à tous les abus », et vous ajoutiez que « l’absence de dialogue entre linguistes et gardiens de la langue est surprenante ». Vous ouvriez ainsi un dialogue nécessaire même si l’on croit comprendre que les linguistes qui s’engagent dans cette affaire, dont vous êtes, le font par éthique personnelle. « A l’émoi du grammairien, ajoutiez-vous, le pouvoir fait volontiers écho. Car de François Ier au général de Gaulle en passant par Louis XIV, c’est une tradition solidement établie en France, que de voir dans la pureté de la langue l’image de la grandeur de l’Etat. » Mais tout le monde est aujourd’hui d’accord pour dissocier la politique linguistique qui est de toute évidence nécessaire de la sympathique contestation puriste dont l’auteur dit avec modération qu’elle « est aussi compréhensible dans ses mobiles que dérisoire par sa portée. »

Vous ajoutiez : « Il en résulte que l’intervention, encouragée par une situation qui la rend tout à fait imaginable et non illusoire, peut, si elle est mesurée et adéquate à son objet, ne plus apparaître comme une offense à la nature. (…) Intervenir, ce n’est nullement méconnaître que l’emprunt est une donnée naturelle et non une maladie accidentelle à enrayer. L’heureux aboutissement d’actions ponctuelles sur le vocabulaire a valeur éminente d’exemple. » Si « l’anglais n’a pas atteint le noyau dur de la langue française », notiez-vous encore, « on peut admettre que pour tous ceux qui assignent à leur langue la définition de leur identité culturelle, des contaminations radicales et fulgurantes soient susceptibles d’apparaître comme de redoutables menaces. »

J’ai noté chez vous une évolution dont je prendrai la source dans un dialogue que vous aviez eu en décembre 1986 (il y a juste 20 ans) avec votre maître Georges Dumézil qui étalait devant vous un scepticisme courant chez les grands savants quant à l’avenir de notre langue. Vous lui répondiez modestement : « Vous êtes un Français de France même si vous avez été un peu de Turquie. Moi je suis un périphérique francisé. J’en suis conscient. L’évidence du spectacle qui s’offre sous nos yeux, si je ne parlais qu’en linguiste, devrait me faire dire absolument la même chose que vous : le français a fort peu de chances de survivre et il est appelé sans doute à ne pas être tenu comme une des grandes langues de culture ou même de communication. Nous avons perdu. Mais le fait que je suis un ancien enfant qui dans les écoles françaises où l’envoyaient sa mère et son père, buvait avec passion ce qu’on lui enseignait, m’amène à voir le problème autrement : comme linguiste professionnel, je vois bien que le français est foutu, enfin, est menacé, mais je n’arrive pas à y croire tout à fait. »

Vous êtes aujourd’hui beaucoup plus combattif. Vous l’étiez déjà dans l’entretien que vous donniez à notre revue des Nouveaux droits de l’homme, joliment appelée Arc en ciel, en 1999, lorsque, répondant à la question de savoir si la mondialisation économique allait entraîner un appauvrissement culturel, vous répondiez sans hésiter : « Sans aucun doute. D’autant que la mondialisation dont on parle est, en réalité, une américanisation que les gens ne veulent pas avouer. » Vous ajoutiez d’ailleurs que « les Américains intelligents sont, par définition, anti-américains puisqu’ils sont parfaitement informés de cette situation. Ils savent, eux, qu’il y a énormément à profiter de la culture européenne. Donc, je dirais que plutôt qu’une attitude que je ressens comme un combat d’arrière garde, je préconise une attitude très offensive, faisant pénétrer partout la culture européenne, lui donnant une allure de modèle et la présentant comme quelque chose qui fait très efficacement contrepoids à la très forte pression impérialiste des Etats-Unis dans la plupart des domaines impliquant la créativité.»

Vous aviez raison de soulever dès alors, dans votre analyse de la politique linguistique de la France, l’équivoque que représente le fait que désormais elle semble choisir de s’avancer masquée derrière une promotion un peu confuse du multilinguisme.

