Nicolau-Coll Agustí


À la mémoire d’Agustí Nicolau-Coll

Un autre ami et collaborateur de l’Agora, Agustí Nicolau-Coll, est décédé, le 8 mai dernier, à Barcelone, victime d’une crise cardiaque. Arrivé au Québec, pour un premier séjour en 1989 ou 1990, Agustí a d’abord été à l’emploi du Centre interculturel de Montréal, dirigé par Robert Vachon. Il en fut le directeur adjoint de 2003 à 2009. Il est ensuite passé au Centre Justice et foi, éditeur de la revue Relations, à titre de responsable des activités publiques et des communications. Il a tenu une chronique sur Radio VM, dans le cadre de l’émission de son ami Jean-Philippe Trottier. Il a participé aux activités du groupe « Espace Art Nature », notamment à leurs congrès sur le thème Et si la beauté pouvait sauver le monde et en 2016, à l’occasion du Forum social mondial, à une table ronde « La vie symbolique et la libération humaine une voie à explorer entre les Premières Nations et les autres ? » Il a enfin été le vice-président du Cercle culturel catalan du Québec. On l’amputerait d’une partie importante de sa vie affective, intellectuelle et politique si l’on n’ajoutait pas qu’il a été un ardent partisan de l’indépendance de la Catalogne.

Il est entré en rapport avec nous peu après son arrivée au Québec. Il connaissait déjà et aimait nos auteurs préférés : Gustave Thibon, Simone Weil, Ivan Illich. Il est venu vers nous quand il a appris que nous étions des amis d’Illich. La symbiose a été rapide. Depuis des années, il passait une ou deux semaines chaque année avec nous, le plus souvent l’été. Il était ici l’été dernier encore, ce qui a facilité ma réhabilitation à la suite d’une opération, prothèse du genou, subie au début de l’été. Il aimait le jardinage comme l’enfant qui cueille ses premiers fruits. Parmi les plus beaux souvenirs de la joie de nos invités découvrant notre campagne et notre mode de vie, il y aura à jamais celui d’Agustí entrant dans la cuisine, jour après jour, avec un grand panier rempli de framboises. C’était merveille que de voir ensuite ce paysan vieux-catalan ( il se décrivait ainsi) attaquer son dessert après avoir dégusté la truita1 qu’il avait lui-même cuisinée. Né, en 1962, dans un village des environs de Barcelone, il avait travaillé dans sa jeunesse sur la ferme d’un oncle.

Tout était tradition chez lui : le travail, la pensée, la convivialité. Nous avions parfois le sentiment d’avoir comme hôte un compagnon intarissable et le passé qu’il évoquait si souvent, toujours en rapport avec les symboles, était plus frais que l’avenir le plus radieux. « La vie symbolique, disait-il, est à la fois utilitaire et désintéressée. L’esprit doit compléter le symbole pour le rendre efficace ; d’où la nécessité d’une transmission personnelle et transgénérationnelle, notamment par des rites de passage. Il s’ensuit que la tradition sans l’esprit devient caduque en se figeant dans un automatisme ou un conformisme qui peuvent devenir opprimants. C’est au nom de l’esprit qu’une protestation doit alors s’élever, mais celle-ci sera d’autant plus féconde qu’elle puise aux sources vives de la tradition qu’elle conteste afin de la raviver, quitte à emprunter à d’autres traditions vivantes des ressources pour redynamiser celle-ci. C’est ce dernier modèle que le dialogue entre les Premières Nations et les autres sociétés d’aujourd’hui pourrait bien être appelé à incarner. »

Agustí a beaucoup écrit sur l’inter culturalisme et le dialogue des cultures, sans doute parce que c’était son travail mais aussi par conviction. Sa vie était un dialogue entre le Québec et la Catalogne, deux petites nations sans indépendance, toujours en sursis, à la trajectoire historique certes différente. Il a été un observateur fin et critique de notre rapport trouble et parfois malsain au catholicisme. Il a beaucoup inspiré Jean-Philippe Trottier dans sa critique du catholicisme québécois. Une critique toujours tempérée d’ailleurs par son admiration pour l’essence et l’histoire millénaire du christianisme.

l fallait entendre Agustí décrire les tableaux des premiers maîtres de l’art roman catalan, le maître de Taüll notamment. Œuvrant sous l’influence de l’Orient chrétien, de ses icones et de sa symbolique, ces artistes célébraient, par la représentation du Christ Pantocrator, l’harmonie ente le cosmos, Dieu et l’homme. Agustí pensait que cette harmonie perdue, qui transcendait le dualisme matière/esprit, préfigurait celle qu’il faudrait retrouver pour sauver la vie dans l’homme et sur la terre. Dans la fresque, le Christ s’inscrit dans une mandorle, mot dérivé de l’italien mandorla, amande, forme ovale symbolisant la vie, cette vie qui exulte dans un détail appelé tétramorphe2 où, sous un ciel étoilé, l’on voit un homme entouré de trois animaux, l’homme représentant Mathieu, les animaux représentant les trois autres évangélistes, le lion pour Marc, le taureau pour Luc et l’aigle pour Jean.

