La Norvège et la souveraineté tranquille

Jacques Dufresne
Extrait du livre «Le courage et la lucidité: essai sur la constitution du Québec souverain», éditions du Septentrion, Sillery, 1990.
Les pays unis depuis longtemps, de gré ou de force, ressemblent à des molécules stables. La séparation d'un ou de plusieurs atomes suppose beaucoup d'énergie et la constitution de liens nouveaux entre les atomes séparés en exige autant. Le plus souvent ces réactions s'accompagnent de violence et l'on voit de la fumée sortir de l'éprouvette. La violence d'ailleurs ne produit pas toujours l'effet escompté.

Tous connaissent l'histoire du Bangladesh, ce pays pauvre qui a réussi à obtenir sa souveraineté au prix d'une famine et d'une guerre contre un autre pays pauvre. Tous connaissent également l'histoire d'un autre pays pauvre, le Biafra, qui n'a pu obtenir sa souveraineté malgré une guerre et une famine. Les États-Unis sont aujourd'hui un grand pays unitaire. Pour empêcher la sécession des États du Sud au XIXe siècle et pour leur imposer l'abolition de l'esclavage, les États du Nord ont pris le risque d'une guerre qui dura quatre ans et fit 617 000 morts. Dans sa marche vers l'indépendance, l'Irlande échappa de justesse à une guerre civile, à laquelle toutefois l'Irlande du Nord, sous-produit du compromis avec l'Angleterre, n'échappera pas. En Espagne depuis la fin des années soixante surtout, les mouvements autonomistes sont nombreux. Les Catalans ont choisi la voie pacifiste. Les Basques à l'ouest ont préféré la lutte armée, grâce à laquelle ils ont pu arracher à l'Espagne des accords économiques que bien des Catalans nationalistes leur envient.

Basques l'espace d'un matin, les Québécois devaient bientôt choisir sans l'ombre d'une ambiguïté, la voie tranquille des Catalans. La plupart d'entre nous, souverainistes ou non, sommes maintenant convaincus qu'une nouvelle entente avec le Canada sera possible par la voie démocratique. Au Canada anglais, des voix autorisées comme celle de Jane Jacobs donnent heureusement une certaine vraisemblance à cette éventualité dont le caractère exceptionnel, presque miraculeux, ne sera jamais trop souligné. Voici ce qu'écrivait Jane Jacobs au lendemain du référendum de 1980.
    Qu'un pays autorise un vote sur le séparatisme était déjà en soi une chose remarquable; plus remarquable encore le fait que tout ait pu se dérouler sans violence. Ces deux événements témoignaient du caractère national distinctif du Canada, et particulièrement de sa profonde différence avec les États-Unis1.

L'étonnante bienveillance dont les États-Unis font désormais preuve à l'égard des aspirations du Québec et la non moins étonnante douceur avec laquelle les liens se nouent et se dénouent dans certaines régions de l'URSS ajoutent du poids à ce témoignage.

Mais le propre des passions en politique est de détourner les populations de leurs intérêts les plus manifestes et de les amener, si nécessaire, à faire fi de la conjoncture internationale. Et il suffit parfois d'un drapeau piétiné ou d'une barricade sur un pont pour déclencher le mécanisme fou des passions.

Nous avons donc tout intérêt à méditer sur les exemples malheureux, pour les éviter, et sur les rares exemples heureux, pour en tirer les leçons qui nous permettront d'échapper aux ultimes pièges qui sont aussi les plus dangereux.

Les exemples malheureux sont les mieux connus parce que le sang versé intéresse plus les journalistes et les historiens que l'intelligence déployée pacifiquement. Voici l'exemple heureux de l'indépendance de la Norvège.



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Il existe un étrange animal, appelé tardigrade, qui, sous l'effet de la déshydratation, se fige dans les apparences de la mort: on dirait une puce momifiée. Le tardigrade peut rester jusqu'à six ans dans cet état, mais il lui suffit d'une goutte d'eau pour qu'il retrouve toutes les caractéristiques de la vie.

La Norvège, en tant que nation, ressemble au tardigrade. De 1397 à 1814, elle a été sous la domination du Danemark. Longtemps avant la fin de cette hibernation, la langue nationale n'était plus qu'un lointain souvenir. On parlait danois à Oslo et jusque dans les fjords les plus reculés. Il est difficile d'imaginer une assimilation plus réussie.

