Nouvelles vues sur la socio-psychologie de la prison

Henri F. Ellenberger
On sait combien les effets de l'emprisonnement se révélèrent différents de ce qu'en attendaient les promoteurs de la grande réforme judiciaire et pénale de la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle. L'emprisonnement cellulaire prolongé détermina des psychoses carcérales, mais le système d'emprisonnement en commun produisit trop souvent des effets déplorables d'un autre ordre : on vit s'installer le gouvernement des prisonniers par les plus pervers, le règne des "caïds", avec le prétendu "code de la prison", l'homosexualité généralisée, et c'est ainsi que la prison devint, comme on l'a dit, "l'Université du crime, avec les récidivistes comme professeurs et le casier judiciaire comme diplôme".

    Le problème est donc celui-ci : la prison est-elle une institution intrinsèquement nocive, ou peut-elle devenir une institution de traitement ?

    Pour résoudre ce difficile problème, deux voies d'approche sont possibles, qui d'ailleurs ne s'excluent pas. Ou bien introduire directement des réformes et en observer les conséquences. Ou bien faire d'abord une étude scientifique de la prison, pour en isoler les éléments négatifs de façon à pouvoir les éliminer et les remplacer par des éléments positifs, si possible thérapeutiques.

    L'étude scientifique de la prison n'est pas nouvelle et a été abordée de bien des manières. Je voudrais passer en revue rapidement trois voies d'approche pour cette étude : les méthodes empiriques, l'étude comparée de la prison avec les autres milieux fermés et l'étude écologique basée sur les notions acquises par la psychologie comparée du comportement animal et humain.

    Les méthodes empiriques

    La méthode la plus ancienne, sans doute, est celle de la description subjective. Nous possédons des lettres, des journaux intimes, et des ouvrages écrits par des criminels ou des non-criminels pendant leur séjour en prison, ainsi que des autobiographies et des souvenirs rédigés après leur libération. Malgré l'intérêt qu'ils présentent, ces documents doivent être utilisés avec précaution, car les expériences décrites sont celles d'un petit nombre d'individus et ne reflètent pas nécessairement celles de leurs compagnons de captivité.

    Une deuxième méthode est celle des descriptions objectives. Un ancien directeur de prison, un aumônier, un médecin, décriront les observations qu'ils auront faites dans l'accomplissement de leur tâche, ou les conversations qu'ils ont eues avec les prisonniers. Mais ces descriptions ne sont pas toujours exemptes d'un élément d'impressionnisme.

    Une autre méthode clinique est celle des études longitudinales. On étudie l'histoire de la carrière criminelle, ou mieux encore l'évolution de la personnalité toute entière, avant, pendant et après l'incarcération.

    Viennent ensuite les études systématiques effectuées par des spécialistes de certaines disciplines scientifiques. Les psychiatres, tout d'abord, ont minutieusement décrit et classé les psychoses carcérales. Malheureusement ils se sont surtout intéressés aux cas les plus graves, et ce n'est qu'à une époque récente que l'on a commencé à étudier les modifications lentes et insidieuses des habitudes et de la vie émotionnelle qui marquent le début de ce qu'on a appelé la "prisonnisation" ou la "carcérisation".

    De leur côté, les sociologues ont abordé l'étude des relations inter-humaines dans le milieu carcéral. Ils ont analysé la sociologie du milieu carcéral en général, et certains phénomènes particuliers tels que les émeutes de prison.

    Ces diverses études empiriques ont certainement une grande valeur, mais elles ne couvrent qu'une partie du problème. Leur intérêt est surtout de fournir des matériaux pour une synthèse ultérieure.

    L'étude comparée de la prison avec d'autres milieux fermés

    Ici, l'étude de la prison est considérée comme un cas particulier d'une étude plus générale, celle des milieux fermés, et elle est éclairée par celle-ci.

    On entend par "milieux fermés" tous ceux où existe une barrière difficile à franchir (sinon infranchissable) entre le milieu intérieur et le monde extérieur, tant pour y entrer que pour
    en sortir. Parmi ces milieux, on comprend généralement les monastères, les hôpitaux généraux, les hôpitaux spéciaux (notamment les hôpitaux psychiatriques et les sanatoria pour tuberculeux pulmonaires), les orphelinats, les asiles de vieillards, les camps de prisonniers de guerre, les camps de concentration, et naturellement aussi les prisons et pénitenciers. L'étude de chacun de ces milieux a fait de grands progrès au cours des deux ou trois dernières décennies, mais nous sommes moins avancés lorsqu'il s'agit d'en établir une théorie générale. Une telle étude se propose de décrire les réactions psychiques, favorables ou défavorables, qui apparaissent à la suite d'un séjour dans chacun des divers types de milieux fermés, et de comparer ces réactions; de dégager, si possible, les dénominateurs communs des réactions ainsi observées dans ces divers milieux et enfin d'isoler les facteurs qui concourent à produire ces réactions, et de déterminer les effets spécifiques de chacun de ces facteurs.

