La Révolution de 1848

Alexandre Debidour
La Révolution de 1848 mit fin à ses misères et à ses disgrâces. Tenu au courant de ce qui se passait en France, Louis-Napoléon n'attendit même pas la chute de Louis-Philippe pour rentrer secrètement à Paris, où, dès le 26 févr., il offrit ses services au gouvernement provisoire. Pour toute réponse, ce gouvernement l'invita à repartir sur-le-champ, ce qu'il fit le 26, non sans protester de la pureté de ses intentions. Mais ses amis les plus dévoués (Piat, Persigny, Mocquard, etc.) créèrent bientôt en sa faveur dans la capitale et dans les départements des comités de propagande qui, lors du scrutin complémentaire de juin, parvinrent à faire adopter sa candidature à l'Assemblée constituante par les électeurs de la Seine, de l'Yonne, de la Charente-Inférieure et de la Corse. Vainement la commission exécutive, par l'organe de Lamartine, le déclara-t-elle inéligible: L'Assemblée, aveuglée, valida ses pouvoirs. Le prince, croyant le moment venu de se découvrir, fit organiser des manifestations bonapartistes dans la rue et écrivit publiquement que, si le peuple lui imposait des devoirs, il saurait les remplir (14 juin). Le fâcheux effet de ce manifeste l'amena, il est vrai, presque aussitôt à décliner son mandat de représentant. Il demeura quelque temps encore en Angleterre. Mais après l'insurrection de juin, à laquelle ses agents ne restèrent pas étrangers, il n'hésita plus à s'offrir comme ce sauveur dont croyaient avoir besoin la bourgeoisie et la masse effrayée des populations rurales. Une quintuple élection (dans la Seine, l'Yonne, la Charente-Inférieure, la Moselle et la Corse) lui permit d'entrer enfin à l'Assemblée constituante, où, en prenant séance (26 sept.), il se déclara résolu à travailler à l'affermissement de la République. La loi de bannissement portée autrefois contre sa famille fut abrogée peu après (11 oct.). Antony Thouret ne réussit pas à le faire déclarer inéligible à la présidence de la République et, de nouvelles accusations d'ambition ayant été portées contre lui, il se défendit encore en protestant, avec l'accent d'une indignation vertueuse, de son dévouement désintéressé à la République (26 oct.).

Sa candidature à la présidence fut soutenue,non seulement par ses amis personnels, mais par des démocrates avancés, qui ne pouvaient pardonner au général Cavaignac sa politique répressive, et par les partis monarchiques, qui, n'étant pas prêts encore à s'emparer du pouvoir, jugèrent très habile de se servir de lui en attendant, persuadés qu'ils feraient de lui ce qu'ils voudraient. Tous ces roués, et Thiers à leur tête, tablaient sur la parfaite imbécillité qui, suivant eux, était le fond de sa nature, et ne se doutaient guère qu'ils seraient un jour ses dupes. Les chefs du parti catholique, et en particulier Montalembert, lui firent leurs conditions, qu'il accepta, s'engageant à restaurer à Rome le pouvoir temporel du pape et à laisser en France l'Église mettre la main sur l'enseignement. Grâce à toutes ces compromissions et au prestige impudemment exploité du nom de Napoléon, si populaire dans les campagnes, le scrutin du 10 déc. lui donna une immense majorité (5.434.226 voix, contre 1.448.107 obtenues par Cavaignac). Dix jours après, le prince prêta solennellement devant l'Assemblée constituante le serment de rester fidèle à la République démocratique et de défendre la constitution. «Je regarderais comme ennemis de la patrie, ajouta-t-il, tous ceux qui tenteraient par des voies illégales de changer la forme de gouvernement que vous avez établie.»