Mais même si leur devise n'était pas je me souviens, les Norvégiens se souvenaient de quelque chose: les Vikings c'étaient eux. Et ces coureurs des mers n'étaient pas aussi barbares qu'on l'a dit. Revenus dans leurs fermes, ils écoutaient la poésie savante de leurs bardes, les scaldes. Entre le VIIIe et le XIe siècle, ils ont colonisé la Normandie. Tiens! Nous descendons d'eux, mais attention, une bonne partie des Écossais, des Anglais et des Irlandais pourraient en dire autant. Il est même probable qu'ils auraient exploré la côte du Labrador. Ils ne connaissaient pas l'État unitaire. Ce fut leur force, et ce sera leur faiblesse dans un contexte différent. Aujourd'hui les Norvégiens forment un pays très décentralisé. Et ils construisent toujours des bateaux, mais en acier et, sur la mer, ils pêchent plus de pétrole que de poissons.

C'est Napoléon qui, bien malgré lui, les a libérés. Le Danemark avait commis l'erreur de devenir l'allié de l'empereur des Français. Au plus fort des guerres napoléoniennes, la Russie et l'Angleterre parvinrent à couper les lignes de communication entre le Danemark et la Norvège, laquelle a vite compris où était son intérêt: puisqu'on la rendait ainsi indépendante, il ne lui restait plus qu'à le devenir.

Elle adopta dare-dare la constitution la plus libérale d'Europe, s'inspirant à la fois des anciennes traditions vikings et des constitutions américaine de 1787 et française de 1791. L'assemblée élue à laquelle sont confiés les pouvoirs législatifs est appelée Storting.

Cette aptitude des Norvégiens à faire jouer les circonstances historiques en leur faveur produisait des résultats hélas! trop beaux pour être vrais. La Suède avait été encore plus habile: elle s'était fait promettre la Norvège en échange de son appui aux alliés de Napoléon. Et les traités furent respectés. Les Norvégiens toutefois avaient pris goût à l'indépendance et à leur constitution, et c'est armés de cette dernière qu'ils passèrent sous la domination de la Suède.

Après une brève période de tension, un compromis, la convention de Moss, allait être signé en 1814 entre la Suède et la Norvège. La Norvège s'en tirait honorablement compte tenu des circonstances. Dans l'ancien royaume de Danemark-Norvège, elle n'était ni plus ni moins qu'une province danoise. Par rapport à la Suède, elle conserverait une certaine autonomie. Après l'abdication de Charles-Frédérick, Charles XIII, roi régnant de Suède, devint roi de Suède et de Norvège. Mais, et c'est là un détail important, il n'était roi de Suède que pour les affaires concernant directement la Suède; pour les affaires norvégiennes, il était roi de Norvège. (Le Livre beige de Claude Ryan contenait des subtilités de ce genre, qui ne semblent pas avoir plu beaucoup aux Canadiens anglais.) Seules les Affaires étrangères, relevant personnellement du monarque, étaient communes aux deux pays. Un vice-roi (c'est Bernadotte qui sera choisi) représentera Charles XIII en Suède. En l'absence du vice-roi, la représentation sera assurée par un gouverneur général suédois. De plus, pour conseiller le roi sur les questions norvégiennes, un groupe de hauts fonctionnaires de Norvège résidera en permanence à Stockholm. Ces fonctionnaires étaient plus ou moins l'équivalent de ministres norvégiens, la constitution norvégienne ne prévoyant pas de postes de ministres. En échange de la reconnaissance de cette suzeraineté, la Norvège pouvait conserver sa constitution et les institutions qu'elle avait commencé à implanter. Cette entente semblait satisfaire les deux parties. Allait-elle résister à l'épreuve du temps?

Elle dura, ou plutôt elle s'effrita pendant 91 ans. Les Norvégiens l'avaient acceptée dans l'honneur certes, mais non dans l'enthousiasme. Leur enthousiasme, ils le mirent dans la patiente détermination avec laquelle ils reprirent leur marche vers l'indépendance, qu'ils acquirent sans recourir à la violence, bien que de part et d'autre les esprits se soient à quelques reprises échauffés. On en vient à admirer les juristes et leurs coûteuses et cauteleuses manoeuvres quant on considère la façon dont ils ont permis à deux nations de se séparer sans s'entre-détruire ni sur le plan militaire ni sur le plan économique. La détermination des Norvégiens était telle qu'ils réussirent à recréer leur langue qui avait été complètement submergée par le danois.

