Scientisme et pragmatisme

Jules de Gaultier
Au moment où Jules de Gaultier a écrit cet article, le pragmatisme et le scientisme étaient les sujets de l'heure. Felix le Dantec venait de forger le mot scientisme et au même moment les travaux de William James sur le pragmatisme paraissaient en traduction française.
C'est peut-être une loi générale de l'évolution sociale qu'à toute époque les esprits les plus représentatifs du moment actuel, ceux qui semblent s'opposer le plus fortement aux tendances anciennes et qui s'y opposent de la façon la plus consciente et la plus volontaire, se rattachent pourtant aux périodes précédentes par un lien étroit dont ils ignorent qu'ils subissent la contrainte et dont la pression leur impose pourtant une direction déterminée. Sans con- clure à une aussi vaste généralisation, il semble du moins que l'on puisse relever à notre époque les symptômes d'un tel état de fait. A établir une opposition tranchée entre l'esprit d'hier et celui d'aujourd'hui, il apparaît en effet que la disposition à s'en rapporter à l'autorité de la tradition et de la foi religieuse sont les traits caractéristiques de l'un, tandis que le parti pris décidé de ne s'en rapporter qu'à la raison, à l'analyse, à l'expérience sont les traits caractéristiques de l'autre. Et voici, semble-t-il, deux antagonismes irréductibles. Pourtant et malgré cette opposition de premier plan, les esprits modernes conservent de leur hérédité une disposition fondamentale qui, d'un nouveau point de vue, sous l'angle d'une distinction plus profonde aperçue d'une autre altitude, permet de les confondre sous la même catégorie que leurs adversaires apparents. Ils demandent en effet aux méthodes nouvelles qu'ils invoquent, et qui diffèrent du tout au tout des méthodes anciennes, de leur procurer le même objet que procuraient à leurs adeptes les méthodes anciennes : la certitude à l'égard des choses premières et dernières.
Il y a contradiction entre leur mentalité gagnée à l'ordre nouveau et leur sensibilité qui n'a pas évolué, qui doit sa formation à l'ancien ordre. Il en résulte ceci qu'ils demandent aux méthodes dont ils font usage de leur procurer des résultats que ces méthodes n'ont point pour objet de procurer. Ils se persuadent plus ou moins aisément, par des détours plus ou moins longs et selon des nuances qui déjà les distinguent entre eux, ou qu'ils ont atteint le but de leur recherche, ou qu'ils l'atteindront, ou que ce but peut être atteint et, par là, ils se classent encore comme les esprits dont ils voudraient différer dans la catégorie des croyants. Croire c'est, fasciné par l'autosuggestion du désir, se persuader qu'une chose est vraie en l'absence de preuves établissant qu'une chose est vraie. Or si les croyants de l'ancien mode ont recours pour se persuader à des procédés impuissants à procurer aucune connaissance d'aucune sorte, ceux du nouveau mode ont bien recours à des procédés faits pour leur procurer des connaissances d'un ordre déterminé, mais ils veulent posséder par leur entremise des connaissances d'un autre ordre. Chez les uns comme chez les autres il y a place pour le fait de suggestion volontaire et pour l'état de certitude sans preuves caractéristiques de la croyance.
Ainsi les esprits les plus modernes et qui croient s'être le mieux délivrés du joug des anciennes croyances restent tributaires de la croyance ancienne selon sa conséquence la plus essentielle et qui consiste à avoir persuadé aux hommes qu'il existe une vérité d'ordre métaphysique, c'est-à-dire que l'univers a un sens; qu'à la façon des buts définis et particuliers que notre action intentionnelle, déterminée par nos désirs, s'efforce d'atteindre dans le monde des phénomènes, il existe un but ultime vers lequel une intention métaphysique dirige l'ensemble total des phénomènes. Toute leur évolution consiste en ceci qui, dans l'ordre historique, est sans doute fort intéressant déjà, que, décidés à posséder la vérité métaphysique par les seuls et mêmes moyens qui nous livrent les vérités relatives, ils sont prêts, les plus élevés du moins, à accepter cette vérité sous les formes les plus décevantes et les plus contraires à tous les aspects sous lesquels elle est apparue jusqu'alors aux hommes, tous les aspects sous lesquels elle a semblé séduisante et s'est attaché les consciences, l'habitude ayant créé en sa faveur une présomption de plaisir. C'est là d'ailleurs un mode héroïque leurs désirs, à lui sacrifier, sous quelque aspect qu'elle se présente, de la sensibilité hérité de la culture ancienne où le sacrifice de l'individu à l'idée du bien se mue en un sacrifice au vrai, un mode héroïque qui ne se déclare que chez quelques-uns. En fait, le rationalisme dont tous se réclament se traduit, sur des plans humains de niveaux très différents, par des attitudes également très diverses impliquant l'identification de la vérité rationnelle avec des conceptions plus ou moins semblables à celles de la croyance ancienne, plus ou moins optimistes aussi et plus ou moins précises. Tout le Homaisisme contemporain relève de ce rationalisme, et pour qui sait reconnaître sur les physionomies l'air de famille qui apparente les individus d'un même type, Homais tiré à des millions d'exemplaires à chaque génération de notre société contemporaine a sur toutes les faces le même sourire dédaigneux pour les dogmes des religions et, selon son milieu, selon son niveau, selon ses tendances, selon le hasard des influences, témoigne en même temps de toutes les formes de la crédulité. Il croit, pour des raisons tirées de la Raison, au Dieu du Vicaire Savoyard, il croit à une Providence anonyme, à une évolution dirigée par l'Idée, il croit à la Justice immanente, il croit surtout à la science, au progrès indéfini qui sera réalisé par elle; Homais idéalisé, il est enfin le héros idéologique qui croit à la Vérité toute seule, à la Vérité scientifique qui brise toutes les croyances de ses frères en Raison, toutes ces croyances qui furent ses propres étapes. line telle attitude est une forme du rationalisme. C'en est une forme schismatique, mais elle est si prépondérante qu'elle a gardé pour elle le nom de la notion qu'elle a déformée et, qu'en fait, le rationalisme ne s'entend guère s il n implique 1 hérésie de ceux qui font de la raison un moyen d'atteindre la vérité absolue.
D'un terme plus récent, pris ici en son sens péjoratif, cette forme du rationalisme s'exprime dans le scientisme. Si d'ailleurs cette attitude prête à sourire chez ses représentants les plus bas, elle est synonyme, chez les plus élevés, de la mentalité la plus utile, la plus féconde en résultats que notre époque produise normalement. Elle est si caractéristique de cette forme supérieure de la mentalité qu'on en rencontre encore des traces chez des philosophes qu'une haute culture critique eût dû immuniser, semble-t-il, d'une façon plus complète. C'est sous ses espèces les plus hautes que l'on con- sidè re ici le scientisme pour y distinguer ce que cette manifestation du rationalisme contemporain implique de contraire à la raison, ce par quoi elle est encore une croyance et non une doctrine.