Après avoir constitué, sous la présidence d'Odilon Barrot (20 déc.), un premier ministère, où ne se trouvait qu'un républicain (qui fut peu de jours après réduit à se retirer), le prince ne tarda pas à montrer qu'il avait une politique à lui et qu'il entendait, non seulement diriger les ministres, mais substituer sa responsabilité à celle du cabinet. Il travailla tout d'abord à se débarrasser de l'Assemblée constituante, qui voulait sincèrement le maintien de la République, et quand, grâce au vote de la proposition Rateau (12 févr. 1849), il la vit sur le point de se défendre, il commença à découvrir son jeu. Après avoir obtenu (31 mars) l'envoi en Italie d'un corps expéditionnaire qui, dans la pensée des constituants, ne devait nullement avoir pour effet de renverser la République romaine, il n'hésita pas à faire attaquer Rome de vive force (30 avr.) et, malgré l'ordre du jour du 7 mai, qui lui interdisait de détourner plus longtemps l'expédition de son but, il invita publiquement le général Oudinot à poursuivre cette entreprise. Bientôt l'Assemblée constituante ayant fait place à l'Assemblée législative, où les partis de réaction monarchique et catholique formaient une majorité des deux tiers (28 mai), il ordonna de pousser avec énergie le siège de Rome. C'était violer ouvertement la constitution. L'opposition républicaine, par la voix de Ledru-Rollin, demanda sa mise en accusation. Mais cette proposition n'eut d'autre effet que l'échauffourée du 13 juin, si facilement réprimée. Peu après (2 juil.), les troupes françaises entrèrent à Rome et y rétablirent l'autorité pontificale, dont la restauration fut accompagnée de la plus odieuse réaction. Cette faute initiale devait avoir, on le verra plus loin, pour Napoléon III et pour la France, les conséquences les plus funestes.

Le prince-président s'était mis dans une position des plus fausses, d'où, à dater de cette époque, il s'efforça toujours de sortir, sans y parvenir jamais. Prisonnier des ultramontains, il restait, d'autre part, au fond du cœur, carbonaro et ami des Italiens. Aussi crut-il devoir peu de temps après (16 août) adresser publiquement, sous la forme d'une lettre à son officier d'ordonnance, Edgar Ney, l'invitation au gouvernement pontifical de renoncer à un régime de compression dont il ne voulait pas paraître complice et d'adopter le programme suivant: Amnistie générale, cularisation de l'administration, Code Napoléon et gouvernement libéral. Mais Pie IX ne fit à cette mise en demeure qu'une réponse dérisoire (le motu proprio du 12 sept.). L'Assemblée législative se déclara satisfaite des prétendues concessions du pontife. Le ministère désavoua implicitement la lettre à Edgar Ney. Ce que voyant, le président, à qui les coups de tête commençaient à réussir, changea de cabinet (31 oct.), déclarant qu'il entendait diriger personnellement les affaires et que le nom de Napoléon était à lui seul un programme.

Les nouveaux ministres (Ferdinand Barrot, Fould, Rouher, de Parieu, etc.), qui devaient plus tard figurer dans les conseils de l'Empire, n'étaient, nomme il le voulait, que des serviteurs dociles et qui n'avaient garde d'essayer de le contrarier. Quant à l'Assemblée législative, elle commença dès lors à s'alarmer des allures du président, dont l'entourage intime, formé d'aventuriers et d'ambitieux sans frein, prêts à tous les complots, n'inspirait qu'une médiocre confiance aux amis de la légalité (Morny, frère utérin de Louis-Napoléon, était un de ceux qu'à juste titre on pouvait redouter le plus). Pourtant, elle obtint encore de lui des satisfactions notables, qui retardèrent la rupture. C'est ainsi que le président, à la grande joie du parti catholique, laissa voter la loi du 15 mars 1850, qui livrait en grande partie au clergé l'enseignement de la jeunesse, et que peu après il l'encouragea machiavéliquement à mutiler le suffrage universel par la loi du 31 mai, qui supprimait trois millions d'électeurs (et d'électeurs républicains). Par cette dernière mesure, l'Assemblée se frappa elle-même d'un discrédit dont elle ne devait jamais se relever.