Cette harmonie aussi était la préfiguration de la cosmothéandrie3 de Raimon Panikkar, le maître et l’ami d’Agustí. (Agusti fut son secrétaire pendant un an).

Né d’une mère catalane et d’un père indien, Raimon Panikkar, qui fut d’abord homme de science avant de devenir philosophe et théologien dira un jour : « Je suis arrivé en Inde chrétien, je suis devenu hindou et ensuite bouddhiste, en restant toujours chrétien ».

L’Agora doit à Agustí une excellente biographie de Raimon Panikkar. On lira plus loin un autre texte d’Agustí sur lui intitulé Nous sommes tous des êtres ontonomes. Ce mot n’est pas un de ces néologismes qu’inventent les auteurs pour paraître originaux. À la réflexion, on se rend à l’évidence qu’il désigne la seule façon d’échapper à « l’égarement des contraires » qui afflige l’humanité, depuis des siècles, dans le cas de l’Occident : d’un côté l’hétéronomie ou la vie sous autorité, de l’autre une autonomie individuelle (au sens d’individualisme) donnant lieu à une expansion sans limites du moi.

Il m’aurait autorisé, je pense, à dire que son souci de l’ontonomie était au cœur de son engagement profond pour la cause de l’indépendance de la Catalogne. Entre les peintres du XIIe siècle et Antoni Gaudi, l’architecte de la Sagrada Familia, la filiation ne faisait pas de doute à ses yeux. Cette Catalogne, il en était persuadé, appartenait encore à la grande civilisation occitanienne. Son rêve était de contribuer, par une authentique conception de l’enracinement, à rétablir un rapport ontonomique entre les hommes et avec la nature. Il croyait aussi que la Catalogne pourrait contribuer à donner un sens à l’Europe.

Agusti était notre Méditerranée :

Joan Maragall était son poète préféré. Voici les premières lignes du Chant spirituel, poème traduit du catalan par Albert Camus :

Si le monde est déjà si beau, Seigneur, quand on le contemple
De cet œil où vous avez mis votre paix,
Que nous donnerez-vous de plus, dans une autre vie?

Voilà pourquoi je suis si jaloux des yeux et du visage,
Du corps que vous m’avez donné, Seigneur,
Et du cœur qui toujours y remue… j’ai si peur de la mort!

De quels autres yeux me ferez-vous voir
Ce bleu de ciel sur les montagnes,
La mer immense, et le soleil qui enflamme tout?
Rendez-moi sensible la paix éternelle
Et je ne voudrais d’autre ciel que ce ciel bleu.
Celui qui ne veut fixer aucun moment,
Sinon l’instant qui lui apporte la mort,
Je ne le comprends pas, Seigneur, moi qui voudrais
Arrêter tous les moments du jour
Pour les éterniser dans mon cœur.

Source et suite

On a pu entendre souvent Agustí en dialogue avec son ami Jean-PhilippeTrottier, sur les ondes de Radio Ville-Marie (Radio VM).

Voici les liens vers deux de ces entrevues :

Sur l'unité des chrétiens (15 janvier 2016)

Sur le sens de Noël
(22 décembre 2016) :

Au cours des mois qui ont précédé sa mort, mois de haute tension entre la Catalogne et l’Espagne, Agustí ne s’est pas économisé dans sa lutte pour l’Indépendance de son pays. Les membres de son réseau recevaient chaque jour des communiqués détaillés. Nous avons publié l’un d’eux dans notre lettre d’avril. Voici le lien vers une entrevue avec Robin Philpot de CKVL :

Et voici le lien vers le dernier article d’Agustí sur notre site.

Nous sommes des êtres ontonomes, par Agustí Nicolau-Coll

Texte paru le 8 octobre 2013, à l’occasion du Congrès Et si la beauté pouvait sauver le monde? organisé par le groupe « Espace Art Nature » de Neuville, au Québec.

 « Nous ne sommes pas dans les mains du destin,
mais nous n’avons pas non plus le destin dans nos mains.
Nous sommes plutôt les mains du destin ».
Raimon Panikkar (1918-2011)
In memoriam

Tout le projet civilisationnel de la modernité s’est construit dans l’horizon de la recherche de l’autonomie individuelle en tant que contestation et alternative à ce qui était perçu comme de l’hétéronomie, c’est-à-dire, la domination et conditionnement de l’être par une force extérieure à lui-même, que ce soit la nature ou Dieu. Avec les Lumières, par la nouvelle déesse de la Raison rationnelle, on pouvait enfin faire de chaque être humain un être souverain, autonome et auto-construit. L’émancipation de tout conditionnement devenait alors gage d’un futur lumineux et possible. Les millions d’êtres humains morts et sacrifiés de toute sorte de façons depuis, nous obligent à être moins optimistes et à nuancer et questionner le besoin et la portée de cette sacro-sainte autonomie individuelle.

