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Questions vives
Le français, langue des Caraïbes?
Dévasté par un terrible tremblement de terre en janvier 2010, ce pays peuplé des Caraïbes se relève peu à peu. Haïti a participé à la fondation des institutions de la francophonie dès la création de l'ACCT en 1969. Aujourd'hui, travaillant à sa reconstruction, Haïti entend jouer un rôle plus décisif dans la région des Caraïbes. Ainsi, son nouveau président, Michel Martelly, a demandé aux dirigeants des pays et territoires membres de la CARICOM réunis à Sainte-Lucie le 4 juillet 2012 d'adopter le français comme l'une des langues officielles de l'organisation. Créée en 1973, la CARICOM est une organisation régionale qui regroupe une quinzaine de pays et territoires des Caraïbes. L'anglais en est l'unique langue officielle, bien qu'avec ses 9 millions d'habitants, Haïti représente environ 56% de la population totale de la CARICOM. Les départements français de la Guadeloupe et de la Martinique ne sont pas membres de la CARICOM.

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Vie et œuvre
Camille Bourniquel, «Distance du semblable», revue Esprit, novembre 1962.

Le numéro de novembre 1962 de la revue Esprit a été un événement intellectuel fondateur dans l'histoire de la francophonie. On y trouve, à côté d'un très beau texte de Senghor sur la langue française et d'un appel à la responsabilité commune des francophones du Québécois Jean-Marc Léger, un remarquable article de Camille Bourniquel sur les littératures d'expression française. Les allusions à Aimé Césaire reviennent comme un leitmotiv dans cet article intitulé Distance du semblable. Elles nous disent l'essentiel sur cet écrivain antillais qui, par son altitude morale autant que par son style, a sa place près du sommet dans la littérature universelle; ce qu'ont pressenti les 1000 personnes qui lui ont rendu un hommage éclatant lors du grand congrès de Miami sur la négritude en 1987. Camille Bourniquel évoque aussi très bien l'atmosphère de ce Paris des années 1930 où Césaire et Senghor, avec d'autres amis, élaboraient ce concept de négritude qui allait non seulement aider les Noirs à briser le dernier lien avec l'esclavage, mais à trouver leur place dans cette humanité, dont la science européenne les avait plus ou moins exclu, en les réduisant à la mentalité prélogique.

«La littérature ici se fonde sur une contestation presque toujours véhémente, constate Bourniquel. À quoi il convient d'ajouter le procès de la colonisation depuis trois siècles, ainsi qu'une active dénonciation de l'Europe, de ses valeurs, de ses méthodes. D'une littérature figée par le respect et l'imitation — «ce vieux silence crevant de pustules tièdes l'affreuse inanité de notre raison d'être», dit Césaire tourné vers ses «Antilles, cul-de-sac innommable de la faim» — on est passé à une littérature de mouvement, à la fois révolutionnaire et militante, à la seule grande poésie révolutionnaire actuelle, dira Sartre dans L'Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de Léopold Senghor.

Tant d'égoïsme et de mépris d'une part, d'humiliations et de souffrances de l'autre, ont fait lever une protestation dont on s'étonnerait certes qu'elle n'ait pas versé elle aussi dans la colère et l'exaspération. «Ces têtes que nos pères avaient courbées jusqu'à terre par la force, pensiez-vous, demandait Sartre dans son Orphée noir (c'est-à-dire il y a quatorze ans!), pensiez-vous, quand elles se relèveraient, lire l'adoration dans leurs yeux?» Non, certes! Mais s'attendait-on beaucoup plus à trouver au fond de cette révolte l'aube fraternelle d'un humanisme de la négritude, regagné sur la honte et le désespoir? S'attendait-on beaucoup plus à ce que sept années de guerre en Algérie arrachent à la dérision, et à cet enfer que Kateb Yacine a nommé Le cycle des représailles, des œuvres comme Nedjma ou Le cadavre encerclé?

Le véritable paradoxe n'est pas que les hommes qui se sont dressés contre nous aient continué à parler notre langue, qu'elle ait été pour eux un instrument dialectique d'une efficacité certaine dans la lutte à mener. Le paradoxe, c'est que, à l'inverse de toutes les ruptures, là où on n'attendait tout au plus qu'une «littérature de combat», un langage ait été trouvé, non pas dégagé de l'événement, l'exprimant au contraire, mais au plus profond de la conscience d'écrivains qui ont su rester libres en face de la liberté, libres et non pas aveuglés par la haine ou le ressentiment, libres et non pas embrigadés par leurs états-majors, et qui, placés à chaque instant devant les plus cruelles alternatives, ont toujours refusé de ramener leurs constats à quelque lucidité sommaire.