A ce moment, la République existait de nom beaucoup plus que de fait. La liberté de réunion n'existait plus. La liberté de la presse fut réduite à fort peu de chose par la loi du 16 juil. 1850. L'administration réagissait partout méthodiquement contre la politique de 1848. Le personnel des services de l'État ne comprenait plus guère que des ennemis de la République. On marchait vers la monarchie. Mais vers laquelle? Pendant les vacances parlementaires, les légitimistes allèrent péleriner à Wiesbaden, les orléanistes à Claremont. Il était question d'un projet de fusion entre les deux branches de la dynastie de Bourbon. D'autre part, Louis-Napoléon, qui détenait le pouvoir et qui entendait le garder, voyageait avec ostentation à travers la France, prononçait des harangues retentissantes, se donnait pour le véritable représentant de la nation, le seul qui voulût réellement le bonheur du peuple et qui fût capable de le faire, enfin passait des revues au cours desquelles les soldats étaient incités à crier: Vive l'empereur!

Après la reprise des travaux législatifs, des récriminations fort aigres furent échangées entre les deux pouvoirs rivaux. Leur mésintelligence devint manifeste après la destitution du général Changarnier, qui commandait la 1re division militaire et la garde nationale de Paris, et sur la vigilance duquel les partis monarchiques comptaient pour déjouer les tentatives de l'Elysée (9 janv. 1851). Le ministère du 31 oct. fut renversé. Le président ne put d'abord le remplacer que par un cabinet de transition (27 janv.) auquel succéda (10 avr.) une administration parlementaire encore d'apparence, mais où dominaient les créatures du président (Fould, Baroche, Rouher, etc.). Bientôt les voyages du prince recommencèrent. A Dijon (1er juin), Louis-Napoléon se plaignit publiquement que l'Assemblée l'empêchait de faire le bien du pays. A cette nouvelle, il y eut grand émoi au Palais-Bourbon. On parla de coup d'État: Mais il suffit d'un mot de Changarnier pour calmer les craintes: «Mandataires de la France, délibérez en paix!» Cette outrecuidante sottise endormit pour plusieurs mois l'Assemblée. En réalité, le président se préparait sans relâche au coup d'État, par un embauchage secret de généraux et d'officiers qui devait rendre facile l'exécution militaire qu'il méditait. Pourtant il eût mieux aimé n'avoir pas à l'exécuter. Mais il eût fallu pour cela que la révision de la constitution, en faveur de laquelle il avait organisé dans toute la France un immense pétitionnement, fût votée, de telle sorte que ses pouvoirs, qui devaient expirer en mai 1852, fussent déclarés renouvelables. Mais après un débat mémorable la révision fut rejetée (19 juil.). A partir de ce moment, la résolution d'en appeler à la force fut inébranlable chez les hommes de l'Elysée.

S'ils tardèrent encore quelques mois à y recourir, c'est d'abord qu'ils n'étaient pas encore tout à fait prêts; c'est aussi qu'ils voulaient pouvoir tendre à l'Assemblée un piège où, suivant leurs prévisions, elle ne manqua de tomber. Dès la fin des vacances parlementaires, Louis-Napoléon (appuyé sur un nouveau ministère qu'il venait de constituer le 26 oct. et où le général de Saint-Arnaud tenait une place inquiétante) proposa l'abrogation de la loi du 31 mai et le rétablissement du suffrage universel (4 nov.). Comme il le souhaitait et l'espérait, la minorité républicaine soutint seule ce projet, qui fut rejeté. Dès lors, la popularité du président et le discrédit de l'Assemblée furent décuplés. Le rejet de la proposition des questeurs (17 nov.), que beaucoup de républicains contribuèrent à faire échouer parce qu'ils y voyaient une menace monarchique, livra bientôt l'Assemblée sans défense possible au président, et le coup d'État fut exécuté.