Questionner la centralité de l’autonomie individuelle au plan existentiel, ne signifie pas pour autant nier l’existence de la personne en tant que telle, mais la concevoir autrement que comme une monade auto-dépendante. La personne est un nœud relationnel qui existe en soi, avec une identité propre, mais seulement parce qu’il est constitué par des fils qui viennent d’ailleurs et le connectent avec le reste de la Réalité. Chaque être humain est l’épiphanie d’un dialogue permanent de différentes voix, sons et mélodies. On ne peut pas séparer l’identité personnelle de ses relations, de la même façon qu’on ne peut pas séparer le nœud des fils qui le conforment. Mais on ne peut pas réduire non plus un à l’autre : ne sont possibles ni la séparation, ni la confusion, mais une relation non-dualiste.

Si l’hétéronomie opprime notre être en étouffant son élan vital et si l’autonomie dessèche son âme par un isolement meurtrier, par l’ontonomie, nous reconnaissons un ordre intérieur qui est en lien avec toute la réalité, autant anthropologique, cosmique que divine.

« J’appelle ontonomie la reconnaissance ou le développement des lois propres de chaque sphère de l’être ou de l’activité humaine, en différenciant les sphères supérieures et inférieures, mais sans séparation ni interférences injustifiées. L’ontonomie est sensible aux singularités propres à chaque être ou classe d’êtres, sans absolutiser ces singularités comme si les autres êtres n’existaient pas, ni les rendre esclaves d’autres entités plus élevées, comme si l’être inférieur n’avait aussi ses propres lois» (R. Panikkar, Ontonomía de la ciencia. Sobre el sentido de la ciencia y sus relaciones con la filosofía, Madrid 1961).

Le maintien de l’harmonie de la réalité toute entière ne dépend pas de notre action en tant qu’être autonomes, parce que si nous coupons notre communion avec celle-ci, nous coupons toute possibilité d’harmonie avec elle, la domination seule devenant alors possible.

« L’ontonomie montre les lois mystérieuses et intrinsèques qui permettent le développement harmonieux d’un être, suivant sa constitution intime et sans violenter les autres êtres. Il y a un ordre ontonomique que nous devons découvrir, parce que lui seul nous montre la véritable structure du monde ». (R. Panikkar, Misterio y Revelación. Madrid ( Marova) 1971)

Il est aussi dangereux d’être esclaves d’un Dieu extérieur dans toute son apothéose, que d’absolutiser l’homme en tant que maître de l’univers. L’autonomie nous rend esclaves de notre force vitale qui, faute de trouver le chemin de la communion avec la Réalité toute entière, se tourne vers l’individu lui-même en l’élevant sur un piédestal qui ne cesse de monter et duquel il finit toujours par tomber, ayant perdu tout équilibre par l’effet de son ivresse de lui-même.

Et cette force vitale, cet élan de vie voué à la recherche de la Gloire en tant que plénitude, devient alors par cette perversion une force meurtrière et destructrice. Rappelons-nous de ce que disait saint Jérôme : « Corruptio optimi pessima » (La corruption du meilleur devient la pire).

La beauté du monde est le reflet d’une harmonie intrinsèque à toute la Réalité. Elle n’est pas appropriable ni manipulable par notre autonomie individuelle et elle n’est pas non plus à son service esthétisant. Nous pouvons simplement la reconnaître, la rehausser même, mais seulement si nous sommes d’abord en harmonie avec nous-mêmes, ayant découvert les lois qui nous font et nous lient avec la Réalité.

Simone Weil nous dit dans La pesanteur et la grâce que « La beauté séduit la chair pour obtenir la permission de passer jusqu’à l’âme. » Soyons prêts donc à découvrir l’âme de toute la Réalité entière, y compris la nôtre.

Notes

1 Omelette catalane.
2 Le tétramorphe, ou les « quatre vivants », ou encore les « quatre êtres vivants », représente les quatre animaux ailés tirant le char de la vision d'Ezéchiel (Ez 1 ; 1-14). Leur origine remonte à la nuit des temps et on les retrouve dans diverses civilisations de l'Antiquité avant de les retrouver dans la Bible avec Ezechiel d'abord puis avec saint Jean dans l'Apocalypse (Apoc 4; 7-8). Plus tard, les Pères de l'Église en ont fait l'emblème des quatre Évangélistes : le lion pour Marc, le taureau pour Luc, l'homme pour Matthieu et l'aigle pour Jean. Ils accompagnent souvent les représentations du Christ en majesté. Source : http://dictionnaire.sensagent.leparisien.fr/T%C3%A9tramorphe/fr-fr/
3 Trinité Monde (Cosmos), Dieu (The(os), Homme (Anèr).

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