Plus ou moins avoué, le scientisme implique les postulats suivants : que le monde est un tout donné, que le jeu phénoménal est compris. dans un circuit fermé, que tout est donc calculable, que l'esprit scientifique ne doit pas désespérer de capter dans ses formules l'énigme apparente de l'univers, qu'il n'y a pas d'inconnaissable. Subsidiairement ces postulats impliquent d'autres croyances : la croyance au mieux, à l'homme plus heureux par la possession plus complète des lois de la nature, la croyance à la substitution possible des méthodes scientifiques aux religions et aux morales, soit la croyance à la solution rationnelle du problème moral.
Ainsi la croyance scientiste répète la somme des pétitions qui composent le programme de l'espérance humaine sous ses formes messianiques et morales. Elle restitue, en fin de compte, parmi les perspectives d'un développement inappréciable en durée, le thème du rêve toujours renaissant et qui jamais n'aboutit de la conscience humaine en quête de futurs meilleurs, de ce rêve dont un brusque éveil ne brise jamais l'élan parce qu'il est sans doute l'une des formes que prend, dans le champ de la conscience, l'énergie vitale elle-même. Par là, la croyance scientiste relève, parmi les catégories philosophiques, de celles que j'ai nommées, philosophies de l'Instinct vital : comme les diverses religions, comme les diverses philosophies spiritualistes, elle a pour effet de donner aux hommes des raisons de vivre, de fomenter l'intrigue et les prétextes du jeu phénoménal, de faire croire pour faire agir. Elle ne recherche pas, comme les philosophies de l'Instinct de connaissance, la connaissance pure et simple, mais elle recherche la connaissance en vue d'un but. Il ne s'agit pas pour le scientisme de connaître comment les choses se passent pour le savoir, à la façon dont Socrate avant de mourir apprenait une chanson, mais de connaître pour agir. La connaissance n'est pas ici une catégorie, un mode de la vision, elle est un mode, un ressort de l'action, elle est un moyen pour un but, elle suppose l'existence du but, elle implique finalisme. L'organisation scientifique de la vie, qui est l'un des voeux sou- vent énoncés du scientisme, suppose en effet que la vie comporte un but, que ce but est donné et qu'il est connaissable; car on n'organise qu'en vue d'une fin.
Le scientisme implique donc finalisme, finalisme au sens le plus métaphysique. Il suppose en fin de compte, dissimulée sous mille réticences, cette hypothèse que la vie a une fin prédéterminée, un sens, une direction connaissable et que l'organisation scientifique de la vie consisterait, après avoir distingué cette direction, à y pousser l'humanité. Or aucune conception n'est plus contraire à l'esprit scientifique que cette croyance en un finalisme métaphysique. C'est purement et simplement un acte de foi et le scientisme relève, sous ce jour, d'une croyance idéologique comme les diverses religions relèvent de la croyance théologique. C'est une croyance parce qu'aucun de ces postulats - le monde tend vers une fin - tout est connaissable - ne peut être démontré. Mais c'est de plus une croyance déraisonnable parce qu'elle prétend se fonder sur la raison, sur les formes de notre faculté de comprendre, et que ces formes nous montrent l'expérience, le devenir de l'existence se développant parmi les perspectives indéfinies du temps, de l'espace et de la cause, insaisissables donc dans leur totalité, échappant nécessairement à l'étreinte du savoir.
Les scientistes ne reconnaissent comme fondement du savoir que deux principes, la raison et l'expérience, c'est là leur méthode, - elle est excellente, mais ils font en matière philosophique le pire usage, invertissant l'ordre logique de ces deux principes,, soumet- tant l'expérience à la raison, afin de réaliser avec les formes rigides de la raison telle qu'ils l'imaginent cette systématisation complète de l'existence qui légitimerait dans un avenir plus ou moins lointain la proposition du scientisme : Tout est connaissable.
Tout est connaissable et comme corollaire : " Il n'y a que de l'inconnu et point d'inconnaissable ". J'emprunte cette dernière formule à l'un des philosophes contemporains qui s'est formé du rôle de la raison, tenue pour un produit de l'expérience, la concep- tion la plus légitime et qui, tout en se déclarant scientiste' pour s'opposer, fût-ce avec quelque exagération verbale, aux tendances mystiques que renferme la pensée pragmatiste, n'en est pas moins très éloigné de l'état de croyance que je décris ou que je critique ici. Il m'a paru symptomatique cependant de l'extrême diffusion de la croyance scientiste qu'elle impose ses formules à des esprits qui ont su se placer à un point de vue critique aussi sûr que l'a fait M.Rey.' Il m'a semblé enfin que si je réussis à faire sentir ce qu'il y a de contraire à la raison dans l'apparence de scientisme qu'assume la pensée d'un philosophe dont les conclusions sont sur presque tous les points excellentes, j'aurai atteint avec beau- coup plus de force le même résultat à l'égard de toutes les conceptions où se manifeste avec beaucoup de netteté la croyance scientiste. A vrai dire, il ne s'agit pas ici de critiquer la pensée même de M. Rey, qui me parait être hors de cause, mais de dissiper l'ambiguïté d'une formule qui, en un sens, au sens où l'a prise M. Rey, peut être tenue pour exacte, tandis qu'elle implique, au sens où elle est le plus généralement entendue, une acception dogmatique, un finalisme contre lesquels s'élèvent toutes les formes de notre raison.
S'il faut entendre par la formule de M. Rey que l'inconnu d'aujourd'hui est le connu de demain, qu'il n'est pas de forme renaissante de l'inconnu qui ne puisse être convertie parle progrès scientifique en une loi où s'inscrive le triomphe de la connaissance, on ne fera pas de difficulté pour accorder`, avec M. Rey, crédit à la science et on conviendra volontiers avec lui que " hors de la science il n'est point de salut ", au sens où cela signifie qu'il n'existe pas de connaissance extérieure à la connaissance. `Il suit de là en une certaine mesure qu'il n'y a pas 'inconnaissable puisque tout inconnu actuel peut indéfiniment se transformer en connu. niais, à considérer le jeu du mécanisme intellectuel, il apparaît avec non moins de certitude que toute relation aux termes inconnus ne. laisse pénétrer son mystère que pour démasquer l'inconnu d'une nouvelle relation, et qu'il 'en est ainsi également d'une façon indéfinie. Et alors, ne faut-il pas conclure qu'en vertu du méca- nisme de notre faculté de connaître, en vertu des exigences de notre raison humaine considérée comme le produit d'une expé- rience au sein de laquelle s'expriment les rapports réciproques de toutes choses, ne faut-il pas conclure qu'il existe nécessairement un inconnaissable à l'égard d'une conception totale de l'existence qui ne peut être donnée, qui ne peut être atteinte dans le contenu de l'expérience? Ne faut-il pas conclure que l'on doit faire place, comme à une condition de la réalité, à ce facteur de l'inconnais- sable, pour la même raison pour laquelle on exclut de cette notion de la réalité, qui est relation, la conception d'une totalité objective qui est exclusive de la relation?