    Le psychologue qui entreprend une étude de ce genre se trouve en présence d'une variété extraordinaire de manifestations et de réactions. Deux erreurs doivent être évitées. L'une serait de renoncer à trouver des dénominateurs communs à travers le polymorphisme des réactions psychiques. L'autre consisterait à généraliser à partir d'un seul type d'institution, ou même d'un seul établissement particulier. Cette erreur a malheureusement été commise maintes fois, d'où les singulières contradictions que l'on rencontre dans les opinions d'auteurs également distingués. Pour n'en donner qu'un exemple, le psychiatre américain Sullivan avait coutume de dire que l'hôpital psychiatrique était "diaboliquement organisé pour rendre la maladie mentale incurable". Esquirol, en revanche, déclarait : "Un asile d'aliénés est un instrument de guérison entre les mains d'un médecin habile; c'est l'instrument le plus puissant dont nous disposons pour le traitement des maladies mentales". Apparemment, Esquirol et Sullivan n'avaient pa


    s en vue le même genre d'institution psychiatrique !

    Ce serait sortir de notre sujet que d'esquisser un tableau, même partiel, des réactions psychiques résultant du séjour dans les divers milieux fermés. Qu'il nous suffise de dire que les données en notre possession sont suffisamment nombreuses pour que des essais de synthèse aient pu être tentés, comme le montre le livre d'Erwin Goffmann, Asylums. Malheureusement, cet auteur s'est laissé impressionner par un certain type d'hôpital psychiatrique despotique et arriéré dont il a fait le modèle, non seulement de tous les hôpitaux psychiatriques, mais de tous les milieux fermés sans exception. C'est ainsi que Goffmann a décrit comme propriétés constantes de tous les milieux fermés un certain nombre de traits négatifs qui, en réalité, n'en sont que des aspects inconstants, liés à certaines variables.

    Cette remarque nous amène précisément au problème essentiel de l'étude comparée des milieux fermés, à savoir la recherche de corrélations entre un certain nombre de variables et les réactions psychologiques des individus qui séjournent dans ces milieux. Ces variables sont assez nombreuses, mais parmi elles, quatre nous semblent être d'une importance particulière : le genre d'individus qui sont maintenus dans un des milieux fermés, le but que se propose l'institution, la nature du système administratif, la durée du séjour. Nous allons les passer brièvement en revue.

    La première, et peut-être la plus importante de toutes les variables, consiste dans le type d'individus qui se trouvent dans un milieu fermé, et dans leur mentalité particulière. C'est ainsi qu'on s'attendra à trouver une élite religieuse et morale dans les monastères, des malades mentaux dans les hôpitaux psychiatriques, des criminels dans les prisons, et cette sélection expliquera largement les différences dans les réactions de comportement que l'on observera dans les divers types de milieux fermés. La mentalité spécifique des individus maintenus dans un milieu fermé tend à créer spontanément une forme de subculture spécifique pour ce milieu. C'est ainsi que l'on a décrit la "culture aliénante" des hôpitaux psychiatriques, la "culture carcérale" des prisons, etc. La meilleure preuve en est dans le fait que l'atmosphère du lieu subit des modifications lorsque un nouveau type d'individus y est introduit. Nehru raconte dans ses Mémoires comment lui et un groupe de prisonniers politiques, tous intellectuels émi


    nents, organisèrent une sorte d'université dans la prison où ils avaient été enfermés et s'instruisirent les uns les autres. La subculture carcérale avait été ainsi transformée en une subculture académique. C'est aussi la raison pour laquelle nous ne partageons pas l'opinion de certains auteurs américains qui rendent la prison elle-même responsable de l'existence du "prison code". Mais cela nous fait voir aussi que pour transformer l' "Université du Crime" en un établissement de resocialisation, il faut créer une contre-culture thérapeutique, ce qui implique un effort immense de la part d'un personnel nombreux et d'élite.