Dans la nuit du 1er au 2 déc., Morny, devenu ministre de l'intérieur, fit arrêter par Maupas, préfet de police, les membres de l'Assemblée dont l'influence et l’opposition étaient le plus à craindre (Thiers, Cavaignac, Changarnier, Lamoricière, etc.). Il fit aussi couvrir Paris d'affiches annonçant que l'Assemblée nationale était dissoute, que le suffrage universel était rétabli et que le président en appelait à la nation. Deux proclamations du prince annonçaient que l'ordre, la propriété, la religion étaient sauvés et posaient les bases d'une constitution toute césarienne, que Louis-Napoléon serait chargé de faire, et sur laquelle les électeurs étaient appelés à se prononcer d'avance par oui ou par non. Dans le même temps, le Palais-Bourbon était occupé par un régiment. Deux cent vingt représentants (appartenant généralement aux partis monarchiques), qui parvinrent à se réunir dans la journée du 2 à la mairie du Xe arrondissement, furent conduits en prison par un bataillon de chasseurs. Quelques représentants républicains (Schœlcher, Victor Hugo, Jules Favre, etc.) voulurent organiser la résistance dans la rue. L'un d'eux, Baudin, fut tué aux barricades le 3 déc. Le 4, la mitraillade et la fusillade du boulevard Montmartre mirent fin dans Paris à toute agitation. Dans les départements, surtout au centre et au sud-est, il y eut quelques essais isolés de résistance légale, qui furent tous impitoyablement réprimés. Tous les journaux dont le gouvernement pouvait craindre une opposition quelconque furent supprimés. La terreur se répandit partout. Plus de 100.000 républicains furent incarcérés. Les commissions mixtes, en dehors des formes légales, en condamnèrent 26.000 à l'exil ou à la déportation. C'est dans ces circonstances que le suffrage universel, rétabli par Louis-Napoléon, fut invité par lui à se prononcer sur sa proposition, dont le rejet ne pouvait, disait-il, avoir d'autre résultat que l'anarchie. Près de 7.500.000 suffrages lui donnèrent raison; 640.000 seulement se prononcèrent contre lui; il y eut 1.500.000 abstentions (20-21 déc.).

L'archevêque de Paris, comme presque tout le clergé français, applaudit au coup d'État. Bientôt, Louis-Napoléon, après un décret qui frappait d'exil un grand nombre de représentants (7 janv. 1852), publia la constitution du 14 janv. qui rappelait par bien des points celle de l'an VIII. Le nom de République était conservé. Mais le président, dont les pouvoirs devenaient décennaux, était déclaré seul responsable (sans que du reste personne pût rendre cette responsabilité effective); les ministres cessaient de l'être, ne dépendaient plus que de lui seul et n'avaient plus rien de commun avec le Parlement. Le président exerçait personnellement la plénitude du pouvoir exécutif. Quant aux lois, l'initiative appartenait exclusivement à un corps nommé par lui et sous sa dépendance (le conseil d'État). Un Corps législatif, chargé de les discuter et de les voter, sans publicité véritable, serait composé de députés représentant des circonscriptions arbitrairement fixées par le gouvernement (qui se réservait, du reste, d'avoir des candidats officiels). Enfin un Sénat, dont les membres étaient désignés par le chef de l'État; serait constitué gardien de la constitution, avec pouvoir de la modifier sur la proposition du président.