* * *


C'est cette forme de l'inconnaissable impliquée dans l'empirisme rationnel qui est niée par la croyance scientiste. Avant de montrer plus expressément, sous le jour d'un double développement, sur quelles analyses se fonde la nécessité d'un inconnaissable au coeur de la notion d'existence, on voudrait, reprenant en leit- motiv l'observation que l'on relatait au début de cette étude, faire voir comment les scientistes, en niant qu'il y ait de l'inconnaissable, s'apparentent aux esprits du mode ancien desquels ils croient se distinguer par cette négation même, comment ils se montrent par cette négation même tributaires de la sensibilité ancienne.
Il semble bien, en effet, à première vue que la croyance à un inconnaissable soit caractéristique des façons de penser qu'inspi- rait l'ancien spiritualisme, et si l'on consulte au mot Science le dictionnaire des Sciences philosophignes d'Ad. Franck, qui peut être tenu, semble-t-il, pour l'interprète en quelque sorte officiel des tendances spiritualistes longtemps prédominantes dans l'enseigne- ment, on rencontre ces définitions du connaissable et de l'incon- naissable : " Savoir, énonce M. Martin, rédacteur de l'article, c'est connaître avec certitude. Le savoir parfait serait la certitude absolue et universelle ; mais ce savoir qui serait infini et immuable est évidemment en dehors et au-dessus des conditions de notre nature : il est un attribut de Dieu et il ne peut être autre chose. Pour nous c'est un idéal vers lequel nous pouvons tendre indéfini- ment sans l'atteindre jamais. Le savoir humain sera toujours borné et toujours perfectible. " I1 semble d'après cette citation, qui est l'expression de tout un programme, que la croyance à l'inconnaissable, sous quelque doctrine qu'elle se trahisse, fût-ce celle d'un Spencer, dissimule quelque relent théologique. Il semble donc qu'il suffise de bondir à l'antithèse de cette notion pour se classer dans la catégorie opposée, dans la catégorie de l'esprit positif. Il y a de ce raisonnement simpliste dans l'attitude des scientistes qui reculant, par une stratégie opportune, vers l'avenir le plus lointain, l'accomplissement de la promesse, déclarent cependant qu'en soi tout est connaissable. Or à considérer avec plus de sérieux l'état du problème, il apparaît que, croyant s'écarter du point de vue théologique, les scientistes s'en rappro- chent pour l'essentiel et pour ce qu'il contient précisément de contraire aux possibilités de la raison. Car le spiritualisme admet aussi que la connaissance totale et définitive est possible : elle est selon cette doctrine possible pour Dieu, et c'est par cette affirma- tion qu'elle forme en réalité une conception contraire aux lois de l'esprit. En transportant cette possibilité de Dieu à l'homme le ,_scientisme ne fait que prendre à son compte la présomption ancienne en ce qu'elle a d'insoutenable et, la prenant à son compte, il en aggrave l'absurdité, car il pose dans le domaine de la recherche positive une pétition que le point de vue théologique reléguait du moins dans un domaine inaccessible, extérieur à la logique. Transporter de Dieu à l'homme la possibilité de la connaissance totale, petite différence entre deux attitudes qui demeurent analogues, nuance imperceptible et qui laisse pêle-mêle et confondus dans une même catégorie, celle de la croyance à l'absolu, l'athée et le déiste le plus convaincus. L'écart est beaucoup plus grand que les scientistes n'imaginent entre le point de vue théologique et le point de vue de l'empirisme rationnel : il ne consiste pas en ce transfert de Dieu à l'homme du pouvoir de connaître dans sa totalité l'existence, il consiste à reconnaître que ce désir de connaissance totale, que ce désir de certitude est lui-même l'essentiel du point de vue théologique et de la sensibilité qu'il a cultivée, que connaître est autre chose que connaître absolument, que c'est ce désir de connaissance totale et de connaissance dans un but qu'il faut muer en un désir de connaissance conforme aux nécessités de la connaissance. Dans sa prodigieuse analyse du caractère de Mme Bovary, Flaubert note que la jeune femme cherchait dans la littérature des émotions à consommer et non des paysages à contempler. Agrandie et généra- lisée, cette remarque s'applique aux deux aspects de la sensibilité métaphysique que l'on oppose l'un à l'autre: l'ancienne sensibilité, qu'on la découvre chez les esprits théologiques ou chez les scientistes, est de nature toute émotionnelle. La conception d'une connaissance totale fait de la connaissance un moyen : le moyen de découvrir le grand secret, le pourquoi et le but métaphysique de l'existence, et la possession de ce secret se confond plus ou moins grossièrement avec une présomption de bonheur. Sous ces deux espèces, la connaissance est un moyen, et ce qui paraît important dans ce livre de l'existence que la science déchiffre, ce n'est pas le texte lui-même et les développements qu'il nous présente à tout instant, c'est la fin, c'est la solution vers laquelle il s'achemine, c'est la dernière page. Mais pour les esprits du nou- veau mode que j'oppose à ceux-ci, connaître est synonyme de voir et la connaissance en tant que vision atteint à tout moment sa fin. Elle est à tout moment le moyen de faire apparaître un spectacle parmi des perspectives indéfinies qui assouvissent à tout moment et font renaître à tout moment la passion visuelle de la connaissance, qui laissent place toujours au désir de connaître plus avant qui est essentiel à la passion et à l'action même de connaître. Pour le scientiste n'avoir plus rien à connaître serait le triomphe définit', l'idéal. Pour l'esprit nouveau que l'on décrit ici, ce serait le néant, et son voeu exige qu'il y ait toujours clans la connaissance une part d'ignorance, qu'il y ait place toujours, avec quelque chose à connaître, pour la possibilité de nouveaux s
pectacles dans de nouveaux décors; son voeu ne redoute rien tant que de voir la toile s'abaisser sur le dénouement d'un cinquième acte. D'un côté, une attitude morale intéressée, messianique, situant toujours dans l'avenir l'assouvissement du désir; de l'autre une attitude esthétique faisant tenir dans la réalité immédiate l'assouvissement du désir.
Il s'agit ici de cieux modes de sensibilité dont l'un est universel-lement répandu, dont l'autre est à peine formé et n'existe, en acte et inconsciemment, que chez les artistes-nés, théoriquement et consciemment, que chez quelques savants et quelques très rares philosophes. Considérés en soi, ces deux modes de la sensibilité sont deux tendances qu'il n'y a qu'à enregistrer comme des faits et à vrai dire, en tant qu'elle rejette tout rationalisme, qu'elle se réclame de la foi, affirmant comme vrai le voeu du désir, la première tendance échappe à la discussion. Il en est tout autrement lorsqu'elle se réclame de la raison, de la logique et prétend, comme le scientisme, déduire des lois de la connaissance la possibilité de la certitude, la science absolue et systématisée du tout. Car le scientisme se fonde sur le respect des lois logiques et du principe de contradiction. Or ces lois, ces formes de notre connaissance, de quelque façon qu'on les envisage, concluent à la nécessité, au coeur de la notion d'existence, d'un principe qui échappe indéfiniment aux prises de la connaissance.
***

L'effort le plus considérable du rationalisme contemporain en vue de réduire la notion d'existence à celle d'un système fermé, susceptible théoriquement d'être intégralement connu, a été tenté par quelques mathématiciens dont le représentant le plus autorisé est chez nous M. Couturat. Selon ces mathématiciens qui voudraient exorciser de la science toute induction, les principes mathématiques seraient une conséquence rigoureuse des principes logiques. Je ne pense pas que ce rapport étroit de la mathématique à la logique soit indémontrable, mais je ne pense pas non plus qu'il soit possible d'en conclure au caractère rationnel a priori de l'existence, et je touche ici à cette inversion hiérarchique des notions d'expérience et de raison dont je signalais la faute chez les scientistes. Dans son remarquable ouvrage sur la Philosophie moderne, M. Abel Rey, adoptant et exposant les idées de Mach, considère la raison comme une forme de l'instinct, comme le produit ultime d'une évolution, produit déterminé d'une part par la constitution de l'espèce humaine, d'autre part par le milieu. C'est l'expérience, l'évolution au cours de son devenir, qui a créé à la fois les rapports de l'espèce humaine avec le milieu tels qu'ils se sont formés objectivement et la conception que la raison en exprime. La raison est ainsi une adaptation " qui établit une correspondance entre les circonstances de l'action et l'être agissant 2. De ce que cette adaptation s'est produite, de ce que la raison est l'expression de cette circonstance empirique, il suit que l'analyse de la raison doit permettre de découvrir et de formuler les lois du milieu. Il y a identité entre l'expérience et la raison, la raison est une partie de l'expérience en sorte que la certitude, au point de vue humain, de la logique et des sciences mathématiques se fonde sur un état de fait. Cela est suffisant pour la spéculation et pour la pratique, car traduisant le rapport même qui s'est formé entre le système humain et les autres systèmes qui composent l'univers, la raison implique pour l'homme une nécessité universelle en ce sens que si cette nécessité cessait d'être, cela signifierait une rupture du rapport qui s'est formé entre l'espèce humaine et les autres systèmes, cela signifierait la fin de la réalité fondée sur ce rapport, la fin de la réalité humaine. Or il est entièrement vain pour une intelligence de raisonner sur un système de relations dans lequel elle n'est pas comprise. La conception de M.Rey suffit donc à justifier le caractère de nécessité et d'universalité que présentent pour nous les sciences mathématiques tel que le conçoi- vent les rationalistes traditionnels; en même temps elle montre ce caractère dérivé de l'expérience.
Ce qui n'a pas été assez vu, ce qui surtout n'a pas été assez dit, parce que cela va contre la présomption, plus forte à notre époque qu'à aucune autre peut-être, de faire de la vérité morale le centre métaphysique de l'existence, ce qui n'a pas été assez dit, c'est que cette confiance accordée aux principes de la raison en tant qu'ils conditionnent et rendent possible notre connaissance du monde, nous sommes tenus de l'accorder sans restriction et de n'en répu- dier aucune conséquence. Or si nous nous assurons fermement que le tout est plus grand que la partie, que quelque chose ne peut à la fois être et n'être pas, nous n'avons pas de raison de douter non plus que le monde ne soit donné dans l'indéfini du temps et de l'espace, qu'il exclue tout commencement et toute fin. L'arbitraire empirique qui a créé, avec l'appareil rigide de notre raison, les formes fixes de notre connaissance nous manifeste qu'il les a créées de telle sorte que son improvisation puisse ou plutôt doive se perpétuer indéfiniment à travers elles. Ces formes nous apprennent qu'elles jouent, qu'elles fonctionnent en nous pour que le monde soit pour lui-même objet de représentation, non pour qu'il soit construit au gré d'un caprice de moralité, ou lui soit assignée une perfection différente de la réalité où il s'engendre.
Ce n'est pas parce que nous n'avons pas su encore inventer de chaîne causale assez longue que nous ne pouvons, en jetant l'ancre, toucher le fond de l'existence et y amarrer dans l'immobilité conquise la connaissance systématique du tout, c'est parce qu'il n'y a pas de fond et que l'existence, qui- est mouvement, échappe par sa nature à la possibilité d'un arrêt aux prises du calcul et aux déterminations totales. L'esprit qui tourne autour de l'existence immobile fait encore partie de l'existence et nie son immobilité.