    La deuxième variable consiste dans le but de l'institution, qui n'est pas toujours le même pour chaque type d'institution. Tel a été le cas pour l'hôpital psychiatrique; autrefois destiné à protéger la société contre les fous dangereux, et par extension aussi a protéger les fous contre eux-mêmes, il s'est assigné ensuite la tâche de soigner, et plus tard enfin celle de guérir les malades mentaux. De même, la prison a été un lieu traditionnellement voué au châtiment et à l'intimidation des criminels, et ce n'est qu'à une époque récente que l'idée est venue qu'on pourrait en faire un instrument de rééducation et de resocialisation. Mais il est évident que tout changement dans le but d'une institution implique des modifications structurales et fonctionnelles importantes, et c'est cela qui décidera si, par exemple, l'hôpital psychiatrique sera "une institution diaboliquement organisée pour rendre la maladie incurable" (comme disait Sullivan) ou "un instrument de guérison" (comme disait Esquirol), et si la prison


    sera "l'Université du crime" ou une "école de resocialisation".

    La troisième variable consiste dans la nature du système administratif. Dans les hôpitaux psychiatriques, on observe une différence capitale, suivant que l'établissement est gouverné de façon despotique ou paternaliste. Dans le premier cas, on aura un établissement de type "fosse aux serpents", avec une aggravation marquée des symptômes psychotiques. Dans le second cas, les malades seront plus heureux, mais beaucoup d'entre eux chercheront à s'enraciner. Dans les prisons, une discipline rigide produira davantage de psychoses carcérales, un système libéral moins de psychoses mais davantage de désordres caractériels.

    Comme quatrième variable, retenons la durée du séjour dans le milieu fermé. Quelle que soit la nature du milieu fermé, les réactions de comportement des individus qui y sont enfermés varieront beaucoup suivant la durée du séjour. Souvent, un court séjour se solde par un effet favorable, alors que la prolongation du séjour est suivie, tôt ou tard, d'une inversion de cet effet. Certains prisonniers de guerre, qui n'avaient passé que trois ou quatre semaines dans un camp de prisonniers, affirmaient qu'ils avaient ressenti cette période comme une expérience utile, mais il était loin d'en être de même pour leurs camarades qui y passèrent quatre ou cinq ans. Pour ce qui est de la prison, nous manquons malheureusement de recherches systématiques sur la durée que devraient avoir les courtes peines pour garder leur effet favorable, là où il se produit.

    Parmi les autres variables, il faut citer surtout la conservation d'un contact avec le milieu extérieur, la qualité du personnel, la réputation de l'établissement au dehors, le nombre des individus maintenus, la densité de la population, l'architecture de l'établissement, etc.


    L'étude de la prison au moyen de l'étude comparée des divers milieux fermés est encore à peine ébauchée, mais l'on est en droit de prédire qu'elle fournira une base scientifique solide pour aider à résoudre le problème que nous avons en vue.

    Nous croyons cependant qu'une aide de caractère encore plus direct pourra être fournie par la méthode écologique.

    La méthode écologique

    La méthode écologique, telle que nous la comprenons, repose essentiellement sur une psychologie comparée des instincts. Tout en restant conscient des différences qui existent entre l'homme et les animaux, nous voulons essayer de considérer l'homme en tant qu'espèce animale ayant des caractéristiques biologiques en commun avec les vertébrés supérieurs.

    On sait comment la psychologie animale a été révolutionnée au cours des trois ou quatre dernières décennies par les études d'éminents chercheurs tels que Tinberghen, Lorenz, Hediger, Grzimek, et bien d'autres. Les découvertes de ces chercheurs ont non seulement renouvelé la psychologie animale, mais nous ont permis de mieux comprendre certains côtés obscurs de la psychologie humaine.

    Il s'agit donc de comparer les instincts communs à l'homme et à l'animal, puis d'étudier ce que ces instincts deviennent dans la captivité. Les principaux instincts sont ceux de conservation, de nutrition, de possession de territoire, de domination et de subordination, de reproduction. On ne perdra pas de vue le fait que les instincts peuvent se suppléer, se renforcer, s'inhiber réciproquement, ou parfois entrer en conflit les uns avec les autres.

    Que deviennent ces instincts dans les conditions de la captivité ? Nous ne pouvons ici que les passer en revue très sommairement.