Avant de mettre en vigueur ladite constitution, Louis-Napoléon profita encore de sa dictature pour confisquer les biens de la famille d'Orléans (22 janv.) et pour supprimer par décret ce qui pouvait rester de liberté dans le pays. C'est ainsi que la presse se trouva dès lors soumise sans réserve au bon plaisir administratif (17 févr. 1852). Le 29 févr. eurent lieu les élections générales qui, grâce aux candidatures officielles et à l'impossibilité où les autres étaient de soutenir la lutte, constituèrent un Corps législatif aussi docile et aussi peu gênant que celui du premier Empire. Après une très courte session (29 mars-juin), le président se remit à voyager. Partout sur son passage les cris de: Vive l'Empereur, encouragés ou provoqués par l'administration, éclataient par milliers. Louis-Napoléon en vint bientôt à faire lui-même publiquement l'apologie du futur empire et s'appliqua à dissiper les craintes de guerre qu'il pouvait faire naître. «L'Empire, c'est la paix, déclara-t-il à Bordeaux le 9 oct.; c'est la paix, car la France la désire, et lorsque la France est satisfaite, le monde est tranquille.» A la suite de ces manifestations, il n'hésita plus à demander officiellement au Sénat le rétablissement de ce régime impérial que, depuis sa jeunesse, il rêvait de relever. Cette satisfaction lui fut enfin donnée par le sénatus-consulte du 7 nov., qui, sans altérer les dispositions essentielles de la constitution du 14 janv., lui donna le titre d'empereur et déclara le pouvoir héréditaire dans sa famille, de mâle en mâle, suivant l'ordre qu'il indiquerait (à défaut de sa descendance directe). Un nouveau plébiscite (21-22 nov.) ratifia ces dispositions par 7.824.000 oui contre 253.000 non; et le 1er déc., le prince reçut, sous le nom de Napoléon III, l'investiture de sa dignité nouvelle.

Le rétablissement de l'Empire fut complété par le sénatus-consulte du 12 déc., qui attribuait d'une part à l'empereur 25 millions de liste civile (sans compter les revenus des domaines de la couronne), de l'autre 1.500. 000 fr. de dotation annuelle à sa famille, et par celui du 25 déc., ce dernier portant que le souverain aurait plein pouvoir pour conclure des traités de commerce, ainsi que pour ordonner les travaux d'utilité publique et les entreprises d'intérêt général, enfin que le budget serait voté non par chapitres, mais par ministères, et que l'empereur non seulement répartirait les crédits par chapitres, mais pourrait autoriser des virements. C'était l'absolutisme à peu près sans réserve. Pour assurer l'avenir de sa dynastie, Napoléon III porta d'abord un décret qui, à défaut de sa descendance propre, déclarait la couronne transmissible à son oncle Jérôme, puis au prince Napoléon, fils de ce dernier, et à ses ayants droit (18 déc.). Mais il voulait avoir des héritiers directs et cherchait à se marier. Il ne put, il est vrai, trouver l'alliance princière qu'il rêvait. Tous les gouvernements le reconnurent bien empereur, quelques-uns même (comme l'Angleterre et le Piémont, qui voulaient se servir de lui) avec beaucoup d'empressement. Mais plusieurs, et non les moindres (l'Autriche, la Prusse, etc.), ne le firent qu'avec mauvaise grâce. L'empereur de Russie, Nicolas, le traita pour sa part avec une hauteur presque injurieuse, et lui refusa le titre traditionnel de frère, affront auquel il fut beaucoup plus sensible qu'il ne voulut le paraître. Les vieilles dynasties, même détrônées, éludèrent ses avances matrimoniales. Il ne put épouser ni une princesse de Hohenzollern, ni une princesse Wasa. Ce que voyant, comme il était romanesque et ne reculait pas devant les coups de tête, il fit un mariage d'amour et prit pour femme une Espagnole renommée pour sa beauté et ses succès mondains, Mlle Eugénie de Montijo (29 janv. 1853). Il se vanta publiquement à cette occasion de n'être qu'un parvenu et annonça que la nouvelle souveraine ferait revivre les vertus de l'impératrice Joséphine, ce qui fit sourire. Ce mariage n'augmenta pas son prestige et eut un résultat fâcheux, celui de créer autour de l'empereur deux partis rivaux, dont il devait subir tour à tour l'influence et entre lesquels il allait osciller pendant tout son règne: celui de l'impératrice, femme frivole, ignorante, avec cela violente, inféodée à la faction ultramontaine et qui, non contente de présider aux plaisirs, souvent peu relevés, d'une cour fastueuse, dépensière, insouciante, se fit en politique l'auxiliaire passionnée de l'Église, et celui du prince Napoléon, qui, éloigné du trône et ne voyant dans l'Espagnole qu'une ennemie, sembla prendre à tâche d'outrer ses allures de libre penseur et de démocrate.