Certaines étapes de la marche des Norvégiens vers l'indépendance offrent un intérêt particulier pour le Québec et le Canada. Jane Jacobs les a présentées dans The Question of Separatism. Nous la suivrons pas à pas jusque dans ses interprétations.




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La déclaration norvégienne d'indépendance de 1905 résulte, nous rappelle Jane Jacobs, comme la Révolution française, de la combinaison de divers facteurs. Tous ces événements qui ont mené à l'indépendance du pays ont toutefois un point commun: le désir de la Norvège d'être le plus autonome possible face à la Suède. Dès 1816, la Norvège montra des signes de cette autonomie recherchée. La Suède proposa que les postes de fonctionnaires et les postes de militaires soient ouverts aux citoyens des deux royaumes, c'est-à-dire qu'un Suédois puisse travailler comme fonctionnaire en Norvège et vice versa. Le Storting rejeta cette offre. Un peu plus tard au cours de la même année, la Norvège accepta que chacun des deux pays assume sa part de la dette du royaume suédo-norvégien, laquelle ne serait plus nationale, si l'on peut dire.

Il s'agissait dans les deux cas d'un geste courageux de la part des Norvégiens. Premièrement, il y avait beaucoup plus de postes de fonctionnaires ou de militaires disponibles en Suède qu'il y en avait en Norvège. La population norvégienne serait sortie financièrement gagnante de cette entente si elle l'avait acceptée. Deuxièmement, la Norvège était un pays plus pauvre que la Suède et aurait plus de difficulté à supporter seule le poids de sa dette. Les Norvégiens préférèrent se serrer la ceinture et garder plus de contrôle sur leurs affaires. Le Storting ne tenait pas à voir la fonction publique norvégienne infiltrée par des éléments suédois. Pour ce qui est de la dette, des temps plus durs seraient compensés par une plus grande autonomie. L'entente de 1814 avec la Suède permettait déjà à la Norvège d'utiliser sa propre monnaie (cette devise devait demeurer très instable jusqu'à 1842).

D'autres petits morceaux d'autonomie, plus ou moins symboliques, furent arrachés au cours des ans. En 1821, la Norvège obtint la permission de hisser son propre pavillon à bord de sa marine marchande, même si officiellement le drapeau suédois était toujours le drapeau des deux royaumes. En 1824, le 17 mai fut proclamé jour de fête «nationale». En 1837, les contribuables locaux eurent le droit de gérer les dépenses locales en matière purement locale.

À partir de 1859, la Norvège se montra plus audacieuse dans ses revendications. Elle avait tout d'abord rejeté deux autres propositions. Dans la première, les Suédois exigeaient que les décisions des tribunaux de l'un ou l'autre des royaumes aient force de loi dans les deux royaumes. La seconde avait pour objet la création d'une union douanière entre les deux pays. Le rejet de cette dernière proposition était encore une fois symbolique. Les tarifs douaniers étaient de toute façon décidés par les fonctionnaires norvégiens travaillant à Stockholm et soumis au gouvernement de Suède.

La Suède accepta comme d'habitude de bonne grâce le rejet de ces propositions. Cette fois-ci cependant, la Norvège passa à l'attaque. Le Storting adopta une résolution visant à abolir le poste de gouverneur général. Même s'ils furent pris au dépourvu par cette proposition, le roi et le gouvernement suédois étaient plutôt enclins à lui faire bon accueil. C'était sans compter avec l'opinion publique suédoise. Celle-ci se déchaîna. Les Suédois affirmaient (avec raison) avoir toujours fait preuve de compréhension et de tolérance envers les Norvégiens. La Suède, estimaient-ils, avait toujours bien traité la Norvège qui était toujours dans les faits une possession suédoise. Les Norvégiens eux-mêmes s'étaient constamment montrés raisonnables dans leurs revendications. Pourquoi subitement ces demandes insensées? D'où vient que les Norvégiens ne se sentent pas fiers d'appartenir à ce beau grand royaume de Suède-Norvège?

La Suède rejeta finalement la proposition. Inlassablement, le Storting remettait la demande sur le tapis. Non moins inlassablement les Suédois la rejetaient. Cet échange de refus dura. quatorze ans! Le poste de gouverneur général fut finalement aboli. On créa à la place un poste de ministre d'État pour la Norvège. Le Storting cependant ne voulut pas s'arrêter là. Ses membres exigèrent que les hauts fonctionnaires en poste à Stockholm (les fameux •ministres» norvégiens) soient transférés à Oslo et aient à répondre au Storting. La Norvège voulait ni plus ni moins se doter d'un régime ministériel avec un gouvernement responsable, au lieu de l'actuelle assemblée populaire toujours à la merci du bon vouloir suédois.

