Sport et activité physique

 

Les idéologies du sport

par Gabor Csepregi

               Gabor Csepregi, athlète et philosophe, est l’auteur d’un essai intitulé Le corps intelligent, qui rappelle les plus récents travaux dans les neurosciences.

             Dans un texte remarquable et provocant, le philosophe allemand Martin Steel attire notre attention sur le plaisir esthétique que certaines activités sportives procurent aux spectateurs et aux athlètes[1]. D’après Steel ce ne sont ni l’apparence physique des athlètes ni les caractéristiques particulières des disciplines considérées «esthétiques» (gymnastique, plongeon, patinage artistique, etc.) qui font naître ce sentiment d’allégresse et de plénitude. Celui-ci est plutôt éveillé par la perception ou la conscience du corps en mouvement et engagé dans une compétition.

            Selon Steel le sport est avant tout une activité corporelle et agonale, accomplie selon certains critères objectifs et déterminations spécifiques. Bien que la structure temporelle et spatiale de ce «spectacle public» (öffentliche Schauspiel) est déterminée à l’avance, le noeud et le dénouement de l’action restent indéfinis. En dépit d’un appereillage complexe de contrôle, visant à assurer et à stabiliser les rendements optimaux, l’incertitude et le risque de contre-performance demeurent des parties constitutives du sport. L’esthétique ressort de l’enchevêtrement vivant du cadre normalisateur et de la «mise en scène de l’irrégulier» (Inszenierung des Irregularen), pour reprendre l’expression de Steel.

            C’est toujours la «réussite» (Gelingen) qui semble fasciner et émouvoir l’athlète ou le spectateur. Bien qu’elle procède des habiletés physiologiques, techniques et tactiques du corps, une performance adroite ne demeure pas moins un événement imprévu et imprévisible. Paradoxalement, ce n’est pas tant le contrôle conscient de la forme motrice globale qui permet au sportif de marquer le but décisif ou de descendre sur une pente de ski avec une vitesse optimale. L’exploit est réalisé si les mouvements se déploient sans la raideur d’une domination volontaire, si, en adoptant une attitude insouciante, l’athlète arrive à se remettre aux pouvoirs naturels de son propre corps.

            Steel souligne avec raison que toute réussite sportive requiert un rapport particulier au corps: «Pendant un instant ou une durée, le corps objet entraîné se transforme en un corps vécu devenu autonome. L’agir intentionnel de l’athlète se transforme en une impulsion (Schwung) corporelle dépourvue d’intention»[2]. A vrai dire, c’est l’autonomie énigmatique du corps disponible qui provoque chez le spectateur et chez l’athlète un véritable étonnement, un plaisir esthétique. Tout en respectant les obligations et les règles de sa discipline, le corps de l’athlète semble ignorer les barrières tracées par l’entraînement et manifeste sa virtuosité inattendue. En ce sens, l’athlète accomplit «ce qu’il ne sait pas faire», c’est-à-dire ce qui échappe à sa maîtrise technique acquise. Dès lors, l’activité sportive comprend un élément important: «la célèbration de l’incapacité humaine» (eine Zelebration des menschlichen Unvermögen), une incapacité d’approprier entièrement le corps au vouloir et de déterminer tous les aspects de l’agir[3].

            En dépit d’une telle indétermination constitutive de l’agir sportif, beaucoup sont portés à considérer la performance de l’athlète comme un ensemble complexe d’opérations prévisibles et rigoureusement standardisées. En réalité, les mouvements ont pour principe de réussite «un monde inexplicable sous le seul aspect de l’intention» (eine intentional unerklärliche Welt)[4]. La détermination volontaire se heurte inévitablement à une limite au-delà de laquelle le corps cesse d’être un instrument ou un moyen. Si les produits dopants doivent être éliminés du sport, c’est bien en raison de la négation de l’expérience de cette limite et, partant, de l’élimination de la spontanéité naturelle du corps qui surprend et quelques fois trouble l’action. Car, comme le souligne Steel, pour que le sport puisse conserver son sens, il doit rendre possible l’éruption des énergies impondérables et inventives du corps.

            Ces quelques observations sur l’autonomie du corps en mouvement me paraissent importantes en raison d’une remise en question possible des modèles idéologiques en vigueur aujourd’hui au sujet du sport. Quels sont ces modèles?