Les débuts de l'Empire furent calmes et brillants. Toute opposition se taisait. Les obscurs complots de l'Hippodrome et de l'Opéra-Comique (7 juin-9 juil. 1853) furent déjoués sans peine. Le parti républicain, terrorisé, rentra pour quelque temps dans l'ombre. Napoléon III, qui avait la prétention d'être un despote éclairé et de faire le bonheur du peuple, s'attacha personnellement, avec une activité brouillonne et mal réglée, mais après tout féconde, à développer le bien-être général et la richesse publique. En quelques années, sous son impulsion, on vit se multiplier en France les institutions de bienfaisance, les crèches, les asiles d'enfants et de vieillards, les sociétés de secours mutuels, les cités ouvrières. On vit naître et grandir de puissants et utiles établissements financiers, comme le Crédit foncier (1852-54). Les voies ferrées, à peine ébauchées sous Louis-Philippe, sillonnèrent bientôt la France dans toutes les directions. La circulation commerciale s'accéléra, se ramifia de toutes parts. L'industrie se transforma, s'étendit à vue d'œil. Paris, sous la dictature administrative du préfet Haussmann (à partir de 1853), s'embellit, s'assainit, s'appropria par ses voies et ses constructions aux nécessités de la vie moderne; les autres grandes villes ne tardèrent pas à suivre son exemple. Et l'Exposition universelle de 1855 permit de constater les progrès remarquables accomplis en notre pays par le travail national, progrès qui n'étaient point dus sans doute exclusivement au gouvernement impérial, mais qu'il avait puissamment activés.

La médaille avait pourtant son revers. L'accroissement trop rapide de certaines fortunes développa bientôt dans la bourgeoisie et même dans les classes populaires des goûts de luxe, des habitudes de spéculation et de jeu que l'empereur blâma lui-même plusieurs fois publiquement, sans avoir l'énergie de les refréner dans son entourage. L’affluence et la rapide circulation des capitaux, ainsi que l'embellissement des villes, amenèrent un renchérissement de toutes choses dont les ouvriers, les rentiers, les fonctionnaires eurent bientôt à souffrir. Ajoutons que des calamités accidentelles (disette, choléra) désolèrent la France en 1853 et 1854, que des inondations la dévastèrent en 1854 et 1855, enfin et surtout qu'une guerre longue, coûteuse, meurtrière, qui aurait pu être évitée, ne fut pas sans amener dans le pays à la fois malaise et mécontentement. Napoléon III n'avait pas seulement le désir de se venger des hauteurs de l'empereur Nicolas. Il voulait aussi et surtout empêcher la France de penser à ses libertés perdues et l'en distraire par la gloire des armes. De là l'importance qu'il fit prendre en 1853 à l'insignifiante querelle des Lieux saints et la facilité avec laquelle il se laissa entraîner par l'Angleterre dans une action commune contre la Russie qui, n'ayant pas réussi à faire accepter au sultan son protectorat sur les populations chrétiennes de l'empire ottoman, venait d'envahir les principautés danubiennes et de détruire la flotte turque à Sinope (juil.-nov. 1853).