Que le lyrisme enfin soit comme l'élément naturel de cette reconquête, au terme de laquelle il y a la dignité de l'homme, suffira à signaler ce besoin, également manifeste, de trouver une respiration plus large, une générosité future dans une sorte de rachat par le verbe. C'est dire aussi la place qu'était appelée à tenir la poésie dans cette extraordinaire mutation qui a permis à tant d'écrivains aux dons exceptionnels de remonter aux sources à travers un langage qui, initialement n'était pas le leur.

Car c'est bien à cette mutation qu'il faut en arriver en définitive. Les vérités sont peut-être toujours les mêmes, mais le monde, lui a changé. La décolonisation s'est faite, violente ici, pacifique là. Et voici que, sur ce seuil, nous ne pouvons la considérer comme si elle ne consacrait pour nous que la fin d'une hégémonie. Des malentendus séculaires, et sept années traînées dans le sang, n'ont pas précipité la rupture que certains esprits appelaient comme une malédiction.

Que représente alors pour nous une libération — politique certes, mais spirituelle aussi — qui n'a cessé de prendre appui sur le langage, souvent même sur la poésie, au point de faire penser parfois à ces révolutions avec harangues, drapeaux, embrassades et odes, que 1848 a allumées en chaîne — à cette différence près que celles-ci n’auront pas été matées par la répression et que leurs poètes, comme élus du peuple souverain, sont devenus ministres ou présidents?

Oui, que représente cette irréversible évolution dont témoignent chacun de ces livres, chacun de ces poèmes? Y lirons-nous notre déclin sous les accusations qui nous sont adressées, ou l'annonce de l'aventure la plus singulière, la plus ironiquement tissée d'ambiguïtés, qui ait jamais été proposée à des hommes, de races et de climats divers, se reconnaissant entre eux à travers les mêmes mots et pris au piège d'un héritage commun?

Mais surtout cette évolution ne nous apparaîtra-t-elle pas comme déjà inscrite parmi ces grandes mutations qui travaillent l'Occident tout entier, non pour en ruiner les structures, mais au contraire pour les renouveler?
[...]
Je m'efforcerai de répondre à cette dernière question à partir de la poésie négro-africaine d'expression française. L'exemple éclaire singulièrement notre propos; aussi m'y arrêterai-je plus longuement pour finir.

«C'est à Paris, précise Senghor, qu'à la suite des ethnologues nous découvrîmes la Négritude, c'est-à-dire les valeurs culturelles de la civilisation négro-africaine: don d'émotion et don de sympathie, don du rythme et de forme, don d'image et don du mythe, esprit communautaire et démocratie..1»

Légitime défense, revue fondée en 1932 par le poète antillais Étienne Léro (mort prématurément en 1939) et par un groupe d'étudiants, la plupart communistes, fut l'acte précurseur de cette prise de conscience, ainsi que du rapprochement des Antillais et des Africains. Léro fut également le premier à trouver dans le Surréalisme «une arme miraculeuse, un instrument de recherche, une sorte de radar qu'on envoie cogner dans les profondeurs abyssales 2».

La tentative fut poursuivie par L'étudiant noir, petite feuille fondée par Damas 3, Césaire et Senghor en 1935. Quant à Tropiques, elle devait voir le jour en 1940 à Fort-de-France (Martinique), où Césaire était devenu professeur. André Breton qui avait été interné à son arrivée dans l'île, ainsi que Victor Serge et Levi Strauss, salua hautement l'entreprise en reconnaissant que «en plein contraste avec ce qui, durant les mois précédents, s'était publié en France, et qui portait la marque du masochisme quand ce n'était pas celle de la servilité, Tropiques continuait à creuser la route royale.»

Qu'une littérature engagée soit née de cette prise de conscience, il n'y a rien là d'étonnant. Ce qui l'est beaucoup plus, c'est que cette «défense» ait pu se faire à l'extrême pointe d'une recherche, elle-même éloignée d'un tel engagement.