            Durant la première moitié de notre siècle, plusieurs idéologies ont été proposées pour décrire et exploiter le sport[5]. Le modèle fasciste voit en le sport un moyen par excellence de développer un corps fort, viril, combattant et d’exalter les aspirations nationalistes et même racistes. Le modèle socialiste souligne plutôt l’aspect hygiénique et rationnel de l’activité sportive et n’hésite pas à comparer l’excellence de l’athlète à la perfection de la machine. Loin d’être désuète, l’idéologie libérale et bourgeoise prône les notions de fair-play, de discipline et de bonne forme physique et estime que le sport est avant tout une école de camaraderie, de solidarité, de respect et de reconnaissance, nécessaire à la santé de la civilisation occidentale.

            L’idéologie dominante des trente dernières années s’efforce de mettre en valeur la volonté humaine de réaliser des performances et le désir de recevoir, grâce à l’organisation des compétitions et à la valorisation des exploits, des records et des victoires, une sorte de compensation pour ses propres faiblesses. Reflet d’une société en quête de rendement et d’efficacité, le sport est alors considéré comme un ensemble d’activités susceptibles d’être mesurées, calculées, traduites en chiffres, exprimées en termes de fonctions et de profits. Ce sont surtout les impératifs de la planification rationnelle et de la recherche de la performance optimale qui servent à expliquer et à justifier les pratiques et les stratégies dominantes du sport.

            Outre la propension à envisager le sport en termes de d’efficacité, de quantité et de mesure, il convient de signaler également l’exaltation d’un idéal et d’un style de vie sportif particuliers. Les discours politiques ne cessent de faire l’éloge de cet idéal et d’inviter les citoyens à s’y conformer. L’une des conséquences inquiétantes d’une louange inconditionnelle des notions de force, d’effort, de combativité, de dureté, d’excellence (thèmes très chers aux protagonistis de nombreuses disciplines sportives) est l’absence de réaction devant les méfaits du sport. Car la gravité des problèmes éthiques actuels n’est pas remarquée tant que l’on obéit presque aveuglement à un modèle et à un code de conduite considérés comme valables une fois pour toutes[6].

            Comme le souligne Steel, ce dernier modèle idéologique méconnaît et déforme les traits et les enjeux véritables du sport d’aujourd’hui[7]. Certes, il serait erroné d’expliquer cette méprise par l’affranchissement du sport des valeurs et des contradictions de la société. En effet, les organisations et les individus liés au sport n’arrivent jamais à se trouver complètement à l’abri des intérêts politiques et économiques; un sport neutre et apolitique n’existe pas. Cependant, ce qui révèle, en premier lieu, un gauchissement idéologique, ce sont la lente transformation du sport en un bien de consommation et l’affaiblissement graduel de son lien à des idéaux sociaux en vigueur, c’est-à-dire au «sérieux» même du sport. Le patriotisme, la coopération, l’ascétisme s’effacent et se trouvent progressivement remplacés par le spectacle, la publicité, le vedettariat et le plaisir éprouvé devant la mise en scène des habiletés et expériences corporelles. L’essor des médias, la multiplication des innovations techniques, la mise sur pied des équipes de gestion, dont la tâche principale consiste en la promotion et la rentabilisation d’une opération fort complexe, facilitent et renforcent la tendance générale à assimiler le sport à l’industrie du divertissement. A cet égard, l’observation de Christopher Lasch n’a encore rien perdu de son actualité: «Dans beaucoup de sports, le nombre d’entraîneurs, de moniteurs, de médecins et d’experts en relations publiques vint à dépasser celui des joueurs. La direction accumula des éléments et données statistiques de plus en plus détaillés, afin de mesurer l’efficacité des systèmes et de maîtriser l’incertitude de la victoire. Entourée d’un vaste appareil d’information et de promotion, la compétition apparaît alors presque secondaire, par rapport à la coûteuse préparation de sa mise en scène»[8].

            Cette déformation idéologique véhicule également toute une conception du corps humain. En mettant la performance en rapport avec les principes de la production rationnelle, elle estime que la manipulation quasi illimitée du corps est non seulement possible mais aussi souhaitable. L’expérience prouve toutefois que le processus d’instrumentalisation et de standardisation des mouvements se heurte inévitablement à une limite laquelle, comme nous venons de le signaler, est franchement positive.  Mais l’idéologie dominante fait abstraction de tous les aspects du sport qui se trouvent affranchis de l’emprise de la logique du rendement, même au niveau du sport de haute performance.