Encore une fois, l'opinion publique suédoise se déchaîna contre les Norvégiens. D'autant plus que le Storting décida d'user de stratagèmes pour arriver à ses fins. Au lieu de présenter cette nouvelle demande comme une simple résolution, il en fit un amendement à la Constitution norvégienne. Désormais, tous les ministres norvégiens devaient siéger au Storting et être responsables devant lui. La Suède utilisa naturellement son droit de veto. Mais selon la Constitution même de la Norvège, constitution approuvée par la Suède en 1814, le roi ne pouvait s'opposer à un amendement plus de trois fois sur le même sujet. Le Storting présenta deux autres fois la proposition avant de déclarer qu'elle avait force de loi. Les Suédois s'opposèrent farouchement pendant quatre ans à ce tour de passe-passe juridique. La Norvège menaçait de mettre à l'amende et d'emprisonner les ministres norvégiens (des unionistes pour la plupart, fidèles au roi de Suède) qui n'obéissaient pas à la Constitution. Le ton montait des deux côtés; certains voyaient poindre à l'horizon la menace d'une guerre civile.

Heureusement, le roi Oscar II était un modéré. Fin lettré, érudit (il a publié des traductions de Shakespeare et de Goethe), il ne tenait pas à précipiter son royaume dans un conflit armé. Le roi demanda donc à Johan Sverdrup, leader du Storting, de former un cabinet.

Les dernières mésententes entre la Norvège et la Suède avaient été de nature politique. La dispute de 1888, elle, était de nature économique. Les années 1880 furent des années de récession pour l'ensemble de l'Europe. Afin d'encourager ses industries, la Suède adopta vers la fin de la décennie une politique de tarifs douaniers élevés. La Norvège ne bénéficia pas de traitement de faveur de la part de sa voisine. Était-ce là de la part de la Suède des représailles pour toutes les concessions accordées auparavant. Revanche ou non, la Norvège devait trouver d'autres débouchés pour ses produits. Or, comme nous l'avons vu précédemment, les Affaires extérieures étaient du ressort unique de la Suède. Les ambassades et les consulats étaient donc contrôlés par les Suédois. De sorte que, lorsque les Norvégiens eurent besoin des services diplomatiques pour trouver de nouveaux clients, ils reçurent très peu de collaboration de la Suède.

En 1892, la Norvège prit les choses en main. Le gouvernement responsable norvégien décida d'instaurer son propre système de consulats. Le roi opposa son veto. Mais la situation était désormais différente. Le veto devait être contresigné par les ministres norvégiens. Alors qu'il ne s'agissait auparavant que d'une formalité, il ne se trouva cette fois-ci aucun ministre pour appuyer le veto royal. Le roi décida alors de renvoyer le cabinet et en forma un autre composé de membres unionistes du Storting. La majorité du Storting, de tendance sécessionniste, désapprouva fortement cette procédure et décida d'aller de l'avant avec son projet de consulats autonomes. La tension monta et les deux pays se retrouvèrent encore à deux mots de la guerre. C'est la Norvège qui recula finalement. Elle se rendit vite compte qu'aucun pays étranger ne voulait reconnaître ses consulats. Pour le monde extérieur, la Norvège était toujours soumise à la Suède.

Le gouvernement suédois proposa à celui de la Norvège d'établir des consulats séparés pour les deux pays, sous le chapeau de la Suède. Les Norvégiens acceptèrent d'entreprendre des pourparlers à ce sujet. Mais les discussions tournèrent rapidement à l'aigre sans qu'aucun consensus n'ait pu être atteint. La situation devint de plus en plus tendue au cours des années, chaque pays se lançant dans un programme de réarmement. La minorité unioniste du Storting commença elle aussi à être exaspérée par l'attitude des Suédois. Le Storting fut bientôt composé presque exclusivement de sécessionnistes.

En 1905, le Storting forma un gouvernement de coalition représentant toutes les tendances en Norvège. Il adopta à l'unanimité une résolution créant des consulats autonomes. Les Norvégiens prévinrent du même coup les Suédois que cette résolution n'était pas négociable. Le roi une fois de plus se prévalut de son droit de veto. Et encore une fois, les ministres refusèrent de le contresigner et démissionnèrent en bloc.