***

Si l'on aboutit à ces conclusions à travers une conception fondée sur le thème de l'évolution comme celle de Mach, on y accède avec une non moindre sûreté et d'une façon à mon sens plus légitime, parce qu'elle se fonde sur le seul donné immédiat qu'est le fait de conscience, par la voie d'un criticisme psychologique et idéaliste qui emprunte à l'expérience seule tous ses éléments et tous ses moyens.. Si l'on recherche, à la façon de Kant, parmi les éléments contenus dans l'expérience psychologique, ceux qui y figurent d'une façon constante, on y rencontre par delà les notions de temps, d'espace, de succession causale, un fait dent ces notions ne sont après tout que les conséquences et les moyens, et auquel Schopenhauer a reconnu le rôle primordial qu'il occupe en réalité, c'est l'action réciproque selon laquelle en tout phénomène de cons- cience un objet s'oppose à un sujet. Il n'est pas de sensation, pas de perception, pas de circonstance' ou d'événement, pas de loi qui ne soit objet de connaissance pour un sujet qui s'en différencie de quelque façon, il n'est pas de fait de conscience qui n'implique cette distinction et cette opposition. En termes d'idéalisme, c'est- à-dire au regard d'une doctrine qui refuse obstinément de rien reconnaître pour valable hors le contenu du fait de conscience, et l'on désigne sous le nom de pensée ce contenu, la constata- tion que l'on vient de faire à la suite de Schopenhauer s'expri- mera en cette formule : la pensée nous est donnée dans un état de division avec elle-même.
Cette première observation ne nous livre rien de plus que les conditions mêmes du fait de conscience. L'existence qui, dans le fait de conscience se réalise dans la connaissance de soi, pourrait s'y manifester peut être dans un état statique, le même paysage objectif posant éternellement devant le même sujet le contemplant sans fin, ou dans un état chaotique, une pluralité d'objets sans liens entre eux apparaissant devant une pluralité de sujets épars, cette rupture de toute relation, cette dislocation absolue donnant naissance à une suite d'images kaléidoscopiques impuissantes à prendre la forme d'un univers. C'est l'expérience psychologique, c'est le fait qui nous informe qu'il n'en est pas ainsi et les analyses de Kant, relatives au temps, à l'espace, à la succession causale, reprennent ici, dans le champ maintenant ouvert et défini de la possibilité pure et simple de l'existence de la pensée, toute leur valeur. La sagacité de Kant s'est appliquée en effet à distinguer que dans toute expérience particulière il est un certain nombre d'éléments qui ne font jamais défaut et, les considérant pour ce motif comme les conditions de toute expérience possible, il les a mis à part de tous les autres sous le nom de principes de la raison pure. C'est là un nom. Il faut l'accepter, mais afin qu'il n'éta blisse pas de frontières trop hautes entre les éléments qu'il désigne et les autres, afin qu'il ne fasse pas perdre de vue leur origine commune dans l'expérience , il faut se souvenir qu'il n'implique à leur égard rien de plus que le caractère d'universalité dont ils témoignent. Les principes de la raison ont trait à des éléments qui font partie de toute expérience, quelle qu'on l'imagine, par opposition à d'autres éléments en nombre infini et qui font ou ne font pas partie de ces diverses expériences. A spécifier cette cir- constance se réduit et s'épuise toute la signification du terme.
Munis de ces quelques remarques relatives aux modalités de l'expérience psychologique, nous en savons assez pour préciser le rôle des principes de la raison dans le jeu de l'existence. L'état de division de la pensée avec elle-même suffisait à nous rendre compte des conditions sous lesquelles l'existence se manifeste à sa propre vue et à vrai dire se réalise dans la relation de l'objet au sujet. Le fait qu'un certain nombre d'éléments inclus dans le fait de cons- cience, notions de temps, d'espace, de succession causale se ren- contrent au sein de toute expérience quelle qu'elle soit, ce simple fait de constance nous explique comment les états instables et changeants, qui en sont aussi parties intégrantes, sont liés entre eux et composent un univers. Les éléments constants qui inter- viennent au cours de toute expérience se donnent comme le plan commun sur lequel se rencontrent ces autres éléments instables comme le plan sur lequel ces éléments éphémères apparaissent et disparaissent, font figure un instant pour céder la place à d'autres, en nombre infini, qui ne font eux-mêmes que passer, repasser, s'évanouir, mais qui, par les relations qu'ils nouent entre eux dans le cadre commun de l'espace, sur la trame uniforme de la durée, suscitent des paysages et des histoires qui se suivent, composent des univers pour des consciences individuelles. Ainsi l'expérience psychologique tout entière nous apparaît comme un compromis entre une -part de fixité, de répétition, de constance, d'ordre, de régularité, de systématisation et une part d'innovation, d'improvisation,
de changement, de variabilité,_ de désordre, l'une et l'autre part concourant également à la réalisation du phénomène psychologique où s'exprime tout ce que nous pouvons savoir de, l'existence, l'une et l'autre également indispensables, la première encadrant dans un même univers tout le divers qui jaillit sans cesse dans le champ de la seconde, celle~ci déterminant des représentations par différenciation avec d'autres.
Si l'on vient à considérer en quoi consistent ces éléments communs à toute expérience, à déchiffrer ce qu'ils formulent, on pénètre au coeur même du problème de la raison en ce qui touche à l'étendue et aux limites de son usage légitime. On observe en effet que, mêlés à toute expérience, ces éléments s'y montrent toujours identiques à eux-mêmes, s'y comportent d'une facon uniforme imposant à tous les autres éléments variables, compris dans quelque donnée psychologique que l'on imagine, des mesures, des conditions, des aspects déterminés, des dénominateurs communs par lesquels il est possible de les comparer entre eux, d'établir entre eux quelques relations déterminées. Renversant les termes de cette remarque énoncée peut-être avec quelque apparence de dogma- tisme, on aboutira à une constatation identique. La circonstance, dira-t-on, selon laquelle les éléments instables compris dans quelque expérience psychologique acceptent des rapports communs, prennent place dans les cadres et se conforment aux exigences de quelques principes constants, apparaissant toujours dans l'espace et s'écoulant toujours dans la durée, cette circon- stance constitue la condition sous laquelle ils font partie d'un système général d'existence ayant connaissance de soi, sous laquelle ils font partie du système dont ils font partie, insistera-t-on, pour accentuer l'évidence tautologique du raisonnement.