            D’après Steel, si nous voulons entrer en contestation avec une telle transmutation idéologique, nous  devons mettre en relief et faire valoir les facteurs impondérables, voire incalculables de l’activité sportive et introduire le débat philosophique sur «l’autonomie du corps propre» (Verselbständigung des Leibes) de l’athlète.

            Comment le corps arrive-t-il alors à «déjouer» les divers impératifs de contrôle et de régularisation? En quoi consiste précisément son autonomie? Que signifie au juste cette affirmation de Steel: «C'est le corps propre (Leib) qui détermine pour finir ce que peut le corps objet (Körper[9]?

            Il n’est pas rare de voir les athlètes, avant ou durant la phase finale de leur performance, d’inventer des solutions motrices inhabituelles, originales, même intempestives. Nous remarquons qu’ils ont la juste et rapide riposte à un défi lancé par un obstacle imprévu. Certes, toute réponse improvisée à un appel requiert une mobilisation des expériences antérieures acquises au cours de l’entraînement. Toutefois, comme le fait remarquer Paul Ricoeur dans ses profondes analyses de l’habitude, le geste va toujours au-delà de ce qui a été répété et consolidé; il surprend par sa justesse remarquable[10]. Si le comportement moteur arrive de cette façon à transgresser les conduites déjà fixées et maîtrisées, c’est en raison d’une «inventivité», d’une «puissance d’essai» qui habite les pouvoirs corporels acquis et à laquelle l’athlète se remet en toute confiance.

            Cette «inventivité» corporelle peut en outre se manifester dans les situations motrices dépourvues de défis inattendus. Au-delà de la correction appropriée des perturbations, le corps peut aussi expérimenter avec des nouveaux modes de comportement car, comme le remarque F.J.J. Buytendijk, il se trouve investi «d’un sentiment fin de ce qui peut et doit être essayé et risqué, d’une finesse d’esprit»[11]. Il est vrai que les exigences d’une chorégraphie prescrite et l’insistance exagérée sur l’efficacité et le rendement peuvent parfois étouffer le goût de l’inédit et de l’improvisation. Cependant, l’oubli ou l’éloignement momentanés du moule des impératifs et des interdits «donne le feu vert» au corps: celui-ci proposera alors des solutions hardies, tout en «jugeant» les issues possibles des risques.

            Notons que, lors de ces «improvisations déconcertantes» (Ricoeur), la situation motrice n’est pas perçue en termes de données objectives; elle est subjectivement comprise et vécue sous l’angle de significations et en relation avec des capacités corporelles personnelles. L’athlète jauge les caractéristiques (difficile, séduisant, sûr, etc.) du milieu ambiant en tenant compte de ses propres potentialités. La finesse d’esprit dont parle Buytendijk est une capacité du corps d’envisager de nouvelles réalisations motrices (négocier un virage ou accomplir un saut), une capacité instituée à la fois par un sentiment d’à propos et de justesse et par une conscience implicite de ses propres habiletés acquises. Autrement dit, le corps tout seul «connaît» les caractéristiques particulières du milieu ambiant et ses propres ressources disponibles et transposables. Pour inventer et risquer, l’athlète doit non seulement faire confiance à ce sentiment fin mais aussi «posséder» la forme globale du mouvement à venir. Il ne peut représenter ou rendre compte d’une pareille «possession»; son «savoir» se situe dans l’exécution virtuelle et réelle des mouvements au milieu des circonstances sans cesse changeantes[12].

