René Dubos (1902-1982)

Jacques Dufresne

Penser globalement, agir localement.» René Dubos est l’auteur de cette maxime universellement connue. C’est en tant que microbiologiste des sols, écologiste de l’humus, pourrait-on dire, que Dubos fut invité (1927) à l’Institut Rockefeller pour participer à la recherche sur les antibiotiques. On cherchait alors une substance capable de détruire l’enveloppe de polysaccharides protégeant la bactérie à l’origine de la tuberculose .Si une telle substance n’existait pas dans la nature, pensait Dubos, la bactérie nocive aurait recouvert toute la planète. C’est ce raisonnement d’écologiste qui l’a mené à la découverte du premier antibiotique, la gramicidine, destinée aux animaux. Quelques années passent et voilà que le même homme, à partir des tribunes dont il disposait dans la presse et la télévision américaine, participe avec Rachel Carson au lancement de l’écologie populaire : en s’indignant publiquement contre le fait que l’industrie automobile dépense des millions pour trouver une peinture qui résiste aux effets des gaz d’échappement, plutôt que de tenter de protéger les poumons humains contre ces mêmes gaz. C’est le même René Dubos aussi qui, en 1972, co-présida avec Barbara Ward, le Sommet de Stockholm, le premier d’une série de rencontres internationales sur le développement durable dont les suivantes eurent lieu à Nairobi (1982), Rio (1992), Johannesburg (2002) et Rio+20 (2012).

 

LA TERRE A BESOIN DES HOMMES

«La terre a besoin des hommes.» C’est cette phrase qui résume le mieux la pensée de Dubos. Il admirait la nature sans l’idéaliser. Plus qu’à la nature sauvage, il était attaché aux paysages que l’homme a créés en composant avec elle.

«Il me faut affirmer immédiatement que je ne crois pas à la perfection des systèmes naturels, même guidés par l'évolution darwinienne. […] Je reconnais, il va sans dire, qu'un environnement abandonné à lui-même tend à évoluer vers un état d'équilibre dans lequel la plupart de ses produits sont constamment recyclés. Mais l'établissement d'un tel équilibre n'est pas la preuve que la nature, dans sa sagesse, ait trouvé la meilleure solution possible pour le système écologique en question. La célèbre formule des écologistes américains "Nature knows best" est une profession de foi quasi religieuse plutôt qu'une loi fondamentale de l'écologie. Ce que dénote le mot "nature" dans cette soi-disant loi, est simplement un état créé au cours des phénomènes évolutifs qui, par diverses rétroactions, arrivent à établir un système de rapports plus ou moins cohérent entre les composantes d'un écosystème donné. La persistance d'un tel système ne prouve pas sa qualité, mais seulement qu'il contient en lui-même les conditions nécessaires et suffisantes à son existence. Rien ne prouve que la solution naturelle soit nécessairement la meilleure solution, et en fait je crois avec la plupart des humains que l'intervention humaine peut engendrer des systèmes écologiques plus diversifiés, plus intéressants et même plus produc tifs que ceux établis à l'état sauvage.» Conférence prononcée en France le 28 juin 1978( ?) à l’occasion d’un colloque organisé par M.Guy Reinaud pour la compagnie ICI.

LE GÉNIE MÉDITERRANÉEN

Aussi, même s'il ne fait aucun doute que l'homme a endommagé le métabolisme de l'eau et appauvri le sol en détruisant les forêts du monde méditerranéen, il est également certain que le déboisement a permis au paysage d'exprimer certaines de ses qualités, cachées jusque-là par la densité de la forêt. Plus important, le déboisement a révélé l'architecture sous-jacente de la région et, qui sait, favorisé l'essor de la pensée humaine.

Le génie méditerranéen exige peut-être en effet, pour s'exprimer pleinement, la double présence des sources fraîches dans les bois sacrés malgré tout préservés, et de la lumière éclatante baignant tout à la fois une végétation avide de soleil et la roche dénudée. Ainsi pour moi se décante une évidence : l'écologie devient une science plus complexe, mais combien plus intéressante, si l'on voit dans les aspirations humaines une compo¬sante indissociable du paysage. Courtisons la terre, Stock 1980, p.24

 

 

Arcadie: rapport parfait avec la nature imaginé par Virgile.

Jacob Philippe HACKERT, Paysage d’Arcadie, 1805, Alte Nationalgalerie, Berlin.

 

 

CES ÉCOLOGISTES APPELÉS MOINES

A ses yeux, pour ce qui est de l’Occident tout au moins, ce sont les moines, les bénédictins , les cisterciens surtout qui ont le mieux su combiner l’idéal humain de beauté et la vie de la nature dans sa variété. Saint Bernard, le grand constructeur de monastères, admirait les chênes et les hêtres.

SAINT-BENOIT

Lorsque Saint Benoît créa, au cours du 6ième siècle, le premier grand monastère de l'Europe Occidentale - au Mont Cassin, en Italie - il décida que les moines ne devraient pas seulement prier Dieu, mais devraient aussi travailler; de plus il recommanda que les monastères se suffisent à eux-mêmes. Dans ce but, les moines bénédictins développèrent une grande habileté concernant l'agriculture et l'architecture. Ils apprirent à gérer leurs biens selon des principes écologiques essentiels, de sorte que leur terre conserva sa productivité en dépit d'une exploitation intense et ainsi, permit, pour très longtemps, de fournir au monastère les produits alimentaires, les matières premières pour l'habillement, et la richesse. Les moines développèrent également un type d'architecture convenant à la fois à leurs activités religieuses et séculières, mais également adaptée au type de pays dans lequel ils vivaient; l'architecture bénédictine a ainsi fait preuve d'une telle beauté fonctionnelle qu'elle constitue une des réalisations essentielles des premières époques de la civilisation médiévale.

