Daumal René

QUELQUES POINTS DE VUE

SUR L'OEUVRE DE RENÉ DAUMAL

La personne et l'oeuvre de René Daumal suscitent la perplexité. Depuis plus d'un demi-siècle, elles ont engendré curiosité, enthousiasme ou incompréhension. L'homme était poète, mais ne figure pas, sauf exception, dans les anthologies. Il était philosophe au sens le plus large du mot, mais n'est pas cité dans les manuels. Il reste donc peu connu. Pourtant une société discrète s'est peu à peu constituée, rassemblant tous ceux qu'il inspire ou instruit.

Dans ce qui est sans doute le meilleur livre à son sujet, (1)Jean Biès a écrit ceci, qui mérite l'attention : " Il est beaucoup d'auteurs plus connus que Daumal ; il en est peu d'aussi nécessaires. Ce personnage étrange, attachant et troublant, qui toujours nous dit plus qu'il n'y semblerait d'abord, nous invite moins à savoir qu'à nous connaître, nous incite moins à l'estimer qu'à mûrir pleinement ".

Si une telle opinion est pertinente, elle nous entraîne bien au-delà d'une critique érudite et classique, ce qui pose maints problèmes.

1 - Littérature

On éviterait sans doute confusions et incertitudes si l'on délimitait avec rigueur trois domaines distincts dans lesquels peuvent être portés des jugements sur Daumal.

Le premier est proprement littéraire. Il implique qu'on le traite comme un écrivain, ni plus ni moins. Dès lors son oeuvre seule importe et il convient de l'apprécier en elle-même, sans trop s'intéresser à lui. C'est elle et non lui qui parle. Sur cette règle de méthode, Proust a tout dit dans Contre Sainte-Beuve.

Les écrits de Daumal, posthumes pour la plupart, sont disparates et ont été édités sans plan préconçu. Beaucoup sont d'accès difficile. On n'a toujours pas publié ses Oeuvres complètes, ce qui allonge la durée de son purgatoire.

En prose, son chef d'oeuvre incontestable est Le Mont analogue (2), récit faussement réaliste et très allusif d'une expédition vers un sommet mythique et mystique. Malheureusement cet ouvrage est resté inachevé, ce qui n'en facilite pas la pleine compréhension.

En vers, les textes à retenir sont ceux des recueils intitulés Le Contre-Ciel et Poésie noire, poésie blanche qui furent abrégés ou modifiés par l'auteur et publiés au gré des circonstances (3). On y trouve des passages fulgurants, quasi-rimbaldiens, à côté d'autres froids et laconiques, de ton plus dogmatique que lyrique - d'où l'impression d'un certain manque d'unité, comme si telle ou telle page était trop riche de sens et foisonnante pour être vraiment " achevée ".

Certains considèrent cette oeuvre comme remarquable. D'autres la trouvent trop inégale et en déplorent les obscurités. Tous conviennent de son étonnante originalité.


2 - Idées
Un deuxième champ de jugement est historique et social. Il s'agit de replacer l'oeuvre dans son temps et son milieu, dans l'histoire des idées.

On disait plus haut que la personnalité de l'auteur importait peu par rapport à sa production. On dira maintenant juste l'inverse. Il importe de savoir que René Daumal, trop idéaliste pour n'être pas insatisfait, avait dès l'âge de seize ans sympathisé avec des adolescents aussi doués et ambitieux que lui nommés Roger Gilbert-Lecomte et Roger Vailland ; que décisive pour lui fut la rencontre d'Alexandre de Saltzmann, lequel transmettait à un petit nombre les thèses et pratiques de Georges Gurdjieff, appelées en général l'Enseignement ; qu'il étudia le sanskrit et suivit aux Etats-Unis la compagnie de danse indienne Uday Shankar ; qu'il baigna dans la trouble et passionnante atmosphère intellectuelle de Paris entre les deux guerres mondiales.

Y prévalaient les influences changeantes du surréalisme, du marxisme et de l'ésotérisme. C'est au croisement de ces trois courants que Daumal a lancé à vingt ans, avec Gilbert-Lecomte, la revue Le Grand Jeu.

Celle-ci, publiée à Toulouse de 1928 à 1930, n'a eu que trois numéros et que peu de lecteurs. Ce fut donc, sur le plan matériel, un échec. Le numéro 4 n'a pu paraître tant pour des raisons pécuniaires qu'à cause d'insurmontables désaccords entre les principaux animateurs (4) .