Oscar II faisait face à un nouveau problème. Il savait qu'il ne pourrait former un autre cabinet qui lui serait favorable. Il déclara alors qu'il lui était impossible de former un autre cabinet. Le nouveau premier ministre norvégien, Christian Michelsen, décida de pousser la déclaration royale jusqu'à sa conclusion logique. De par la Constitution, le roi n'a d'autorité sur la Norvège que par l'intermédiaire des ministres norvégiens. Or, si le roi affirme lui-même ne plus pouvoir former de cabinet, c'est dire qu'il abdique toute forme d'autorité sur la Norvège. L'union Suède-Norvège est donc dissoute par le roi. Ce raisonnement ravit le Storting qui adopta une résolution en ce sens le 7 juin 1905.

Il en alla bien entendu autrement en Suède. Celle-ci ne voulut pas reconnaître la sécession de fait et une autre période de tension s'ensuivit. Mais encore une fois, la seule façon de faire entendre raison à la Norvège était le recours à l'armée. La France, la Russie, le Danemark firent pression en faveur d'un règlement pacifique. La Suède accepta finalement de reconnaître la dissolution de l'union à certaines conditions, dont les principales étaient la création d'une zone démilitarisée entre les deux pays et la tenue d'un référendum en Norvège sur la question de la sécession. Le référendum eut lieu au mois d'août. Le taux de participation fut très élevé et une écrasante majorité vota en faveur de l'indépendance. La Norvège choisit comme souverain Carl, petit-fils du roi du Danemark et gendre du roi d'Angleterre. Sous l'influence d'un texte du poète Wergeland, il prit le nom médiéval d'Haakon.




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Les analogies
Jouons maintenant au jeu des analogies. Le lecteur en aura aperçu plusieurs. La Norvège en 1814 et le Bas-Canada en 1867 n'étaient pas en position de force lorsqu'ils signèrent les ententes respectives les liant à un autre pays. Les deux toutefois obtinrent les meilleures conditions possibles dans les circonstances. Les deux bénéficièrent d'une grande autonomie et les gouvernements centraux» firent preuve de beaucoup de tolérance à leur égard.

Comme la Norvège, le Québec essaie depuis des années de se réapproprier le plus de pouvoirs possibles. Comme la Norvège également, le Québec est très attaché aux symboles. La marine marchande norvégienne n'a pas fait de meilleures affaires lorsqu'elle s'est mise à battre pavillon norvégien. Mais le peuple norvégien éprouvait un vif sentiment de fierté à la vue de ce drapeau. La majorité des Manitobains ignorent de quoi a l'air le drapeau de la Nouvelle-Écosse et vice versa. Par contre la majorité des Canadiens reconnaissent le fleurdelysé au premier coup d'oeil.

Les Suédois, comme les Canadiens, ont eu de la difficulté à comprendre cet attachement à des symboles et ce désir d'indépendance. Les deux peuples considèrent souvent comme une forme d'affront ce désir d'autonomie. Les Québécois et les Norvégiens sont bien traités et vivent dans des pays politiquement et économiquement stables. Pourquoi rompre ce charme se demandent les Canadiens, comme hier les Suédois? Pour quelques pouvoirs supplémentaires et un morceau de tissu? La Norvège allait à contre-courant des tendances géopolitiques de la deuxième moitié du XIXe siècle. Elle se séparait quand on s'unissait autour d'elle: Autriche-Hongrie, Allemagne bismarckienne, etc. Le Québec était dans une situation semblable en 1980.

Quand le Storting décida que les ministres norvégiens à Stockholm devraient désormais être responsables devant lui, il s'opposait ainsi à une opinion émanant de la faculté de droit de l'Université d'Oslo et renversait du même coup une décision du Rigsret (Cour suprême de Norvège). Cette action, il va sans dire, provoqua un tollé de protestations en Suède.

On peut tracer un parallèle entre Meech et la question des consulats autonomes. Ces deux questions firent l'objet de débats passionnés, polarisèrent l'opinion publique de part et d'autre, cessèrent d'être négociables à un certain moment, se vidèrent de leur contenu objectif pour servir la cause des sécessionnistes. Est-ce que Meech sera le dernier grand débat avant celui de l'indépendance? Rien ne nous permet d'affirmer que le parallèle ira jusque-là.

Au milieu de ce concert d'analogies, il faut toutefois noter une différence majeure. Il n'y avait pas de minorité norvégienne en Suède ni, chose plus importante encore, de minorité suédoise en Norvège.