Cette remarque suffit à expliquer comment la science est possible. Elle a pour conséquence d'établir son caractère de certitude parfaite dans le système de relations dont nous faisons partie. En même temps elle substitue, comme l'hypothèse de Mach, aux notions d'a priori, d'en soi, d'objectivité absolue prises pour les sources de toute connaissance rationnelle, la constatation purement empirique de faits de constance qui tant qu'ils se répètent soutiennent tout l'édifice de la connaissance dite rationnelle qui, si l'on suppose qu'ils cessent de se produire, suppriment les bases sur lesquelles s'appuyait la suite des systèmes à l'extrémité desquels nous spéculons et, nous supprimant nous-mêmes, ne laissent place pour nous à aucune spéculation. De ce point de vue, il n'est pas nécessaire en soi que des éléments constants figurent invariablement dans toutes les données psychologiques qui s'offrent à notre observation, mais c'est, parce qu'en fait ce phénomène de constance se réalise, que la pluralité des phénomènes sont liés entre eux, qu'ils forment un ensemble systématique, qu'ils peuvent être compris dans un même état de connaissance, c'est-à-dire qu'ils servent de base commune à une série de systèmes superposés différant les uns des autres, mais conservant entre eux des points de contact et engendrant à leur extrémité une intelligence individuelle qui les embrasse et les juge. C'est ce point de vue que je formulais en termes d'idéalisme de la façon suivante " Pourtant parmi cette infinité de rapports auxquels donne naissance le mouvement selon lequel la pensée se fragmente, les cas ne sont point exclus où des rapports constants s'établissent, où des séries plus ou moins durables se constituent de faits liés entre eux par un lien de dépendance, par un enchaînement d'une rigueur suffisante. Or les raisonnements que nous poursuivons ici ne sont possibles que dans le cas où une nécessité de cette sorte s'est produite... Va-t-on s'étonner comme d'une rencontre miraculeuse si nous nous trouvons précisément en posture de spéculer sur les conséquences d'une réussite aussi exceptionnelle? Mais nous faisons partie de cette réussite, nos spéculations en sont elles-mêmes la suite el, si la fragmentation de la pensée s'était opérée selon d'autres modes, un autre paysage spéculatif, un autre état de conscience serait déterminé par ce mouvement d'un autre rythme. Le paysage spéculatif dont nous considérons ici l'horizon est le seul qui convienne à l'état de fragmentation de la pensée au sein duquel nous sommes plongés, et cet état de fragmentation engendre nécessairement ce paysage3. "
Si la présence au sein de toute expérience psychologique de certains éléments invariables s'y comportant d'une façon uniforme suffit à fonder, indépendamment de tout a priori, la certitude de la science, il importe de délimiter le champ de cette certitude, de définir les objets auxquels elle s'applique. Or ces objets sont expressément les relations que soutiennent entre eux les divers éléments compris dans l'expérience. A tout ce qui apparaît, à tout ce qui est engendré dans l'expérience, les éléments rationnels de l'esprit, qui sont eux-mêmes un produit de cette expérience, imposent, par le fait de leur présence constante et de leur contexture invariable, un certain nombre de similitudes sur lesquelles tranchent les différences, mais ils n'ont aucun pouvoir pour susciter cette genèse et cette apparition ni pour la faire cesser, ni pour en déterminer les propriétés. Ils ne sauraient nous renseigner sur les origines d'un mouvement par lequel ils sont eux-mêmes engendrés, ni sur la fin d'un ensemble de phénomènes dont la virtualité n'est jamais 'donnée tout entière dans l'expérience. Mais non seulement il n'y a dans la raison aucune catégorie permettant de former, fût-ce des conjectures sur l'origine des éléments qui surgissent dans l'expérience, ni sur leur convergence vers une fin à laquelle ils seraient tous subordonnés, mais encore, les formes de notre connaissance, telles qu'elles sont données dans' la raison, excluent expressément, par les perspectives illimitées qu'elles ouvrent devant notre vue, avec 'le caractère indéfini qu'elles assignent à l'espace, à la durée, à l'enchaînement causal, toute possibilité d'un commencement et d'une fin du jeu phénoménal. Il ne faut pas dire qu'il n'y a pas dans la raison de catégorie qui permette d'atteindre les notions premières et dernières, il faut dire, et cette assertion est impliquée dans la confiance que nous témoignons á la raison et dont la déduction scientifique atteste le bien fondé, il faut dire que le jeu phénoménal n'implique ni commencement ni fin, qu'il se dérobe expressément à la direction d'une idée qui l'envelopperait et lui donnerait une signification totale.
En faisant apparaître ainsi l'existence dans le jeu d'un mouvement sans commencement ni fin, la considération des principes de la raison permet de modifier la formule que l'on avait déduite précédemment de l'analyse du fait de conscience. Désignant sous le terme pensée la multiplicité des faits de conscience qui composent l'unique substance de l'expérience psychologique, on avait énoncé que la pensée se manifeste à sa propre vue dans un état de division d'elle-même avec elle-même. C'est mouvement désormais qu'il faut dire et avec ce mouvement de division de la pensée avec elle-même, nous atteignons la notion intégrale d'expérience, la notion d'une expérience arbitraire qui engendre, invente et enveloppe non seulement les propriétés contingentes de la matière, mais les formes fixes également en lesquelles consistent les principes de la raison. Mouvement empirique de division de la pensée avec elle-même, improvisation arbitraire sur laquelle il n'est point de prise, telle est la source commune de cette apparition, au sein de la genèse phénoménale, d'une part de rythmes constants et d'une part d'éléments divers dont l'entrelacs compose l'histoire plastique et sentimentale de l'univers. Telles sont les conclusions que nous imposent les modalités mêmes de notre raison, les conditions mêmes de notre connaissance, en vertu même des formes sous lesquelles elles se manifestent à nous dans l'expérience.
***