    L'instinct de conservation comprend deux aspects : la recherche du nid et la tendance à la fuite. Tout animal a tendance à se chercher un endroit où il se sente en sûreté, où il puisse dormir et se réfugier s'il est malade. Dans l'espèce humaine on l'observe distinctement surtout chez le jeune enfant, chez les gens âgés, chez les malades chroniques des hôpitaux psychiatriques, et dans les prisons même où quelque chose de semblable peut se produire. Le poète Ernst Toller, qui décrivait de façon pathétique les misères de sa captivité, dut un jour quitter sa cellule pour aller à l'hôpital; au retour, il écrivait à un correspondant, avec surprise, qu'il avait éprouvé un soulagement à retrouver sa vieille cellule accoutumée.

    Le deuxième instinct de conservation est l'instinct de fuite, celui qui a la priorité sur tous les autres dès que l'animal est en danger. Les psychologues d'animaux ont distingué la "distance de fuite" et la "distance critique". La distance de fuite est la distance à laquelle un animal prend la fuite devant un ennemi présumé. La distance critique est la distance, beaucoup plus courte naturellement, à laquelle l'animal cesse de fuir, se retourne et passe à l'attaque. Dans l'espèce humaine ces attitudes se retrouvent au sens propre comme au sens figuré. Le paranoïaque, qui se croit persécuté par des ennemis puissants et dangereux, réagit d'abord par la fuite, souvent quitte son lieu de résidence et se rend dans un autre endroit où il se sentira en sûreté. Toutefois, si le moment vient où il se croit sous le coup d'une attaque imminente, notre patient passe alors brusquement à la contre-attaque, c'est-à-dire se retournera contre son ennemi présumé pour le tuer. Le crime paranoïaque se produira au moment où la "d


    istance critique" a été franchie (tout au moins dans l'esprit du sujet). De même, un prisonnier peut se sentir ou se croire menacé, soit par l'appareil administratif, soit par les gardes, soit par ses compagnons. Il réagira quelque temps par la fuite au sens figuré, c'est-à-dire en se cachant, en s'isolant, en évitant toute occasion de conflit; mais soudain, au-delà du seuil critique, il peut passer à l'attaque, c'est-à-dire devenir agressif contre quelqu'un, ou encore tourner son agressivité contre lui-même sous forme de suicide.

    Mais plus encore que l'instinct de conservation, ce sont l'instinct de territorialité et l'instinct de domination et soumission qui dominent l'écologie carcérale.

    On sait aujourd'hui qu'un mammifère supérieur qui ne vit pas en bande a tendance à s'approprier un morceau de terrain qu'il s'attribue à lui seul (ainsi qu'à sa femelle et à ses petits) et dont il expulse impitoyablement tous les intrus. L'étendue de ce territoire est une caractéristique spécifique pour chaque espèce. L'animal qui s'approprie un territoire accomplit une sorte de cérémonial dont la nature varie d'une espèce animale à l'autre, et qui consiste essentiellement en l'apposition de "marques de propriété". L'animal de même espèce qui s'approche perçoit ces marques de propriété et s'éloigne, s'il ne veut pas entrer en lutte avec le propriétaire du lieu. L'animal expulsé de son territoire cherche à se procurer un nouveau territoire.

    La notion de territoire, appliquée à la psychiatrie, a permis d'expliquer ce fait paradoxal que certains malades guéris "s'enracinent " dans l'asile, refusent d'en sortir. D'après le point de vue écologique, un tel patient a adopté un "territoire" dans l'hôpital. Lorsqu'on le fait sortir de l'hôpital, ce malade se trouve dans une situation comparable à celle de l'animal dépossédé de son territoire et qui n'en a pas encore acquis un nouveau. La notion écologique de territoire a permis de comprendre la raison profonde de divers autres symptômes, jusque-là incompréhensibles, observés chez les vieux malades d'asile. Nous verrons tout à l'heure l'intérêt de cette notion pour l'écologie carcérale.

    Nous passons maintenant à un autre instinct fondamental, l'instinct de domination et de subordination, qui s'exprime par la constitution spontanée d'une hiérarchie à l'intérieur d'un groupe. Dans tout groupe de mammifères ou d'oiseaux de même espèce s'établit spontanément une hiérarchie sociale. Au sommet se place l'animal le plus dominateur, l'"animal alpha", qui prend la meilleure part de la nourriture, de la place, des femelles, qui exige de tous les autres certains gestes de soumission et n'en accorde à aucun autre. Immédiatement après lui, vient l'animal bêta qui agit de même envers tous les autres animaux, sauf l'animal alpha. Il en est de même pour tous les animaux suivants: chacun d'eux se soumet à tous les animaux d'un rang supérieur au sien et domine ceux d'un rang inférieur au sien. Tout en bas vient l'animal oméga, sorte de paria qui ne possède aucun privilège et doit se soumettre à tous les autres. Parallèlement à cette hiérarchie de domination et de soumission, il existe souvent une hiérarchie d


    es mauvais traitements : coups de bec, morsures, coups de sabot, etc., suivant les espèces.