Pourtant le titre et le propos de cette publication sont connus de maints hommes cultivés et leur servent de référence occasionnelle - même s'ils ne l'ont jamais lue (5). Cette conjonction d'un lectorat très faible et d'un prestige durable donne à réfléchir. Elle n'aurait pas déplu à Daumal qui, en définitive, préférait le silence au dire. Elle n'est pas sans exemples : si l'on admire avec raison la grandeur et la mission historique d'André Breton, combien a-t-il aujourd'hui de lecteurs par rapport à ses anciens compagnons Aragon et Eluard ? De même quelle proportion d'idéalistes a jamais fourré le nez dans Platon ? Et combien de communistes, à l'époque où leur doctrine passionnait, ont fait l'effort d'ingurgiter le Capital ?

Certains ouvrages, même composites, ont une aura. Ils rayonnent. Le Grand Jeu représente une pensée vivante, un ensemble de tensions, aventures et découvertes. Il n'a rien de ludique et se réfère aux rapports de forces, ambigus, parfois cruels, entre l'homme, le monde et le divin, ou entre les idées que l'on s'en forme. Il évoque l'âpre combat spirituel de Rimbaud. Il dépasse ou ridiculise les conventions et le gros bon sens. Le mot et le concept ont été repris par Patrice de la Tour du Pin dans son énorme et austère Somme de poésie, dont le troisième tome s'intitulait Le jeu de l'homme devant Dieu (6). Ils peuvent servir de signe et de rappel. Ils seront sans doute réutilisés par d'autres, de génération en génération.


3 - Esotérisme
Le troisième champ de jugement est celui des recherches ésotériques. Jean Biès, déjà cité, avait toutes les qualités requises pour l'explorer. Dans son livre publié chez Seghers (7), il a montré comment René Daumal a travaillé sur lui-même, au travers d'épreuves comme la grande pauvreté, la drogue, la tuberculose, pour se dégager de tous les mécanisme et atteindre la libération. Il a signalé le rôle irremplaçable joué dans ce cheminement par Alexandre et Jeanne de Saltzmann, efficaces disciples de Gurdjieff. Il rappelle aussi, incidemment, avec quelle ironie le chercheur et voyant traitait la poésie contemporaine, qu'il disait constituée " pour les neuf dizièmes et plus, de bluff éhonté, de mascarade, d'ignorance, d'irresponsabilité, de vanité, d'amour-propre et de paresse " (8)

C'est dans ces perspectives qu'il faut lire et relire le Mont analogue, archétype de l'ascension initiatique. La difficulté est évidemment d'assimiler ce sur quoi repose ce prétendu roman, à savoir l'ésotérisme.

Ce dernier ne saurait se définir et l'on ne peut que le décrire de façon non exhaustive. On dira donc qu'il entend rectifier, épurer et approfondir l'éxotérisme et les apports populaires des trois religions sémitiques (9). Qu'il se relie souvent à la tradition indienne, notamment au vedânta ou au yoga. Qu'il médite sur l'analogie et la symbolique universelles. Que sa vision transcendante des métaphysiques redécouvre à chaque époque la philosophia perennis (10).

Les connaissances livresques ne suffisent pas en ce domaine immense, complexe, apparemment contradictoire où l'on ne peut appréhender la Réalité qu'en s'y engageant corps et âme, en y participant, en y adhérant. Tel est le cas des humains ayant bénéficié d'une initiation authentique, ou d'une révélation, ou d'une intuition privilégiée que des artistes ont eu la chance de concevoir et d'expliciter, chacun dans son style (11). Nerval et Hugo ont perçu les mêmes vérités, bien qu'un quatrain du premier soit aussi évocateur que quatre cents lignes du second. Daumal aussi. Il n'avait ni la délicatesse et la folie lucide de l'un, ni l'éloquence et la naïveté généreuse de l'autre, mais il les a rejoints.


4 - Malentendus
Les secrets initiatiques sont protégés non par les usages ou manipulations de telle ou telle secte, mais par la nature même de la Vérité, qui échappe à la parole, et par l'incroyable diversité des esprits humains. Certains " voient ", se reconnaissent mutuellement et fondent au besoin ce que l'un d'eux appela Les amitiés spirituelles. Les autres ne " voient " pas, ce qui n'exclut pas pour eux d'autres moyens de salut, et dans leurs rangs figurent parfois les plus intelligents et les plus érudits. D'où possibilité de malentendus et lacunes.

Caractéristique est le cas du critique qui a rassemblé et commenté les poèmes de Daumal dans le recueil Le Contre-Ciel (12). Il présente l'auteur avec une visible sympathie et se livre à d'intéressantes analyses thématiques, mais, en ce qui concerne sa ligne directive, il semble tourner autour de la conception d'engagement et de quête ésotérique sans la formuler explicitement. Il relève l'influence déterminante des doctrines hindoues mais ne mentionne pas celle de Gurdjieff, dont le nom n'est même pas cité. Cela revient, toutes proportions gardées, à commenter Pascal sans parler du jansénisme. La biographie qui clôt le volume se borne à signaler la rencontre d'Alexandre de Saltzmann sans dire qui était cet artiste et sans préciser qu'il transmettait l'Enseignement.