A vrai dire, que l'on considère les principes de la raison comme le produit d'une genèse tout arbitraire, d'un vaste empirisme méta- physique, ou que, par un acte de foi purement arbitraire lui-même, on considère ces principes comme un en soi des choses, comme des normes en dehors desquelles aucune connaissance n'est possible, les conséquences pratiques, dans l'une et l'autre hypothèse, demeurent les mêmes, car les modalités de la raison dans les deux cas demeurent aussiles mêmes. Elles se donnent, comme des cadres à travers lesquels se développe la genèse empirique des qualités, elles sont un tamis à travers lequel indéfiniment passe quelque chose, la substance phénoménale, un jeu de relation qu'elles nous disent inépuisable et toute leur fonction, en même temps que tout leur empire, consiste à assigner à cette substance phénoménale, par la structure même des mailles du tamis qu'elles composent, certaines propriétés uniformes et en même temps à prescrire l'écoulement intarissable de cette substance, à empêcher que le flux phénoménal s'immobilise jamais dans le repos d'un but atteint. L'une et l'autre hypothèse aboutissent au même et double résultat. Elles fondent la possibilité et la certitude de la connais- sance scientifique, connaissance indéfiniment extensible des relations que nouent entre eux les phénomènes en passant par les mailles du tamis. Elles font de l'impossibilité de la connaissance totale de l'existence par elle-même, une loi de la connaissance, elles stipulent qu'il n'y a pas de problème à résoudre dans le rap- port et dans les termes d'un commencement à une fin.
Pratiquement, l'une et l'autre hypothèse engendrent un rationalisme identique. Pratiquement, la croyance rationaliste que j'ai nommée le scientisme assume les mêmes torts à l'égard de ce rationalisme. Toute l'erreur du scientisme, et, atténuée dans son expression jusqu'à devenir imperceptible, elle n'en est pas moins considérable en son principe, toute l'erreur du scientisme consiste en une méconnaissance des principes rationnels pris pour des premiers commencements desquels la déduction de tout le reste est possible, alors qu'ils se donnent purement et simplement pour des éléments constants de l'expérience psychologique, rendant possibles par cette constance des relations entre les éléments éphémères qui animent et diversifient le champ de la conscience, introduisant parmi ce jeu arbitraire une part d'ordre et de systématisation, mais une part seulement qui laisse place aux improvisations de l'expérience.
Dans ces conditions, et l'hypothèse d'un en soi rationnel n'étant pas même expliquée par cette considération qu'elle réussirait à satisfaire le voeu d'une sensibilité morale, on ne saurait invoquer en sa faveur aucune excuse et on ne voit pas pourquoi on attribuerait à la connaissance deux origines différentes, dont l'une arbitraire, fantaisiste et vaine, située en un en soi mythologique, viendrait sans profit se superposer à l'autre dont nous ne pouvons éviter d'accepter l'apport, de recevoir les dons, dans laquelle nous rencontrons à l'état de fait ces principes rationnels selon lesquels s'ordonne notre représentation du monde. On fondera donc le rationalisme sur l'expérience et non l'expérience sur la raison. On reconnaîtra que c'est dans l'expérience que les principes de la raison nous sont donnés et, consignant les renseignements stricts fournis par l'analyse philologique qui nous décèle leur caractère d'universalité, on tiendra qu'un fait d'universalité se réduit à un fait d'universalité, qu'il n'implique pas par lui-même une origine différente de celle des autres faits rencontrés dans le même domaine. La constance dont témoignent les principes de la raison demeurera pour nous fortuite , empirique, un donné pur et simple. Et puisque ces principes trouvés dans l'expérience nous renseignent sur quelques caractères de l'expérience, nous les montrent comme un mouvement sans commencement ni fin, on conclura, sur la foi de la raison, à un pragmatisme essentiel, englobant dans son jeu l'acte même de division en une part objective d'elle-même et en une part subjective par lequel l'existence se réalise dans la connaissance avec les perspectives aussi de durée, d'espace et de relation à travers lesquelles cette connaissance s'accomplit. D'un tel point de vue, la notion totale d'expérience, la notion d'un empirisme universel embrassera ces faits constants, ces vastes décors métaphysiques au même titre que les propriétés où la matière se diversifie, au même titre que les relations innombrables où elle s'engendre et se métamorphose, nouant des intrigues sans fin sur la scène psychique, se perdant, s'oubliant dans les dissociations, dans les inimitiés, dans les divorces de l'analyse, se retrouvant dans les surprises, dans les rencontres et dans les effusions de la synthèse.
II