Mais voilà bien le mot qui peut le plus nous égarer. Ici la poésie ne sort pas de ses champs magnétiques. Revendicatrice, dénonciatrice — et combien! — elle révèle à chaque homme de couleur, au fond de l'antre de sa race, de plus anciennes vérités. Elle est pluie et elle est vent. Elle est soleil et elle est misère. Autrement, comment ceux à qui elle parle pourraient-ils la reconnaître?
    Des hommes qui sentent et ils ne pensent pas.
    Toujours la beauté les a frappés, droit comme lance à la racine de la vie — et aussi la catastrophe 4.
Parce que le nègre est «d'un monde où la parole spontanément se fait rythme... se fait poème», telle sera l'expression de cette «négritude retrouvée».

De celle-ci, Alioune Diop devait donner plus tard une définition, probablement plus mesurée, disant qu'elle «n'est autre que le génie nègre et en même temps la volonté d'en révéler la dignité». Mais cette volonté, chez d'autres peuples, engagés eux aussi dans le même processus historique, a-t-elle produit chant comparable?
    «Ma bouche sera la bouche des malheurs qui n'ont pas de bouche, ma voix la liberté de celles qui s'affaissent au cachot du désespoir.»

Ce grand chant de Césaire, c'est d'abord une voix perçue après des siècles de silence. Un cri aussi: «Il y a dans la réserve de ma luette une bauge de sangliers...» Mais surtout, le souvenir cuisant d'humiliations sans nombre, une colère dont l'Europe paraît avoir oublié, peut-être depuis ses guerres de religions, la nature viscérale. «Accommodez-vous de moi. Je ne m'accommode pas de vous.» Écho exaspéré qui pourtant ne nous semble pas si éloigné de Rimbaud: «Ne vous gênez pas, j'étais absent du baptême du Christ! 5

Ce procès, l'écrivain peut l'instruire d'autre façon: dans une prose percutante qui catapulte les mots et les idées (Discours sur le colonialisme) et rejoint sans effort le fantastique de Calvin; ou encore, dans une prose d'une extrême densité, comme celle de la Lettre à Maurice Thorez 6. «Aucune doctrine ne vaut que repensée pour nous, que repensée par nous, que convertie à nous».

Mais la poésie répond à une exigence autrement primordiale. Je suis noir, et vous êtes blanc. Et ce Dieu que vous m'offrez, quelle est sa couleur? Comment exorciser ce mal? Comment effacer l'anathème? L'humanité se trouve comme scindée depuis l'origine. La reine blanche et la reine noire, dressées l'une en face de l'autre, comme chez Genêt, et sans compromis possible qu'une élimination rituelle.
    Nègre, nègre, nègre depuis le fond du ciel immémorial.
répète Césaire. Une obsession! Mais une obsession libératrice. «Une Passion»! Oui, mais une «passion» qui ne sera jamais étouffée derrière un soupirail, jamais séparée de son cadre naturel — les fleuves, les grands fauves, les danses, les esprits — et redevenant de ce fait une jubilation victorieuse. Aucune complaisance masochiste. Le poète ne suivra pas non plus la pente d'une littérature lazaréenne, même s'il revient sans cesse aux images de la traite et du travail forcé.

Lui reproche-t-on cette monotonie? Senghor répond superbement qu'elle est le reflet même de cet univers sans frontières et sans commencement qui est celui de la négritude. «Quoi d'étonnant, dit-il de Césaire, qu'il se serve de sa plume comme Louis Armstrong de sa trompette? Ou plus justement peut-être, comme les fidèles du Vaudou, de son tam-tam? Il a besoin de se perdre dans la danse verbale pour se retrouver dans le cosmos.»

Passion donc! Mais passion à ciel ouvert, dans un dialogue ininterrompu avec les éléments. Cette poésie est tout entière celle d'un retour aux sources, d'une ampleur et d'une sérénité admirables. «Quand j'ai connu Senghor, je me suis dit Africain», affirme Césaire. Ainsi, pour l'Antillais qui tourne ses regards vers l'Afrique-mère, assumer la négritude c'est aussi bien relever la face que prendre la mesure exacte d'un continent, passer de l'insularité à cette double démesure qui efface le temps et l'espace.
    Nègre colporteur de révolte
    tu connais les chemins du monde
    depuis que tu fus vendu en Guinée
écrivait Jacques Roumain 7. Mais le nègre n'est pas cet errant visionnaire qui sait que la terre lui est refusée. Sur la carte, il peut avec orgueil voir se dessiner son domaine. De cette possession, la poésie est également le symbole. Poésie orphique, poésie évangélique, a dit Sartre. Orphique parce qu'elle oblige le noir à cette plongée raciale. Évangélique, parce qu'elle le libère de la plus destructive hantise, à savoir de se vouloir autre, c'est-à-dire blanc. Il s'agit là dans les deux cas d'une poésie de salut.