    Dans l'espèce humaine, le phénomène de la hiérarchie sociale spontanée est, normalement, neutralisé, inhibé ou masqué par une foule d'autres relations interpersonnelles imposées par la culture : hiérarchie des classes sociales, de la fortune, des titres et niveaux dans les professions, les administrations, les compagnies d'affaires, les grades militaires, l'étendue et la qualité des relations mondaines, etc. Néanmoins, dans certaines situations particulières où des hommes se trouvent isolés en groupes limités, une différenciation dans la hiérarchie sociale se manifestera rapidement, par exemple parmi les naufragés réfugiés dans des canots de sauvetage ou sur une île déserte. En de telles circonstances, une structure hiérarchique apparue spontanément peut se montrer tantôt très stable, tantôt très instable; dans ce dernier cas on assiste à des luttes furieuses et destructrices entre les chefs des sous-groupes rivaux.

    Le phénomène du rang social a été retrouvé dans les hôpitaux psychiatriques; là aussi R a permis de donner des explications plausibles pour diverses manifestations paradoxales parmi des vieux schizophrènes ou autres malades chroniques.

    Quant aux prisons, il y a longtemps que le Phénomène des hiérarchies sociales spontanées y a été observé, des titres divers. Les auteurs anglo-saxons parlent souvent du prison code, ou "code de la prison", qui réglerait les relations des prisonniers entre eux. Ce mot de " code " est très mal choisi car ici il n'y a pas trace d'un concept de légalité, au sens philosophique du droit : il s'agit de la loi du plus fort, de l'autorité que les forts s'arrogent sur les faibles et en défi de l'autorité administrative de la prison. En fait, ce prétendu " code de la prison" consiste, essentiellement dans une résurgence du système de relations du " rang social " animal, avec sa stricte hiérarchie de domination et de subordination.

    La psychologie comparée nous a montré encore que bien des formes de l'activité sexuelle, chez l'animal, apparaissent être en réalité des attitudes ou des actes empruntés au domaine de la sexualité pour exprimer la domination et la subordination sociales. Ces données se retrouvent dans l'espèce humaine, dans certaines circonstances. Il y a longtemps que l'on a remarqué que, dans les prisons, l'homosexualité se développe en grande partie comme activité de substitution et du subordination sociales à l'intérieur de la hiérarchie du "rang social".

    Cette revue, forcément sommaire et incomplète, nous fait voir que dans le milieu fermé de la prison l'harmonie générale de la vie des instincts est profondément perturbée. Certains instincts deviennent inutiles, d'autres s'exacerbent.

    L'instinct de possession d'un territoire se manifeste avec acuité, mais il ne peut guère se satisfaire dans les conditions antibiologiques de la prison. L'instinct qui s'exacerbe le plus est l'instinct de domination et de subordination, dont le prétendu "code de la prison" n'est qu'une des expressions. Pour toutes ces raisons, nous avons fait porter nos observations tout particulièrement sur les instincts de domination-subordination et de territorialité.

    En terminant, je voudrais indiquer brièvement comment ces notions peuvent être appliquées pratiquement dans le milieu carcéral. Je me référerai aux recherches que nous avons conduites pendant deux ans, avec quelques collaborateurs, dans la division psychiatrique de la Prison de Montréal, au moment où celle-ci était transformée en Institut Philippe Pinel et où des techniques de resocialisation y étaient introduites.

    La première phase des recherches a consisté à étudier les conduites spatiales des détenus, spécialement quant à leur "territoires ", et à déterminer la nature et la constitution des hiérarchies sociales. Il ne fallait pas se contenter d'évaluations approximatives. Aux débuts de nos recherches, les trois manifestations les plus notoires des comportements de domination-subordination étaient les règlements de compte, l'homosexualité par coercition, et la " gamique " (mot qui, dans l'argot des prisons canadiennes-françaises, désigne diverses formes de commerce illicite). En nous basant sur ces manifestations et sur d'autres critères, nous avons donc, pour commencer, établi des séquences hiérarchiques de domination de subordination.