Autre cas non moins frappant, celui de Joë Bousquet. Cet écrivain de valeur a frôlé, si l'on peut dire, René Daumal. Les Editions Unes ont publié les trois textes, introuvables ailleurs, où il en parle (13), le louant sans discerner l'essentiel.

Le premier est une lettre aux Cahiers du Sud où il justifie le refus de transformer un numéro de cette revue en un fascicule du Grand Jeu, comme Daumal l'aurait souhaité. Le deuxième est un article paru d'abord à Bruxelles, dans les Cahiers du Journal des Poètes : Bousquet y compare le rôle littéraire de Daumal à celui de Rabelais, étudie avec subtilité " l'unité du fait littéraire et du fait de connaissance ", examine un " matérialisme du mot " - et s'en tient là. Enfin le dernier, publié en 1945 dans les Cahiers du Sud, est un hommage posthume, sincère et respectueux, mais muet sur le travail initiatique et sur la Tradition.

De surcroît l'article se termine sur une grave erreur. Il prétend que " l'héritage moral et spirituel " du défunt échoit à Rolland de Renéville. Or ces deux hommes, tout en conservant des rapports cordiaux, avaient constaté depuis longtemps leurs divergences fondamentales, le premier s'attachant à la mystique d'inspiration chrétienne tandis que le second, toujours dans l'optique gurdjiévienne, s'en tenait à la " voie sèche " (14).

En conclusion, un écrivain plein de talent et d'humanité aura, pour des raisons diverses, admiré Daumal sans le vraiment comprendre.

On devrait éviter de l'imiter sur ce point. ***


Georges SEDIR
(lui écrire)

***


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(1) Jean Biès : René Daumal (Seghers, " Poètes d'aujourd'hui ", 1967) retour au texte

(2) Gallimard, 1952 retour au texte

(3) René Daumal : Le Contre-Ciel (Gallimard, édition définitive en 1990) retour au texte

(4) Le mouvement surréaliste a finalement manifesté son désaccord et Daumal en a pris note dans une lettre à André Breton. Maintenant que les passions collectives portent sur d'autres objets, on juge évident que l'ésotérisme ne pouvait se lier sans réserve au surréalisme, ni le surréalisme au marxisme (comme l'a prouvé la rupture entre Breton et Aragon), ni le marxisme à l'ésotérisme. Mais les intéressés, eux, ne le savaient pas encore ... retour au texte

(5) Les numéros de la revue sont naturellement épuisés. Des extraits ont paru çà et là ou ont été repris dans des livres sur Daumal. Les ouvrages de référence sont peu accessibles ou coûteux. Signalons L'Herne, n° 10, 1968, et les deux albums de la revue L'Originel (cahier n° 7). retour au texte

(6) P. de la Tour du Pin : Une somme de poésie (Gallimard, 1981-1983) retour au texte

(7) Jean Biès : René Daumal (Seghers, " Poètes d'aujourd'hui ", 1967) retour au texte

(8) Peut-être excessif : disons seulement " pour les trois quarts " ... Poussé par le démon critique et négatif, il caricature, tout à fait dans l'esprit et le style de Gurdjieff, les poètes, romanciers, et critiques, qui deviennent à ses yeux des pwatts, ruminssiés et kirittiks, ridicules et vides. retour au texte

(9) Ce sera donc, pour le judaïsme, la Qabbale ; pour le christianisme, la gnose et divers groupes d'occultistes occidentaux ; pour l'islam, le soufisme et certaines confréries. retour au texte

(10) L'expression remonte à Leibniz et a été largement utilisée. Cf. notamment le beau livre d'Aldous Huxley : La philosophie éternelle (Seuil, 1977) retour au texte

(11) Ou d'une revie, comme l'indiquait René Guénon, des valeurs qui, même déformées et vulgarisées, restent véhiculées en Occident par l'Eglise catholique et la maçonnerie symbolique. retour au texte

(12) René Daumal : Le Contre-Ciel (Gallimard, édition définitive en 1990) René Daumal : Le Contre-Ciel (Gallimard, édition définitive en 1990) retour au texte

(13) Joë Bousquet : René Daumal (Editions Unes, BP 205, 83300, Draguignan, 1996) retour au texte

(14) Dans Monsieur Gurdjieff (Seuil, 1954), Louis Pauwels a consacré à Daumal et à l'Enseignement un chapitre assez confus, mais empli de citations et références utiles. retour au texte

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