Après ce dernier événement, Napoléon III, passant par-dessus la tête de la conférence de Vienne, qui s'efforçait de prévenir la guerre, adressa au tsar (29 janv. 1854) un ultimatum que ce souverain repoussa hautement. Bientôt la France et l'Angleterre s'unirent à la Turquie (12 mars) et firent l'une avec l'autre (10 avr.) une alliance à la suite de laquelle leurs flottes furent envoyées dans la mer Baltique, où elles s'emparèrent de Bomarsund, et dans la mer Noire, où elles bombardèrent Odessa. Leurs armées avaient tout d'abord pour objectif le Danube, qui eût été leur base d'opérations, si elles eussent pu entraîner l'Autriche, dont le concours leur était nécessaire pour une attaque à fond contre la Russie. Mais si la cour de Vienne ne se déclara pas pour cette dernière puissance, elle n'osa pas, d'autre part, se jeter dans l'alliance anglo-française, parce que la sourde opposition de la Prusse et la Confédération germanique, toutes dévouées au tsar, ne le lui permirent pas. Ce fut pour Napoléon III une grande déconvenue, d'où il résulta que la guerre, écartée du Danube; fut transportée en Crimée, où elle ne pouvait avoir, en somme, que d'insignifiants résultats. L'armée française, sous Saint-Arnaud, descendit dans cette presqu'île et, victorieuse dans la journée de l'Alma (20 sept.), n'en fut pas moins obligée sous son nouveau chef, Canrobert, de faire dans toutes les règles le siège de Sébastopol, de concert avec les Anglais et avec les Turcs. Malgré les nouveaux succès des alliés à Balaklava et à Inkermann (25 oct.-5 nov. 1854), ce siège meurtrier se prolongea pendant tout un long et cruel hiver et même bien au delà.

Napoléon III, ne pouvant obtenir le concours de l'Autriche, accepta avec empressement celui du Piémont que Victor-Emmanuel et Cavour lui offraient, dans l'espoir (justifié depuis) que ce souverain s'unirait plus tard à eux pour se venger de la cour de Vienne (26 janv. 1855).Un corps de troupes sardes, sous La Marmora, alla se joindre aux alliés devant Sébastopol. Malgré ce renfort, les assiégeants ne faisaient que peu de progrès. Au printemps de 1855, Napoléon III parlait de se rendre lui-même en Crimée. Son entourage et la cour de Londres le dissuadèrent de cette équipée, par crainte de la révolution qui eût pu éclater en France pendant son absence. Il remplaça du moins à la tête de l'armée l'indécis et temporiseur Canrobert par l'énergique Pélissier (16 mai 1855) qui, au prix de pertes énormes et après de graves échecs, finit par emporter d'assaut la position de Malakoff (8 sept.) et forcer les Russes à évacuer Sébastopol. Mais, à partir de ce moment, les hostilités ne firent plus que languir. L'honneur des armes étant sauf, Napoléon III avait hâte de faire la paix. Il se rendait bien compte que la France entière la désirait et ne comprenait pas très bien qu'il eût dépensé 1.500 millions et fait périr 75.000 Français dans une guerre qui, en somme, ne pouvait être très profitable qu'à l'Angleterre. Deux attentats à sa vie (celui de Pianori et celui de Bellemare) venaient d'avoir lieu (avril-sept.); une échauffourée républicaine d'ouvriers venait de se produire à Angers (affaire de la Marianne, août 1855). Malgré les efforts du gouvernement britannique pour le déterminer à faire une nouvelle campagne, l'empereur, qui parvint enfin à intimider la Russie par des conventions diplomatiques avec la Suède et avec l'Autriche (nov.-déc.), rendit la continuation de la guerre impossible. Le nouvel empereur de Russie, Alexandre II, se soumit à la mauvaise fortune (janv, 1856), et le Congrès qui se tint à Paris à partir du 25 févr. 1856 amena la conclusion du traité du 30 mars, qui neutralisait la mer Noire, assurait la liberté de la navigation du Danube et plaçait l'indépendance de l'empire ottoman sous la garantie des grandes puissances. Napoléon III voulut aussi que cette assemblée précisât et proclamât le droit des neutres en matière de guerre maritime. Enfin il permit que Cavour, représentant du Piémont, y posât solennellement devant l'Europe la question de l'affranchissement de l'Italie qui, occupée en partie par les étrangers et soumise en grande partie à des gouvernements absolus, manquait à la fois d'indépendance nationale et de liberté politique.