Il n'y eut jamais de norwegian power au pouvoir en Suède. Bien entendu les Norvégiens ne tentèrent jamais de convaincre la Suède de devenir bilingue pour qu'ils s'y sentent à l'aise. Et quand on leur proposa des postes dans la fonction publique suédoise, ils répondirent non. Il est vrai que leur autonomie était déjà telle qu'ils n'auraient fait que des gains symboliques en acceptant la proposition suédoise sur l'échange des fonctionnaires.

En Norvège pas un seul coup de feu ne fut tiré. Il a fallu moins d'un an pour régler tous les problèmes techniques de transferts de pouvoirs et de juridictions. Au Québec, il y eut un mort en 1970, mais ce fut un Québécois qui tua un autre Québécois.

L'analogie tient donc dans ce cas. Espérons qu'elle tiendra jusqu'à la fin et qu'il faudra, comme ce fut le cas en Scandinavie en 1905, moins d'un an pour régler les problèmes techniques de transferts des pouvoirs entre le Québec et le Canada.

Laissons maintenant la parole à Jane Jacobs dont l'analyse de la situation québécoise, même après dix ans, a conservé toute sa pertinence.
    Le Canada est comme la Suède quand il recule devant l'idée de guerre civile et l'utilisation de la force militaire pour maintenir le Québec à sa place. Les Canadiens sont comme les Suédois; ils ne veulent pas la séparation et ils souhaitent que les gens du Québec soient fiers d'être Canadiens. Comme les Suédois, ils sont impatients devant les doléances sans fin du Québec, et hostiles face aux revendications sans fin du Québec. Mais le gouvernement d'Ottawa, comme celui de Stockholm, fait preuve d'une modération qui contraste avec le mécontentement et l'hostilité qu'on retrouve dans les lettres ouvertes aux journaux, dans plusieurs pages éditoriales, et chez certains gouvernements provinciaux. Si le Québec continue sa route vers l'indépendance, j'ai le sentiment inébranlable que le comportement du Canada, comme celui de la Suède, fera honneur à la civilisation2.

Et après 1905? N'y eut-il pas entre la Suède et la Norvège une association? Ce qui rendrait l'analogie avec le Québec encore plus frappante. En réalité, il y eut d'abord une période normale de tension, mais les rapports furent bientôt meilleurs qu'avant la séparation. Aujourd'hui, sur le plan économique, chacun des deux pays est le meilleur client de l'autre; aucun passeport n'est requis pour circuler entre les deux royaumes. La Norvège et la Suède ont des services d'inspection douanière communs, des standards universitaires communs, certains projets scientifiques et industriels communs. Peut-on alors parler de souveraineté-association entre les deux pays?

Tout dépend de ce qu'on entend par souveraineté-association. La Norvège et la Suède sont deux pays souverains qui ont décidé de s'associer sur certains plans pour le bien commun des deux pays. Si l'on retient cette définition large, on peut considérer qu'il existe une souveraineté-association entre les États-Unis et le Canada, puisque les deux pays sont souverains et associés, entre autres, par le traité de libre-échange. D'ailleurs, la quasi-totalité des pays «souverains sont «associés» d'une façon ou d'une autre avec un autre pays.

Les notions d'union, d'alliance, de fédération, de confédération sont connues et utilisées à travers le monde. Mais ce n'est qu'au Québec qu'on parle de souveraineté-association. Et tel qu'on l'entend ici, ce concept diffère sensiblement de l'entente qui existe entre la Norvège et la Suède. Dans le cas du Québec, l'association est une condition à l'établissement de la souveraineté. Il en était du moins ainsi en 1980, au moment du référendum. Dans le cas de la Norvège, l'association avec la Suède fut une des conséquences de l'obtention de la souveraineté. On voit souvent ici la souveraineté-association comme un règlement négocié: on demande au gouvernement fédéral d'accorder la souveraineté au Québec en échange d'une association quelconque, principalement sur le plan économique. Il n'y a pas eu de troc du genre dans le cas de la Norvège. Les diverses ententes survenues au fil des ans entre les deux royaumes ont été conclues entre États libres et souverains. Quand la Norvège a déclaré son indépendance, elle n'a jamais promis de s'associer de quelque manière que ce soit avec la Suède. Si les deux pays se sont associés pour certains programmes, c'est qu'ils y voyaient leur intérêt commun.