Soyons réalistes. Nous voyons bien, par exemple, que si, dans l’espace babélien de l’Union européenne, nous prêchons pour un multilinguisme généralisé, nous aboutissons encore à favoriser le système que tend actuellement à faire prévaloir la Commission européenne et qui aboutit, devant une excessive diversité des langues nationales, à favoriser une fois de plus l’anglo-américain au dépens de toutes les autres langues. De nombreux exemples ont été récemment donnés de cette dérive, notamment lors des négociations pour l’entrée des pays de l’Est européen dans l’Union alors que certains d’entre eux, tels la Bulgarie et la Roumanie, étaient encore fort attachés à l’usage de la langue française dans leurs relations internationales. Cette politique aboutit immanquablement à défavoriser les pays non anglophones de l’Union européenne en leur retirant toute possibilité de choix. Comme vous le démontrez, « à l’inégalité face au texte écrit s’ajouterait l’inégalité face à la prise de parole dans une négociation, une contestation ou un débat public, car les non-anglophones, du fait de l’insécurité et du trouble où les mettrait leur insuffisante compétence, seraient menacés d’une incapacité à donner leur vraie mesure. Au contraire, les anglophones n’auraient plus vraiment besoin, au moins dans leurs activités professionnelles, d’apprendre les autres langues européennes. (…) Autant dire que le consentement des pays non anglophones à la promotion de l’anglais en tant que langue internationale officielle non seulement coûterait à ces pays des sommes considérables, mais ferait d’eux, en outre, des agents indirects du financement de la croissance américaine. On peut se demander, enfin, si l’enseignement généralisé de l’anglais instaure une meilleure communication internationale, et s’il ne conforte pas plutôt la domination d’une certaine idéologie économique et culturelle qui s’exprime en anglais dans la mesure même où son ambition est inspirée par le modèle des pays anglophones. Ce qui est vrai de l’anglais le serait de toute langue commune unique. » (sauf évidemment si l’on en revenait à une langue totalement neutre, comme le latin).

En réalité, vous ne vous posez pas vraiment les questions que vous soulevez. Vous y répondez de livre en livre avec plus de précision. D’autres vous ont précédé. D’autres vous suivront. Je pense au Parlez-vous franglais ? d’Etiemble en passant par Le Français pour qu’il vive de Gabriel de Broglie, le « Que Sais-Je ? » de Marie-Josée de Saint Robert sur La politique de la langue française jusqu’au tout récents ouvrages de Bernard Lecherbonnier (Pourquoi veulent-ils tuer le français ?), de Jean-Marie Borzeix (Les Carnets d’un francophone) et de Paul-Marie Coûteaux, si pertinemment intitulé Être et parler français. Il est utile d’être pragmatique, il n’en est que meilleur parfois d’être essentialiste. Dans la conclusion de votre Combat pour le français, vous rappelez que les langues sont des espèces vivantes qui prennent source au plus profond de l’humanité, et c’est pourquoi vous affirmez que « tout individu soucieux de défendre son âme face au péril qui le menace ne peut ignorer qu’il lui faut livrer un combat », et que, « faute de le faire, on s’incline devant l’ordre des choses, on se persuade qu’il est inéluctable et donc que l’on est soumis, comme avec les lois de la nature, à un processus d’entropie. Or une riposte est possible : qu’est ce que le sens de l’aventure humaine, sinon d’être un effort pour dompter l’entropie ? » Mais c’est l’Europe tout entière qui se trouve ici investie d’une tâche essentielle. Malheureusement les institutions de cette Europe, rongées par la violence du mercantilisme néo-libéral, non seulement ne semblent guère s’en préoccuper mais on pourrait même les soupçonner de mauvaise foi, voire d’hostilité à peine masquée. Dès lors je ne saurais trop nous inviter tous à poursuivre le combat auquel vous nous conviez avec ce livre qui n’est pas seulement celui d’un linguiste mais aussi celui d’un combattant. Nous le savions bien, vous nous aviez prévenus. Vous n’êtes pas une Cassandre à cocarde. Pourquoi ce prix des Nouveaux droits de l’homme ? C’est qu’il n’est aucun domaine où le droit des peuples et des individus ne coïncide mieux que dans celui du droit à sa langue, qu’elle soit maternelle ou choisie. Il n’y a pas, nous le savons bien, de crise particulière de la langue française ; ce dont nous souffrons, comme le soulignait naguère Dominique Noguez, c’est d’une véritable trahison des clercs, qui se croient nos élites, à l’égard de la langue qui pourtant les a faits ceux qu’ils sont et à laquelle ils semblent renoncer si volontiers. Nous avons même inventé, par dérision, depuis quelques années un « Prix de la Carpette anglaise » qu’à notre grand regret nous avons dû décerner cette année au Conseil constitutionnel pour avoir, une troisième fois, commis un véritable déni d’interprétation à l’égard de l’article 2 de notre Constitution qui précise que la langue de la République est le français. Voilà les vraies raisons, je me réfère à votre rejet de toute entropie, de vous remettre ce prix.

Philippe de Saint Robert






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