Une telle conception de l'expérience doit être atteinte, et ce n'est sans doute pas oeuvre aisée ni conciliable avec les premières démarches de la mentalité puisque les philosophies, même les plus récentes, montrent quelque disposition à convertir en une entité supérieure à l'expérience ces faits psychologiques qui n'ont pour eux que leur banalité, leur ubiquité, leur universalité, les faits psychologiques les plus communs. Cette notion doit être atteinte, mais elle ne doit être dépassée et c'est la dépasser également que de croire, avec le scientisme, qu'elle exprime un en soi des choses ou de vouloir, avec le pragmatisme, mettre en question la valeur,le caractère législatif des faits psychologiques universels qui constituent, parmi les données de l'expérience, la catégorie de la raison. C'est cette seconde tentative, c'est ce nouvel aspect de la croyance que l'on va maintenant considérer. Avant toutefois d'en entreprendre la critique et fidèle à la conception générale sous le jour de laquelle on a composé cette étude, on voudrait auparavant marquer le caractère commun qui classe dans une même catégorie ces deux croyances si dissemblables sous beaucoup d'autres rapports, la croyance scientiste et la croyance pragmatiste. On remarquera donc que l'idée de vérité selon sa'valeur métaphysique implique cette conception ou cette croyance que l'existence a une signification totale qu'il s'agit de connaître et qui s'exprime dans la relation d'un commencement à une fin, dans un fait de convergence de tous les éléments, qui y sont inclus en vue d'un but à atteindre. Dans leur rapport avec cette conception de l'idée de vérité on peut distinguer trois attitudes qui marquent le degré d'évolution de la pensée humaine et qui s'expriment en ces trois propositions où on peut les faire tenir . la vérité est donnée dans le dogme religieux, - il existe, donnée dans la Raison, une Vérité indépendante de toutes les formes particulières qui en sont décrites dans les différents dogmes ou dans les philosophies qui en dépendent, - il n'y a pas de vérité et les croyances où la Vérité s'affirme, selon de multiples images, sous les deux espèces précé- dentes, sont les fictions nécessaires où la réalité se construit et se fortifie sur l'illusion d'une vérité. La réalité et non la vérité est l'objet de l'existence. - Sous le jour de cette dernière proposition qui nie l'existence du rapport exprimé dans le mot Vérité, les deux autres se confondent, ayant ceci de commun qu'elles affirment l'une et l'autre l'existence de ce rapport bien que par des voies très différentes. Or le scientisme et le pragmatisme concluent en somme l'un et l'autre à la réalité du rapport qui s'affirme dans l'idée de Vérité prise au sens que -l'on vient de définir. Si cette conclusion est beaucoup plus apparente dans le scientisme lorsqu'il aspire à une construction systématique totale de relations com- prises dans un tout sup
posé donné, elle n'en est pas moins impliquée, elle l'est avec non moins de force dans le pragmatisme et l'on va s'appliquer à montrer que la négation de l'idée de vérité, proclamée au premier plan de la doctrine, sur l'estrade où la parade s'exécute, parmi le fracas des cymbales et le bruit désert des dialectiques persuasives, n'est qu'un moyen suprême de reconstitution, par un détour, dans l'intérieur de la doctrine, de cette même idée de vérité sous ses formes les plus traditionnelles et les plus archaïques.
Cette ressemblance signalée, notons sans tarder que la croyance scientiste et la croyance pragmatiste diffèrent essentiellement par les buts qu'elles poursuivent et qu'elles présentent un degré d'utilité pour la vie très inégal, si l'on admet que la science soit elle-même utile, qu'elle soit, pour une part, une mainmise sur les choses, qu'elle les soumette, pour une part, à notre pouvoir. La croyance scientiste, s'il faut lui dénier toute valeur philosophique, n'en est pas moins en effet, sous ce jour, une hypothèse qui, loin d'être nuisible, fomente une illusion propre à stimuler l'esprit de recherche. Avec la part de griserie qu'elle apporte, elle fait fonction (le sergent recruteur, elle enrôle des esprits pour les campagnes de la science. La croyance pragmatiste dont tout l'effet pratique va à substituer, dans le domaine moral, une forme nouvelle de l'illusion aux anciennes ne peut que discréditer dans une certaine mesure la recherche scientifique ou l'engager dans les voies les plus stériles. On ne voit pas que les idées émises par M. Bergson sur l'existence d'une durée indépendante de l'espace ou sur la négation du discontinu puissent être grosses d'aucunes conséquences dans le domaine scientifique ni qu'elles puissent substituer aux méthodes en cours jusqu'ici des méthodes plus fécondes. En termes de pragmatisme, c'est le scientisme qui serait vrai parce qu'il est utile et réussit et le pragmatisme faux parce qu'il risque de diminuer le prestige de la science et par là le pouvoir de l'homme sur les choses.
Notons encore, en faveur de la croyance scientiste, qu'au point de vue de l'évolution de la sensibilité morale vers une sensibilité d'ordre intellectuel, elle réalise un progrès très réel, consacre un désintéressement des vues subjectives individuelles au profit d'une représentation cohérente du monde qui est d'une valeur inappréciable chez ses plus hauts protagonistes. Le pragmatisme, au con- traire, selon les intentions, cachées d'abord, qu'il manifeste avec une évidence croissante, a pour objet de rendre possible le maintien en son- ancienne place du voeu moral ancien. S'il présente quelque intérêt, c'est par le raffinement dialectique où il s'efforce dans le but d'ébranler la solidité de la raison en ce qu'elle a de contraire -à ses démarches. A s'en tenir aux points de vue de la philosophie, il faut noter, en effet, chez les pragmatistes la prétention de se tenir à l'avant-garde du mouvement sceptique. Mais les libertés de dilettante qu'ils prennent à l'égard de l
a vérité logique n'ont d'autre objet_ que de déblayer la place pour y installer la notion d'une vérité morale. Le pragmatisme ne fait rien de plus que renouveler l'éternel moyen des religions dont Pascal usa avec génie et qui consiste à ravaler la raison pour préparer le triomphe de la révélation ou de l'intuition ou de quelque autre entité mystique.
Entre le scientisme et le pragmatisme, on s'en tient à cette affirmation et à cette dénégation à savoir, qu'à travers les cadres formés par le rationalisme intellectuel il se développe une improvisation empirique qui n'est point engendrée par la raison, à laquelle la raison ne saurait assigner ni une origine, ni un but, ni les qualités et les propriétés où elle se manifeste, que, d'autre part, cet empirisme ne peut se développer en dehors des limites et des conditions circonscrites par les principes rationnels édictant les règles du jeu qui se joue dans le champ de l'existence, déterminant le lieu scénique où tous les acteurs doivent apparaître pour être vus ou entendus.
Cette conception accorde au pragmatisme toute latitude pour développer ce qu'il y a de légitime dans ses propositions. De ce qu'il existe un domaine où la norme ne peut être déterminée par un calcul scientifique, il résulte que, dans ce domaine, les moyens édictés par les religions, les morales, les lois, ou la coutume n'auront d'autre critérium de leur valeur que la réussite et l'efficacité, soit l'avantage dont elles feront bénéficier les groupes qui les auront acceptés, la supériorité qu'elles leur procureront sur d'autres groupes qui auront obéi à d'autres impératifs. Dans ce domaine, c'est le résultat en effet qui seul juge la doctrine, l'efficacité y est le criterium de la bonté. De la bonté et de l'opportunité oui, mais non de la vérité, et c'est dans la prétention de faire sortir du domaine de l'utile cette idée de vérité après l'avoir chassée du domaine logique que se font jour le caractère chimérique et aussi l'intention méta-morale et religieuse du pragmatisme.
Pour opérer cette transmutation du fait empirique en vérité, les pragmatistes n'invoquent pas d'autre intermédiaire que le vieux principe de finalité au moyen duquel, par un détour et à titre de postulat, ils rétablissent la conception de l'existence comme d'un tout donné que, plus brutalement, les scientistes laissent apparaître comme une pétition immédiate de leur point de vue. Les philosophes pragmatistes s'appuient pourtant sur deux principes excellents dans le domaine de la relation. La validité d'une assertion, disent-ils, est prouvée et établie par la valeur de ses conséquences. Pour peu que nous considérions les faits, " nous découvrirons, dit Schiller, que dans toute connaissance effective, la question de savoir si une assertion est vraie ou fausse est résolue d'une façon uniforme et bien simple. Elle est résolue notamment par ses conséquences, par l'attitude qu'elle adopte à l'égard de l'intérêt qui a dicté l'assertion en question, par ses rapports avec l'intention qui a posé la question4. " Ce principe suppose l'autre, à savoir qu'il n'est de vérité qu'en fonction d'un intérêt humain manifesté dans une intention. 5" La vérité, étant une appréciation, se rapporte donc à une intention'" Ces deux principes sont très heureusement choisis en vue de la pratique, mais ils ne différencient en quoi que ce soit la catégorie du vrai de la catégorie de l'utile et d'un utile relatif, n'existant que dans son rapport à une intention variable et changeante, propre à faire surgir des décors et des épisodes sur la scène du monde, mais non pas à fonder une norme universelle, telle que l'idée de vérité au sens ancien l'implique. Or ce contenu ancien de l'idée de vérité les pragmatistes s'efforcent de le reconstituer par une voie qu'ils semblent croire nouvelle, mais qui n'est, a-t-on dit, qu'une résurrection des vieux procédés finalistes. Écoutons Schiller traitant du désaccord qui peut éclater entre divers ordres de la pensée relativement à l'utilité d'une proposition : " Idéalement et en principe, dit-il, ce désaccord quant aux buts qui doivent présider à l'appréciation d'une évidence quelconque peut toujours être aplani par un appel à la fin suprême qui unifie et harmonise toutes nos fins "6; et un peu plus loin : " Il est évident qu'ainsi comprise (au sens pragmatique d'utilité par rapport à une intention donnée) la vérité admet des degrés, qu'elle s'étend de l'humble vérité satisfaisant à une intention quelconque lors même qu'il s'agirait de l'humble intention présidant à quelque fin subordonnée, jusqu'à cet idéal ineffable de donner satisfaction á n'importe quelle intention et d'unifier tous les efforts "7; et plus loin encore : " De même que n'est pas vrai tout ce qui prétend l'être, de même n'est pas juste ou beau ce qui prétend l'être, alors qu'en fin de compte toutes ces prétentions sont jugées d'après les rapports qu'elles présentent avec cette parfaite harmonie qui est l'objet de notre aspiration finale8. " Il est permis de s'étonner qu'il soit possible de se recommander au point où le fait Schiller des doctrines de Protagoras pour résoudre les questions en termes aussi nettement platoniciens. C'est ainsi pourtant qu'on franchit le pas et que le pragmatisme, inauguré sous les auspices du plus strict positivisme, s'achève selon les rites d'une théologie médiévale. La vérité comme forme de l'utile s'y voit transmuée etl vérité logique, c'est le terme employé-par Schiller, par l'hypothèse d'une utilité métaphysique selon laquelle l'univers serait tributaire d'une norme suprême unifiant, comme l'hypothèse scientiste, tous les rapports qui s'y expriment en un système défini, ou tout au moins définissable. Une telle manoeuvre, par laquelle l'Instinct vital fait le simulacre de philosopher sous le masque de l'Instinct de connaissance, permettra à toute croyance morale de se réclamer de cette utilité générale, de mettre sur le compte du caractère inachevé de la science et du développement même de l'existence l'impossibilité actuelle de se justifier par ses conséquences; elle autorisera toute croyance à s'affirmer non plus comme un voeu individuel, mais l'intuition anticipant l'expérience en cours, comme un absolu, fanatiquement au nom de la Vérité, au nom de la destinée véritable de l'univers.