En fait, c'est avant et non après 1905 que les liens entre la Suède et la Norvège ressemblaient à une souveraineté-association à la québécoise. À partir de 1814, la Norvège avait obtenu de nombreux pouvoirs de la Suède. À la fin, seules les Affaires étrangères lui échappaient encore. C'est d'ailleurs pourquoi la querelle des consulats a été l'ultime conflit. Avant 1905, la Norvège était donc plus souveraine que ne le serait un Québec qui accéderait à la souveraineté dans le cadre du plus récent programme du Parti québécois, où l'association n'est pourtant pas liée par un trait d'union à la souveraineté. Ce programme prévoit qu'un Québec souverain conserverait la monnaie canadienne. La Norvège d'avant 1905 avait sa propre monnaie.

En 1962, la Norvège s'associera à la Suède, à l'Islande, à la Finlande et au Danemark pour constituer le Conseil nordique. Le politicologue Edmond Orban rappellera à ce propos qu'un petit pays comme la Norvège peut très bien devenir indépendant et s'associer ensuite à ses voisins d'une façon bénéfique pour tous. Edmond Orban prend bien soin d'indiquer ensuite que le Conseil nordique, apparenté à la CEE, ne porte en aucune manière atteinte à la souveraineté des États membres:
    Comme dans une véritable confédération d'États, chaque État membre reste pleinement souverain et libre d'appliquer ou pas les propositions (ou recommandations) des institutions communes. D'une façon générale nous avons pu constater, dans les cinq pays nordiques, cette double constante: d'une part un désir de coopération toujours plus poussée mais en même temps une volonté farouche de garder jalousement son droit ultime de décision3.



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Jane Jacobs et le problème canadien
Jane Jacobs compare aussi la Norvège de 1905 à la Nouvelle­Écosse de la même époque. C'est une occasion pour elle de mettre en relief les causes profondes de ce problème canadien dont le mouvement séparatiste du Québec est à ses yeux le remède plutôt que le symptôme.

Au tournant du siècle, rappelle-t-elle, la Nouvelle-Écosse était dans une situation économique semblable à celle de la Norvège: une économie de subsistance et la construction navale comme seule industrie importante. Le dynamisme qui emportait les Norvégiens vers l'indépendance les a aussi amenés à faire la transition des bateaux de bois aux bateaux d'acier et même à jeter les bases d'une sidérurgie pour créer ensuite à côté des chantiers navals transformés où on fabriquerait les machines nécessaires à ces nouveaux chantiers.

Pendant ce temps, en Nouvelle-Écosse, les capitalistes se comportèrent conformément à la tradition canadienne. Par malheur, on venait d'y découvrir de riches gisements de charbon. L'investissement dans ces houillères parut plus sûr aux banquiers d'Halifax que l'investissement dans les chantiers navals où il aurait fallu faire concurrence à plusieurs autres pays, dont la Norvège, et attendre plus longtemps les bénéfices. Placés devant un choix de ce genre, nous rappelle Jane Jacobs, les Canadiens ont toujours eu tendance à choisir la voie du moindre risque: les matières premières. Moyennant quoi, la Nouvelle­Écosse est aujourd'hui une région sous-développée tandis que la Norvège est un pays prospère qui peut s'offrir le luxe d'être au coeur du débat planétaire sur le développement durable.

Chemin faisant, Jane Jacobs explique les raisons objectives qui l'amènent à penser que la séparation du Québec serait un bienfait non seulement pour le Québec mais pour le reste du Canada. À cause de sa préférence pour les ressources naturelles et les succursales étrangères, l'économie canadienne, dit-elle en substance, ne peut favoriser le dynamisme des villes régionales; ce qui est le statut de Montréal depuis que Toronto est devenue sans conteste la métropole du Canada. Montréal, ajoute-t-elle, aurait plus de chances de se développer en tant que métropole du Québec. Le dynamisme dont les gens d'affaires du Québec pourraient faire preuve, dans leur marche ascendante, permettrait à Montréal d'échapper au destin des villes de services que sont Winnipeg et Halifax. Le vieux modèle canadien de développement pourrait même être brisé au Québec, ce dont bénéficieraient les autres régions du Canada, à commencer par les Maritimes.

Au lendemain de l'échec de l'Accord du lac Meech, onapprenait que la compagnie de bière O'Keefe venait de fermer une succursale à Saskatoon et que cette dernière avait tout de suite été rachetée par les ouvriers mis à pied. Quelques jours plus tard, la télévision nous montrait un groupe de jeunes de Saskatoon tout fiers de déguster leur Great Western et soutenant que cela les consolait d'un éventuel départ du Québec. Les Québécois buvaient depuis longtemps leur Laurentide. C'est à un effet d'entraînement de ce genre que songeait sans doute Jane Jacobs.