Entre cette incantation et cette prophétie, le mot retrouve une fascinante beauté.
    C'est le mot qui me soutient
    et frappe sur ma carcasse de cuivre jaune
    où la lune dévore dans la soupente de la rouille
    les os barbares
    des lâches bêtes rôdeuses du mensonge.
    (Soleil cou coupé)
Ce flot verbal, loin d'avoir l'apparence d'un jeu gratuit calqué sur l'écriture automatique, construit un univers de relations et de symboles où tout se trouve repris dans le mouvement des genèses: «Des mots? Oh oui, des mots, mais des mots de sang frais, des mots qui sont des raz de marée et des érysipèles et des paludismes, et des laves et des feux de brousse et des flambées de chair, et des flambées de villes...»

Dans le langage qui s'offrait à elle, cette poésie n'a pas choisi l'écriture au cordeau ni les secs préceptes d'une bienséance de l'esprit, mais le grand baroque du XVIe siècle, Corneille, Hugo, Lautréamont, Rimbaud, Péguy, Claudel et Perse, «Le français, ce sont les grandes orgues qui se prêtent à tous les timbres, à tous les effets... flûte, hautbois, trompettes, tam-tam et même canon» affirme Senghor. Et c'est aussi, ajoutons-nous, cette fraîcheur, cette liquidité de voyelles qui, à travers les lumières les plus délicates, ne cessera désormais de faire resplendir une lumière plus éclatante et venue d'autres horizons.»

Notes
1. Article paru dans Afrique-Action (30-1-1961) : «Comment nous sommes devenus ce que nous sommes..»
2. Orphée Noir
3. Léon G.Damas, né à Cayenne (Guyane) en 1912. Pigments (G.L.M. 1937), Graffiti, Black Label.
4. Senghor
5. Césaire: Chiens
6.Le Discours et la Lettre ont été publiés dans Présence Africaine.
7.Né à Port-au Prince (1907-1942), ethnologue, conteur, poète, militant. Bois d'ébène (1945), Choix de poésies (1936-42)


*********



Poème d'Aimé Césaire

ô lumière amicale
ô fraîche source de la lumière
ceux qui n'ont inventé ni la poudre ni la boussole
ceux qui n'ont jamais su dompter la vapeur ni l'électricité
ceux qui n'ont exploré ni les mers ni le ciel
mais ceux sans qui la terre ne serait pas la terre
gibbosité d'autant plus bienfaisante que la terre déserte
davantage la terre
silo où se préserve et mûrit ce que la terre a de plus terre
ma négritude n'est pas une pierre, sa surdité ruée contre la clameur du jour
ma négritude n'est pas une taie d'eau morte sur l'œil mort de la terre
ma négritude n'est ni une tour ni une cathédrale

elle plonge dans la chair rouge du sol
elle plonge dans la chair ardente du ciel
elle troue l'accablement opaque de sa droite patience.
 
Eia pour le Kaïlcédrat royal !
Eia pour ceux qui n'ont jamais rien inventé
pour ceux qui n'ont jamais rien exploré
pour ceux qui n'ont jamais rien dompté
 
mais ils s'abandonnent, saisis, à l'essence de toute chose
ignorants des surfaces mais saisis par le mouvement de toute chose
insoucieux de dompter, mais jouant le jeu du monde
véritablement les fils aînés du monde
poreux à tous les souffles du monde
aire fraternelle de tous les souffles du monde
lit sans drain de toutes les eaux du monde
étincelle du feu sacré du monde
chair de la chair du monde palpitant du mouvement même du monde !
                 Tiède petit matin de vertus ancestrales
Sang ! Sang ! tout notre sang ému par le cœur mâle du soleil
ceux qui savent la féminité de la lune au corps d'huile
l'exaltation réconciliée de l'antilope et de l'étoile
ceux dont la survie chemine en la germination de l'herbe !
Eia parfait cercle du monde et close concordance !
 
Écoutez le monde blanc
horriblement las de son effort immense
ses articulations rebelles craquer sous les étoiles dures
ses raideurs d'acier bleu transperçant la chair mystique
écoute ses victoires proditoires trompeter ses défaites
écoute aux alibis grandioses son piètre trébuchement
Pitié pour nos vainqueurs omniscients et naïfs !

Source: Aimé Césaire, Cahier d'un retour au pays natal, collection poésie, éditeur Présence africaine, juillet 2000.






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