            Il est vrai que l’activité sportive se distingue d’autres activités humaines (du jeu par exemple) par sa tendance vers l’accomplissement de plus en plus parfait des gestes: l’athlète tente sans cesse de se surpasser et ainsi de remporter des victoires. Plusieurs exigences physiologiques, techniques et tactiques doivent être satisfaites pour que la perfection désirée soit atteinte. Mentionnons seulement ici la coordination optimale des diverses parties de la forme motrice globale. Au-delà de ces multiples exigences, la réussite requiert quelque chose de plus: une attitude de disponibilité éveillée ou d’abandon surveillé. Au dire des athlètes, les prestations exceptionelles se réalisent grâce à un renoncement à tout effort de contrôle et de domination volontaire et à une adaptation aux intentions spontanées et naturelles de leur corps. Plusieurs parlent d’un sentiment de détente et de ravissement lorsqu’ils se laissent dériver sur le courant de leurs mouvements dont la «mélodie» se déploie avec aisance, vivacité et une sorte d’infaillibilité. On dirait que leur corps cesse d’être un instrument docile, obéissant aux ordres d’une volonté surveillante et assume le rôle d’un «guide» sûr et ingénieux, offrant à la fois sa «spontanéité naturelle» et sa «disposition habituelle» (Bruaire)[13]. Exploitant avec confiance l’énergie spontanée du corps, les mouvements se réalisent alors selon la «loi de l’effort par ordre inverse» (Law of Reversed Effort), pour reprendre l’expression heureuse de Aldous Huxley. Moins les athlètes font intervenir leur vouloir conscient, plus ils se sentent actifs, inspirés et confiants. En effet, comme le montre Huxley dans plusieurs essais brillants, toute activité réussie et toute création authentique supposent la confluence heureuse entre activité et passivité, effort et relaxation, vouloir conscient et «intelligence physiologique», «moi» et «non-moi». Inversement, l’échec s’explique, en partie du moins, par l’incapacité du moi volontaire de se confondre avec le non-moi spontané. «Dans toutes les activités de la vie, écrit Huxley, à partir de la plus insignifiante jusqu’à la plus importante, le secret du succès réside dans une capacité d’unir deux états apparemment incompatibles - celui de l’activité maximale et celui de la relaxation maximale»[14]. A l’instar des artistes, les athlètes atteignent une plénitude au niveau de l’agir s’ils parviennent à joindre leur maîtrise technique admirable à une recherche d’adaptation aux intentions du corps spontané.

            Les analyses philosophiques et sociologiques du sport d’aujourd’hui semblent minimiser l’importance de la complémentarité entre les habiletés développées et l’involontaire spontané. A coup sûr, plusieurs sont trop vite portés à voir en le sport un pur produit de notre culture technologique, une activité appartenant «au domaine de manque de liberté» (Adorno)[15]. Tant s’en faut, pour de nombreux athlètes, engagés avec ferveur et enthousiasme dans la pratique d’une activité, le sport est plus qu’un ensemble de techniques rationellement perfectionnées et exécutées par un simple appareil moteur réglé, fonctionnel et instrumental.

            Ces brèves réflexions avaient pour but de montrer que le modèle d’intelligibilité selon lequel le sport appartient au seul domaine de domination et de production industrielle et se trouve inexorablement marqué par la logique de la concurrence et de rendement, ignore ou néglige des aspects importants de l’agir, à savoir le caractère incertain de nombreux déroulements moteurs, l’intervention des facteurs affectifs, voire irrationnels dans la décision personnelle, l’attitude de disponibilité et d’abandon, la concentration sur un champ restreint de stimuli, accompagné d’un oubli de récompense extrinsèque, l’expérience de fusion et de synchronisme avec l’ensemble des éléments moteurs que les chercheurs désignent par les termes flow, expériences paroxystiques ou méditatives. Certes, ces dimensions peuvent toujours être éliminées par une rationalisation excessive de l’agir. N’empêche qu’elles sont récupérées à l’occasion puisqu’elles appartiennent non seulement à la structure du sport mais aussi à celle de bien d’autres activités humaines.

 Gabor Csepregi

Collège dominicain de philosophie et de théologie

Ottawa

N.B. Ce texte a d'abord paru dans la revue Carrefour.

 

 


 

[1] Martin Steel, «Die Zelebration des Unvermögen: Zur Ästhetik des Sports», in Deutsche Zeitschrift für europäisches Denken 47 (1993), 91-100.

[2] « Der trainierte Körper verwandelt sich für einen Augenblick oder eine Phase in einen selbstständig operierenden Leib. Die absichtvolle Handlung des Sportlers verwandelt sich in den absichtslosen Schwung seines Leibes». Steel, 97.

[3] Seel, 98.

[4] Seel, 98.

[5] Voir à ce sujet John M. Hoberman, Sport and Political Ideology, Austin: University of Texas Press, 1984; John Coleman, «Le sport et les contradictions de la société», in Concilium 225 (1989), 29-41.

[6] Sur l’absence d’une inquiétude éthique dans le sport, voir notre article «La ética y las crisis del deporte», dans Cuadernos de Etica 15-16 (1993): 103-120.

[7] Seel, 99.

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