On a noté précédemment que la faute qui fait tomber parfois le rationalisme scientiste au rang d'une croyance est une faute contre le rationalisme; on voudrait montrer que c'est une faute contre le pragmatisme qui frappe d'une déchéance de même ordre les thèses pragmatistes les plus réputées.
Cette faute s'identifie avec celle qui fut commise par le Kantisme de la Raison pratique, doctrine qui, en fait, instaura le pragmatisme en ce qu'il a d'essentiel, l'affirmation du primat de l'action au sommet de la hiérarchie métaphysique, affirmation dont la règle plus expressément pragmatiste, selon laquelle les conséquences de l'action jugent seules l'action, ne peut être tenue que comme un corollaire, d'ailleurs inévitable. Or, impuissant à faire sortir de l'empirisme de l'action la majesté de la loi et dominé par le besoin de posséder un impératif absolu, le kantisme a rejeté et enfreint son principe à peine formulé par une manoeuvre dont il est malaisé d'être dupe, si l'on n'y est incliné par certaines préférences. Il a placé au-dessus de l'action, dont il venait de proclamer la primauté, la loi de l'action, il a substitué sous le manteau, au primat de l'action, le primat de la loi de l'action, opposant ainsi et super- posant aux lois de la raison pure dont il n'était pas possible de déduire la loi morale, non plus l'empirisme de l'acte, mais une loi inventée de toutes pièces, restaurant le dogmatisme intellectualiste qu'il avait semblé proscrire au nom de l'empirisme de l'action. C'était renverser exactement les termes, tirer un oui d'un non, avec le souci de conserver auprès des esprits qui se piquent de philosophie le bénéfice de la première attitude. Les pragmatistes comme William James et comme Schiller accomplissent la même manoeuvre lorsque, proclamant eux aussi, le primat de l'action, ils n'ont rien de plus pressé que de déduire d'une finalité métaphysique attribuée à l'univers, hors de toute licence et par un postulat d'intellectualisme entièrement dogmatique, non pas sans doute, et figurée de
pied en cap, la loi déterminée de l'action, mais l'affirmation de l'existence de cette loi.
Telle est l'infraction essentielle au principe fondamental du pragmatisme que commettent les représentants du pragmatisme américain et anglais pour laisser place à l'hypothèse d'une conception de l'existence en fonction d'une finalité morale. Ils laissent entendre qu'une expérience totale fonderait une loi universelle qui existerait déjà en puissance au sein de l'évolution actuelle du monde.
Ils commettent une seconde infraction moins voyante peut-être, mais non moins réelle et non moins grave par ses conséquences à l'égard d'un autre principe essentiel du pragmatisme, à l'égard de la maxime selon laquelle la valeur d'une assertion a pour mesure son efficacité. Ils entrent en effet en contradiction avec cette maxime lorsqu'ils tentent d'ébranler la solidité des principes que Kant nommait a priori, lorsqu'ils tentent de discréditer ces éléments constants de l'expérience psychologique dont l'utilité fondame ntale et à tout instant évidente, à tout moment démontrée par ses conséquences, ne consiste en rien moins que dans le fait de donner à tous les autres éléments de l'expérience la forme d'un univers en les contenant dans les cadres d'un même système de relation. Une réalité conçue hors du temps et de l'espace n'aurait, ainsi qu'on l'a noté déjà, aucun point de contact avec celle que nous connaissons. Il suit de là que si le temps et l'espace ne possèdent pas un en soi objectif absolu en raison de quoi ils seraient des propriétés inhérentes à toute forme d'existence quelle qu'elle soit, ils sont les soutiens indispensables du monde que nous con- naissons, de la représentation cosmique dans laquelle nous sommes acteurs et spectateurs, au sein de laquelle nous spéculons, en sorte que tout raisonnement sur la nature des choses fait en dehors de ces notions aurait trait à un monde dont nous ne ferions pas partie. C'est en vain que quelques pragmatistes croient pouvoir opposer à l'utilité primordiale de ces notions la possibilité de conceptions de l'espace à deux, quatre ou n dimensions et invoquent la cohérence parfaite des géométries de Riemann et de Lowstchewski. Ces constructions n'ont trait qu'à l'usage pratique et fondé sur des conventions, que nous faisons de la notion d'espace; elles n'ont de signification que dans les limites de cette notion, elles nous per- mettent, dans l'intérieur de cette notion, d'atteindre, par des moyens qui seuls différent., par un symbolisme, par un système de signes dissemblables, par un autre détour, la même réalité sensible. Ceci pour en venir à formuler que, selon le critérium d'utilité du pragmatisme, les propriétés du temps et de l'espace assument en fait- et dans la pratique un caractère de nécessité aussi inéluctable par rapport au monde sur lequel nous spéculons que s'il s'agissait d'une nécessité absolue. L'expérience à leur égard est irréversible, en sorte qu'aucune réalité ne peut se développer dans le système d'existence dont nous dépendons qui entre en contradiction avec elles ou qui en fasse abstraction. Elles fixent les règles du jeu qui se joue clans l'existence. En dehors d'elles c'est un autre jeu sans rapport concevable avec celui-ci. Ou le critérium de l'utile comme mesure du vrai n'a pas de signification et le pragmatisme alors n'en a pas non plus lui-même, ou c'est une lourde faute contre le pragmatisme que de mettre en question la valeur, au point de vue du vrai, de quelques éléments sur lesquels repose la possibilité des relations que nouent entre eux tous les autres et dont l'ensemble compose notre univers.
Le point (le vue que l'on a exposé au cours de cette étude attribue théoriquement aux sciences mathématiques et logiques toute la solidité et toute la sûreté dont témoignent pratiquement les applications que l'on déduit de leurs principes. Il ne fait pas obstacle, et précédemment on a insisté sur cette conséquence, à ce que des qualités nouvelles et même imprévisibles apparaissent dans le jeu de l'existence; il impose seulement à cet essor la limite du principe de contradiction, stipulant qu'il ne saurait se produire hors des conditions parmi lesquelles s'est développé le monde que nous connaissons. Il ne s'agit donc point, faut-il le répéter? d'immobiliser l'existence à la façon des scientistes en la traitant comme un tout donné dont on pourrait sub vitro et comme en vase clos déduire toute l'ordonnance, mais il s'agit de déterminer les points où se produit le mouvement par lequel elle échappe aux liens d'une connaissance intégrale et les points rixes, les rythmes cons- tants par lesquels elle demeure un univers et conserve le minimum de cohérence indispensable pour que les phénomènes dont elle se compose puissent être embrassés par une même vision. Or les pragmatistes, rompant avec les principes du pragmatisme, ont précisément, pour donner gain de cause à l'intention spiritualiste qui les guide, inverti exactement les termes du problème : ils ont situé la possibilité du mouvement dans le domaine de la constance, celui de la logique et de la mathématique. Ils ont situé la possibilité d'un fait d'unification et d'universalisation dans le domaine de l'incertain, du remous, de la lutte hasardeuse entre des éléments contraires, d'une lutte dont le résultat, seule sanction de la valeur, aux termes du pragmatisme, peut toujours être remis en question, peut toujours être infirmé par un résultat nouveau.
Ce n'est donc ni le pragmatisme ni la science que l'on a pré- tendu mettre en cause et critiquer au cours de cette étude, mais bien au contraire les déductions contraires aux principes du pragmatisme ou aux principes de la raison que, d'une part, les philosophes pragmatistes les plus considérables et, d'autre part, quelques philosophes rationalistes plus avides de posséder des certitudes que de connaître dans les limites de la connaissance possible, tirent des uns ou des autres de ces principes.
Le pragmatisme proclame à juste titre le primat de l'action, mais les pragmatistes, en imaginant un finalisme dont l'accomplissement sanctionnerait une forme unique de l'action, rivent sur l'acte la chaîne de la loi. Ils voudraient que dans le domaine moral certaines expériences fussent jugées bonnes et nommées des vérités parce qu'elles réussiraient; ils ne veulent pas s'apercevoir que la durée est la seule mesure objective du succès et que nous ne pouvons précisément jamais la posséder toute, qu'elle nous échappe par sa seule définition, qu'elle est grosse, ceci, M. Bergson l'a bien vu, d'avatars imprévisibles impliquant pour les éléments qu'elle entraîne dans son cours, la possibilité d'interversions dans les rapports de puissance qui existent entre eux. Ils voudraient par contre mettre en échec le caractère constant des principes de la raison et ils ferment les yeux à cette évidence que la connaissance logique, qui est, comme tout le reste, une création arbitraire de l'action, vaut pour tout le reste, est, pour tout le reste, d'une utilité qui ne se dément jamais, d'une utilité qui a pour nous la valeur d'une n
écessité, en sorte que, selon les principes d'évaluation du pragmatisme, elle serait seule à mériter le nom de vérité.
Les scientistes qui se disent, qui se croient des rationalistes pèchent contre les principes de la raison en voulant étendre les applications de ces principes au-delà du domaine de la relation dans lequel ils s'avèrent valables. Ils se réclament de l'expérience et prétendent soustraire à la genèse de l'expérience la formation des principes de la raison. Or à qui ne se départit pas du point de vue d'un pur empirisme, il apparaît que les règles de la raison sont elles-mêmes le produit d'une expérience, d'une évolution active qui engendre à la fois des objets et des formes de connaissance et nous impose, en même temps que les réalités qu'elle invente, l'angle sous lequel nous les percevons. L'empirisme rationaliste est donc amené à reconnaître dans l'irrationnel, soit, dans quelque chose d'antérieur à la raison, dans l'arbitraire de l'action pure, la genèse de la raison. Il est amené à conclure que le mouvement créateur qui engendre le monde phénoménal dans la relation de l'être au connaître et de l'objet au sujet échappe aux lois qu'il crée, en sorte que nous ne possédons dans la somme des principes logiques aucun moyen de le limiter, de l'évaluer, de lui fixer une direction ni une fin.
Le dernier mot du rationalisme empirique est donc de conclure au pragmatisme, au primat de l'acte, de même que le dernier mot du pragmatisme est de reconnaître dans le fait de conscience, avec les moyens qui le rendent possible et l'ordonnent, c'est-à-dire avec les formes de l'intuition et les principes de raison qui en dérivent, la conséquence essentielle et irréversible en laquelle se résout, dans le système de relations dont nous sommes parties, l'énergie de l'acte créateur. Ainsi la question se résout en un compromis entre le pragmatisme et l'intellectualisme se limitant, se définissant et se supportant l'un l'autre.
Par delà ces conclusions où les deux thèses qui semblaient adverse s manifestent leur identité, la croyance scientiste et la croyance pragmatiste, que l'on a mises en cause au cours de cette étude, apparaissent comme des schismes à l'égard des doctrines dont l'un et l'autre se réclament. Elles conservent ce caractère commun qu'elles relèvent à des degrés divers et avec des nuances, d'ailleurs assez tranchées, de la catégorie d'une sensibilité ancienne, aspirant encore à la certitude, à la possession d'une connaissance intégrale qui réaliserait à l'égard du tout l'adxquatio intelleclus et rei. La fréquence de cette aspiration sous cette double forme impose cette constatation : à savoir, que la sensibilité est rétrograde, qu'elle n'est pas actuellement au ton de l'intelligence scientifique. C'est ce qui sonne faux dans la philosophie contemporaine, dans la meilleure. Elle a pour idéal de tout savoir, elle ne soupçonne guère encore l'existence d'une sensibilité nouvelle dont le voeu est d'avoir toujours à savoir.

1.Les conclusions de ce livre seront rationalistes, intellectualistes, plus pré- cisément elles seront scientistes pour emprunter à certains adversaires un barbarisme expressif. " (Abel Rey, La philosophie moderne, Flammarion, p. î9.)

2-La philosophic moderne.

3-Les raisons de l'Idéalisme, p. 180.

4-Éludes sur l'Humanisme, p. 199, Alcan.

5- Ibid., p. 197.

6-Études sur l'humanisme, p. 201 (1f. Alcan).

7-Ibid., p. 204,

8- Ibid., p. 206.

Autres articles associés à ce dossier




Articles récents