L'ordre bénédictin a montré une telle réussite, au cours du Moyen Âge, qu'il a érigé de nombreux monastères dans presque toute l'Europe, et par voie de conséquence, a largement contribué à la création de l'agriculture et des paysages européens - sous la forme que nous connaissons de nos jours. Le génie des lieux : Le Génie des lieux :http://agora.qc.ca/documents/rene_dubos--le_genie_du_lieu_par_rene_dubos

 

LES CISTERCIENS

Bien plus influente, considéré sous cet angle, fut la branche cistercienne de l'ordre bénédictin qui établit ses monastères au sein des vallées boisées des rivières et dans les marais. Les Cisterciens devinrent rapidement maîtres dans l'art du drainage, développèrent l'usage de la force motrice de l'eau et transformèrent des forêts, où régnait la malaria, en terres habitables et fertiles. Ils acquirent une telle renommée dans la maîtrise de la malaria, qu'un Pape leur confia la responsabilité d'assécher la Campagna Romana.

La transformation par les moines bénédictins, des forêts en fermes ne représente qu'un des exemples historiques qui pourrait être cité pour illustrer que l'homme dispose d'une grande latitude pour modeler la face de la Nature. Avant l'ère chrétienne, les populations celtiques de la Grande Bretagne vivaient pratiquement exclusivement sur des plateaux calcaires, tel que la Plaine de Salisbury - vraisemblablement parce que les emplacements bas et boisés, étaient inhospitaliers et trop difficiles à cultiver. Â l'opposé les Romains et ensuite les Saxons, qui disposaient d'une technologie plus élaborée, réussirent à coloniser les vallées boisées de la Tamise et de la sorte préparèrent le terrain pour l'un des plus grands centres de la civilisation. La partie hollandaise de la Pennsylvanie nous fournit un exemple frappant du fait que les terres, issues de la forêt, ne pouvaient être longtemps maintenues dans un état sain et productif. De la sorte, la transformation de la terre par l'homme n'a pas nécessité d'être destructrice; en réalité, dans de nombreux cas, cela a représenté un acte créatif. Le génie des lieuxhttp://agora.qc.ca/documents/rene_dubos--le_genie_du_lieu_par_rene_dubos

LA CRISE ECOLOGIQUE ACTUELLE

La crise écologique, que traverse notre époque, n'a rien à voir avec la tradition judéo-chrétienne mais vient plutôt de la tendance qui prévaut dans le monde entier, d'utiliser les terres et l'eau, les montagnes et les estuaires en vue de profits économiques à courte vue. La solution à la crise économique ne sera pas trouvée par une marche en arrière de la civilisation technologique, mais plutôt par sa transformation éclairée, fondée sur une compréhension écologique. Nous devons apprendre à reconnaître les limites et les potentialités de la terre et à la traiter de telle façon qu'elle reste un lieu enviable et productif pour la vie humaine.
Dans une conférence donnée en 1970 à Berkeley, sous le thème «Le génie des lieux», René Dubos a remis les choses et les idées à leur juste place à ce propos :

«De nombreux peuples, hors de la tradition judéo-chrétienne, ont, eux-mêmes, été impitoyables vis-à-vis de la nature, en de multiples occasions - alors même que la Bible n'avait pas encore été écrite. L'érosion, conséquence de l'activité humaine, s'est manifestée dans la Chine ancienne et a certainement causé la fin de la civilisation de Teotihuacan dans l'ancien Mexique. Platon a explicitement exprimé, dans son dialogue Critias, sa croyance que l'érosion en Grèce était survenue, bien avant son époque - et avait pour cause la déforestation et un sur-pâturage. Les alignements majestueux de cèdres et de cyprès au Liban ont été massivement exploités non seulement par Salomon mais également par les rois assyriens et les empereurs romains. […]

La civilisation judéo-chrétienne ne s'est montrée ni meilleure ni pire que les autres, dans ses rapports avec la nature. Tout au long de l'histoire, les hommes ont déstabilisé l'équilibre écologique, d'une façon quasiment générale, par ignorance et essentiellement parce qu'ils s'étaient sentis plus concernés par un profit immédiat que par des objectifs à long terme. Les chèvres ont aidé de façon considérable les êtres humains à survivre car elles possédaient l'aptitude à tirer de la nourriture de terres arides; mais très vraisemblablement elles ont contribué, sans doute bien plus que les bulldozers modernes, à la destruction des terres et à l'accroissement de la désertification. ( Le génie des lieux.)

La résilience

On observe des phénomènes de restauration analogues dans les pays tropicaux. Quand la guerre Corée prit fin en 1953, on décida de créer une zone démilitarisée (la D.M.Z.) de quatre kilomètres de large entre la Corée du Nord et la Corée du Sud. Cette zone était alors un territoire absolument ravagé, criblé de trous d'obus et de bombes ; elle est aujourd'hui un des plus riches refuges d’animaux de l'Asie. Les rizières en terrasses se sont transformées en marais où nichent les oiseaux aquatiques ; les anciens pièges destinées aux chars sont recouverts d'herbe et abritent des lapins ; des troupeaux de petits cerfs d'Asie se réfugient dans less épais fourrés. Le tigre et le lynx de Corée prolifèrent dans les régions montagneuses de.l'est duu pays. Les oiseaux prospèrent dans toute la zone démilitarisée où ils sont hors d'atteinte ou presque des fusils ; les faisans sont si dodus qu'ils ont du mal à s'envoler ; on y a récemment aperçu des ibis du Japon, une espèce particulièrement rare. Courtisons la terre, Stock 1980, p.71

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