Ajoutons pour ne pas donner d'elle une image tronquée que son analyse du problème canadien est dominée par une préférence avouée et justifiée pour ce qu'on pourrait appeler le modèle organique, qui la rapproche de l'auteur de Small is beautiful, l'économiste anglais Shumacher, et du grand philosophe et urbaniste Lewis Mumford. Après son analyse des grandes villes américaines, dont New York, elle était la personne la mieux placée au monde pour comprendre les dangers du gigantisme et de la centralisation bureaucratique.

Jane Jacobs aimait appliquer aux sociétés humaines une découverte que fit Haldane en biologie. Les gros animaux, soutient Haldane, ne sont pas gros parce qu'ils sont complexes; au contraire ils doivent être complexes parce qu'ils sont gros. Il en est ainsi des institutions humaines, soutient Jane Jacobs: villes, pays, entreprises. Plus elles sont grandes, plus elles se doivent d'être complexes. Une petite organisation peut se tirer d'affaire sans bureaucratie. Une grosse a besoin d'une bureaucratie complexe.

Appliquée au problème de l'organisation des États, cette vision des choses s'exprime dans une page à laquelle les événements récents en URSS confèrent un caractère prophétique:
    Le fédéralisme connaît sa part d'ennui en plusieurs endroits. L'Union soviétique possède en théorie un système fédéral, mais c'est dans les faits un pays extrêmement centralisé tant au niveau de la gestion que de ses décisions. Les États-Unis possèdent en théorie un système fédéral, mais dans les faits ils se sont transformés en État unitaire où toutes les affaires, sauf les plus insignifiantes ou les plus proprement locales - et même certaines de celles-là - doivent se balader à travers les couloirs centralisés du pouvoir. La centralisation des gouvernements nationaux s'est renforcée pendant la plus grande partie de ce siècle et elle s'est intensifiée vivement à notre époque. Quand on combine centralisation et responsabilités accrues du gouvernement, comme c'est le cas présentement, il en résulte de gros appareils gouvernementaux4.

Jane Jacobs fait remarquer que certains pays, dont la Suisse et le Japon, ont résisté à la tentation de la centralisation. Au Canada, précise-t-elle, «le Québec, l'Ontario, l'Alberta et la Colombie-Britannique ont toujours insisté pour avoir une autonomie provinciale considérable». Ce qui n'empêche pas qu'à Ottawa, depuis 1968, il y a eu un accroissement de plus de 50% du nombre d'employés du gouvernement.
    Presque partout dans le monde, les complications bureaucratiques sont devenues telles qu'elles défient les solutions ou l'entendement. De nombreuses personnes intelligentes, travailleuses et bien intentionnées, à l'emploi du gouvernement, passent leurs vies à créer des fouillis, des futilités et du gaspillage parce qu'elles ne peuvent pas faire autrement. [.. .] Les immenses et lourdes masses organisationnelles sont inflexibles; il est impossible de les remettre sur la bonne voie une fois qu'elles ont mis le pied dans la mauvaises5.

Aux effets dévastateurs de la centralisation, Jane Jacobs oppose «le seul aménagement prometteur (...) soit les petites nations.»

Les considérations de Jane Jacobs sur la décentralisation, avec la Norvège comme toile de fond, sont d'autant plus intéressantes que ce pays peu peuplé, qui à l'échelle de la Russie constituerait tout juste une région, est lui-même très décentralisé.

Comme le Québec, la Norvège compte trois niveaux de gouvernement: les municipalités, les comtés et le gouvernement central. Dans le secteur de la santé, tous les services de première ligne, y compris la médecine en cabinet relèvent des municipalités qui sont au nombre de 450; les hôpitaux relèvent des comtés qui sont au nombre de 19. Dans le même esprit, les écoles secondaires, les collèges et les routes importantes relèvent également des comtés. Municipalités et comtés ont un pouvoir de taxation digne de ce nom, bien que ce soit le gouvernement central qui coordonne le tout et fixe les limites.



Notes
1. Jane JACOBS, ibe Question of Separatism, New York, Vintage Books, 1980, p. 88.
2. Ibid., p.50-51
3. Edmond ORBAN, Un modèle de souveraineté-association, le conseil nordique, Montréal, Hurtubise/HMH, 1978, p.26
4. Jane JACOBS, OP.CIT., P.76-77
5. Id.

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