    Nous avons alors sélectionné deux groupes d'individus, représentant respectivement les deux degrés extrêmes de cette échelle sociale. À savoir une dizaine de sujets occupant les rangs les plus élevés et une dizaine de sujets occupant les rangs les plus inférieurs. Le comportement social des deux groupes de sujets a été observé dans plusieurs endroits stratégiques, à savoir : la cafétéria, la file d'attente à la cantine, les ateliers, les groupes de discussion, la salle de jeux, et enfin la cellule et l'unité géographique représentée par l'étage.

    Le résultat le plus immédiat de cette étude a été de nous faire apparaître dans une nouvelle optique les événements quotidiens de la psychopathologie carcérale : accès d'agitation, d'anxiété, d'agressivité, querelles, refus de manger, etc. Une fois traduites en termes d'écologie carcérale, ces manifestations perdaient leur aspect incohérent, devenaient intelligibles.

    Dans une deuxième phase, l'écologie carcérale nous a procuré un moyen d'étudier les transformations effectuées par un programme de resocialisation. Le fait capital est qu'il n'y a pas eu abolition, mais transformation des conduites carcérales.

    Voici quelques-unes des observations extraites d'un travail encore inédit de ma collaboratrice, Madame Maryrose Lette, qui a analysé au jour le jour, sous l'angle de l'écologie, les transformations des comportements carcéraux pendant la période où l'on établissait une atmosphère thérapeutique dans l'institution. Prenons comme exemple la file d'attente à la cantine. Autrefois, il était d'usage que les " caïds " et leurs protégés passent devant tout le monde. Aujourd'hui, ce n'est plus possible, mais les dominants s'arrangent pour garder leur prestige grâce à des man?uvres d'évitement : soit qu'ils fassent faire la queue par un de leurs protégés, soit qu'ils fassent des achats globaux pour toute une semaine, soit qu'ils se présentent juste avant la fermeture du guichet au moment où il n'y a plus personne : ainsi, l'honneur est sauf, ils n'ont pas fait la queue.

    Dans les ateliers, les dominants se distinguaient autrefois par leur refus méprisant de travailler, le sabotage, l'obstruction; aujourd'hui, tout le monde travaille, mais les dominants accomplissent certains travaux qui sont mieux considérés. Le travail d'entretien ménager échoit presque exclusivement aux sujets les plus dominés, qui y jouent le rôle de domestiques et rendent de menus services pour s'assurer la protection des plus forts. C'est surtout ici qu'on se rend compte à quel point la domination est encouragée, et même provoquée, par ceux qui trouvent la sécurité dans la dépendance.

    Des observations similaires étaient effectuées dans tous les autres domaines. Pour n'en citer qu'un seul, voici pour finir quelques observations des comportements territoriaux. Le fait le plus frappant, c'est que les dominants se sont tous arrangés pour obtenir celles des cellules qui présentent des avantages d'ordre divers : confort, poste d'observation, par exemple. En outre, les dominants font partout comme chez eux : ils entrent où ils veulent, mais ne tolèrent pas que n'importe qui entre dans leur cellule. L'aménagement intérieur des cellules est beaucoup plus soigné chez les dominants que chez les dominés, et cela en dépit du fait que pour ces derniers le territoire cellulaire constitue un refuge qui compense une certaine infériorité dans l'échelle sociale. Signalons encore qu'à peu près aucun détenu ne fréquente ses voisins de cellule immédiats, et ceci nous rappelle l'existence d'une "zone neutre" que les psychologues d'animaux ont décrite autour du territoire de certains mammifères.

    L'écologie permet donc d'étudier avec précision les manifestations de la vie carcérale, de mesurer les transformations apportées par un programme de resocialisation, donc de contrôler et de guider celui-ci. Mais d'autre part, on peut se demander si elle ne nous fait pas toucher du doigt la limite à laquelle peuvent prétendre les thérapeutiques collectives : les hiérarchies sociales sont une des conduites les plus enracinées dans la structure instinctive de l'homme, et il est douteux qu'on puisse les remplacer par la mystique d'un groupe où régnerait l'égalité sociale parfaite.

    Quoi qu'il en soit du résultat de ces recherches, encore à peine ébauchées, il faut espérer que l'étude scientifique de la prison contribuera à réaliser l'un des v?ux exprimés par Beccaria: "Mettre la connaissance au service de l'Éducation".

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