Dans Le Devoir du 2 novembre, monsieur Guy Laflèche reproche à la République française d’avoir un «discours paranoïaque» parce qu’elle oppose une certaine résistance aux ambitions de Google. Quant à l’ex-ministre de la culture de cette République, Renaud Donnedieu de Vabres, et à l’ex président de la Bibliothèque nationale de France, monsieur Jean-Noël Jeanneney, ils ont commis, selon ce professeur de l’université de Montréal, l’erreur de participer au «délire»présidentiel au moyen de «discours maladifs». Que penser de la Bibliothèque Europeana? Elle n’est qu«un pet informatique».
Que de pathologie! Monsieur Laflèche est pourtant professeur de littérature, non de médecine. Nos bibliothèques nationales et nos gouvernements ont indiqué leur préférence pour un rattachement à la Francophonie et à l’Europe, en matière culturelle, plutôt qu’au monde de Google. Monsieur Laflèche les condamne en empruntant cette fois un argument à la philosophie de l’histoire. La BNQ est selon lui «piégée dans le clan rétrograde de la République française.» Car, bien entendu, c’est être rétrograde que de résister à la démesure de Google. Voilà tout l’argumentaire de notre universitaire, une haine non déguisée de la France et de l’Europe constituant l’assaisonnement. Voyez le mépris avec lequel il évoque cette «France qui veut sauver la civilisation.»
Seule explication possible de sa logique: la puissance technologique le fascine jusqu’à l’idolâtrie. Ce par quoi il rend sa propre position intenable, en justifiant les craintes françaises qu’il dénonce : «L’hégémonie culturelle américaine risque (en effet!) de s’imposer aux dépens de l’héritage de siècles de réflexion.»
Google c’est plusieurs choses, et entres autres : 1) un moteur de recherche efficace en situation de monopole, 2) une encyclopédie universelle (en vertu de ses liens de plus en plus manifestes avec Wikipedia), 3)une bibliothèque virtuelle mondiale, laquelle, par son programme de publication d’extraits de livres nouveaux est aussi un marché du livre à l’état d’ébauche. Chacune de ces trois choses soulève des problèmes particuliers. Il me faudrait plusieurs articles différents pour les traiter adéquatement. Il existe déjà cependant une littérature abondante sur le sujet. 1
Nous sommes à l’un de ces moments de l’histoire où plusieurs sont tentés d’adhérer à un universel coupé des cultures particulières qui l’ont fait naître. Cela toutefois n’autorise personne à traiter de malades ceux qui craignent que, coupé de ses racines nationales, l’universel ne dégénère en outil au service d’une puissance impériale. Et s’il faut se résigner à devenir sujet d’un empire, faut-il, monsieur Laflèche, que cet empire soit celui dont la puissance vous a subjugué au point que vous présentez tout autre choix comme pathologique?
Si Google appartenait aux Nations Unies, si chaque grande aire culturelle y était bien représentée, si on avait l’assurance que jamais aucune puissance ne pourrait l’utiliser à ses fins, peut-être pourrait-on comprendre que des bibliothèques nationales et des éditeurs recevant des subventions de leur pays, fassent cadeau de leurs livres à une telle multinationale; sachant qu’elle en tirera de fabuleux profits, tout en utilisant, pour les mettre en valeur, un medium portant un message qui aura pour effet de pulvériser l’esprit critique à l’endroit de l’empire qui bénéficie de l’opération.
On peut admirer les Américains, les aimer même. C’est là une raison supplémentaire, à l’instar des meilleurs parmi eux, de se dresser devant leur puissance quand elle dépasse la mesure. Or, en ce moment, dans le domaine culturel, sur Internet en particulier, leur puissance dépasse la mesure.
Soyons paranoïaques à notre tour, puisqu’il suffit pour mériter ce diagnostic de faire une interprétation littérale des visées impérialistes que les stratèges américains ont eux-mêmes formulées avec une parfaite transparence. Google est l’arme culturelle qui correspond en tout point aux objectifs qu’ont précisés, à partir de 1990, les théoriciens du Soft Power et du virage culturel de la puissance américaine, Joseph Nye et William A. Owens notamment. «En vérité, écrivent Nye et Owens, c'est le XXIe siècle qui apparaîtra un jour comme ayant été, au plus haut point, celui de la suprématie américaine [...] La beauté de l'information comme source de puissance, c'est qu'en plus d'accroître l'efficacité des armes au sens le plus concret du terme, elle démocratise les sociétés de façon inéluctable.»1
À une première lecture superficielle, ces propos semblent rassurants. Qui peut s’opposer à la connaissance et à la démocratie qu’elle rend possible ? Mais lisez attentivement cette seconde phrase des mêmes auteurs : «On a désormais la preuve que les changements technologiques et économiques sont des forces de fragmentation induisant la formation de marchés libres plutôt que des forces répressives renforçant le pouvoir central.»
Forces de fragmentation! Le vocabulaire lui-même est militaire. Telle est la «beauté de l’information comme source de puissance.» Et la démocratie dont il est ici question, ne vous y trompez pas, c’est le libre marché à l’américaine, au nom duquel des entreprises comme Google pourront étendre leur monopole aux dépens de tous les pays qui ne miseront pas, comme l’a fait la France, sur l’exception culturelle pour protéger leur souveraineté.
C’est en tant que telles, remarquons-le, abstraction faite de leur contenu, que les technologies nouvelles sont des pluralising forces. On aura aussi compris que toutes les forces qui limitent le libre marché sont «répressives» et que tout ce qui réduit le pouvoir des États centraux est démocratique. Aux yeux des maîtres de l’empire d’Alexandre et de celui des Romains, les cités étaient des obstacles, des choses rétrogrades. Il en est de même pour les nations par rapport aux empires d’aujourd’hui.
Mais comment ne pas éprouver une certaine admiration pour la façon dont les Américains ont mené la bataille du Soft Power? Quelle autre grande puissance du passé ou du présent a su ainsi, à grand profit pour elle, faire payer par le reste du monde, qui est sa cible, son instrument de propagande le plus puissant? Monsieur Laflèche est lui-même une preuve vivante de l’efficacité de la méthode utilisée. Il en fait plus que le maître ne lui en demande.
1-Foreign Affairs, Mars-Avril 1996. |