L'année 1856 marque dans l'histoire l'apogée de sa puissance. A ce moment, il put d'autant mieux croire l'avenir de sa dynastie assuré que, le 16 mars, pendant la durée du Congrès de Paris, il venait de lui naître un fils (Eugène-Louis-Jean-Joseph, prince impérial, celui-là même qui a péri plus tard dans le Zoulouland). Son influence était très grande au-dehors, et de nouveaux succès l'étendirent encore pendant quelques années dans les contrées les plus éloignées de la France. C'est grâce à son intervention que le conflit, qui s'était produit en sept. 1856 entre la Prusse et la Suisse, se termina par un arrangement à l'amiable (mars-mai 1857). Uni à l'empereur de Russie, avec lequel il eut une entrevue fort amicale à Stuttgart en juil. 1857, il fit un heureux essai de la politique des nationalités, qui lui était si chère, en préparant la réunion de la Moldavie et de la Valachie par l'alliance permanente de ces deux principautés et l'unification de leurs lois comme de leurs institutions (août 1858).

D'autre part, la conquête de l'Algérie ayant été complétée en 1857 par la soumission de la Kabylie, il instituait, pour centraliser le gouvernement de cette grande possession. (26 sept. 1858), un ministère spécial qui fut tout d'abord confié au prince Napoléon, puis au comte Chasseloup-Laubat, mais qu'il supprima plus tard (10 déc. 1860) après avoir visité lui-même l'Algérie. Dans le même temps, il prenait, de concert avec le gouvernement britannique, des mesures vigoureuses pour obtenir du gouvernement chinois, qui avait laissé massacrer des missionnaires chrétiens et incendier des factoreries anglaises et françaises, des réparations convenables. Les deux grandes puissances occidentales envoyaient dans l’extrême Orient une double escadre qui, après le bombardement, puis la prise de Canton (1858), força la barre du Peï-Ho et imposa au Céleste-Empire le traité de Tien-tsin. Cette convention ayant été méconnue et violée l’année suivante par les Chinois, une seconde expédition, plus imposante que la première, eut lieu en 1860. Unis aux Anglais, les Français, sous le général Cousin-Montauban, battirent les Célestes à Palikao, et, après le pillage et l’incendie du Palis d’Été (qui ne firent pas grand honneur aux alliés), dictèrent à la cour de Pékin (26 oct. 1860) un second traité plus onéreux encore pour elle que le premier. Dans d'autres régions, la France, soit par des moyens pacifiques, soit par la voie des armes, étendait notablement son empire colonial. Dès 1853, elle avait acquis sans coup férir la Nouvelle-Calédonie. Un différend, qui s'était élevé entre elle et le royaume d'Annam en 1856 à propos de missionnaires maltraités on massacrés, s'aggrava dans les années suivantes et motiva, à partir de 1858, les expéditions successives des amiraux Rigault de Genouilly, Charner et Bonnard, dont les opérations victorieuses aboutirent à l'acquisition de Saigon et de la Basse-Cochinchine (traité de Hué, 5 juin 1862). Un peu plus tard, le roi de Cambodge, Norodom, accepta le protectorat de la France (1863). Et en 1867, le gouvernement annamite, après de nouvelles hostilités, fut contraint de nous abandonner encore trois provinces. Il faut rappeler enfin qu'à la suite des massacres de Syrie (juin 1860) le gouvernement français était intervenu dans ce pays comme protecteur-né des chrétiens du Liban et qu'un corps expéditionnaire commandé par le général de Beaufort-d'Hautpoul l'avait occupé jusqu'en juin 1861 pour obliger la Porte à en améliorer l'administration (résultat qui, par parenthèse, ne fut que très imparfaitement obtenu).

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