Livre I - 2e partie

Antoine Pigafetta
En nous éloignant de ces îles pour continuer notre route, nous parvînmes par le 49° 30' de latitude méridionale, où nous trouvâmes un bon port; et comme nous approchions de l'hiver, nous jugeâmes à propos d'y passer la mauvaise saison.

Deux mois s'écoulèrent sans que nous apperçûmes aucun des habitans de ce pays. Un jour que nous nous y attendions le moins un homme de figure gigantesque se présenta à nous. Il étoit sur le sable presque nu, et chantoit et dansoit en même tems, en se jetant de la poussière sur la tête. Le capitaine envoya à terre un de nos matelots, avec ordre de faire les mêmes gestes comme une marque d'amitié et de paix; ce qui fut très bien compris, et le géant se laissa paisiblement conduire dans une petite île, où le capitaine étoit descendu. Je m'y trouvai aussi avec plusieurs autres. Il témoigna beaucoup d'étonnement en nous voyant; et levant le doigt , il vouloit nous dire sans doute qu'il croyait que nous étions descendus du ciel.

Cet homme étoit si grand que notre tête touchoit à peine à sa ceinture 1. Il étoit d'une belle taille: son visage étoit large et teint de rouge, si ce n'est qu'il avoit les yeux entourés de jaune et deux taches en forme de cœur sur les joues. Ses cheveux, qui étoient en petite quantité, paroissoient blanchis avec quelque poudre. Son habit, ou plutôt son manteau, étoit fait de fourrures bien cousues ensemble, d'un animal qui abonde dans ce pays, comme nous avons eu occasion de le voir par la suite. Cet animal a la tête et les oreilles d’une mule, le corps d'un chameau, les jambes d'un cerf, et la queue d'un cheval; et il hennit comme ce dernier 2 Cet homme portoit aussi une espèce de chaussure faite de la même peau 3. Il tenoit dans la main gauche un arc court et massif, dont la corde, un peu plus grosse que celle d'un luth, étoit faite d'un boyau du même animal; de l'autre main il portoit des flèches de roseau courtes, ayant d'un côté des plumes comme les nôtres, et de l'autre, au lieu du fer, la pointe d'une pierre à fusil blanche et noire. Ils forment de la même espèce de pierre des outils tranchans pour travailler le bois.

Le capitaine général lui fit donner à manger et à boire, et parmi les autres bagatelles et bijoux il lui fit présenter un grand miroir d'acier. Le géant, qui n'avoit pas la moindre idée de ce meuble, et qui pour la première fois sans doute voyoit sa figure, recula si effrayé qu'il jeta par terre quatre de nos gens qui étoient derrière lui. On lui donna des grelots, un petit miroir, un peigne et quelques grains de verroterie; ensuite on le remit à terre, en le faisant accompagner par quatre hommes bien armés.

Son camarade, qui avoit refusé de monter sur le vaisseau, le voyant de retour à terre, courut avertir et appeler les autres, qui, s'appercevant que nos gens armés s'approchoient d'eux, se rangèrent en file, étant sans armes et presque nus: ils commencèrent aussitôt leur danse et leur chant, pendant lesquels ils levoient l'index vers le ciel, pour nous faire entendre qu'ils nous regardoient comme des êtres descendus d'en haut; ils nous montrèrent en même tems une poudre blanche dans des marmites d'argyle, et nous la présentèrent, n'ayant autre chose à nous donner à manger. Les nôtres les invitèrent par des signes à venir sur nos vaisseaux, et offrirent de les aider à y porter ce qu'ils voudroient prendre avec eux. Ils y vinrent en effet; mais les hommes, qui ne tenoient que leur arc et leurs flèches, avoient tout chargé sur leurs femmes, comme si elles eussent été des bêtes de somme 4.

Les femmes ne sont pas si grandes que les hommes; mais en revanche elles sont plus grosses. Leurs mamelles tombantes ont plus d'un pied de long. Elles sont peintes et habillées de la même manière que leurs maris; mais elles ont une peau mince qui leur couvre les parties naturelles. Elles n'étoient rien moins que belles à nos yeux; cependant leurs maris en étoient fort jaloux.

Elles conduisoient quatre des animaux dont j'ai déjà parlé; mais c'étoient des petits, qu'elles menoient, avec une espèce de licou. On se sert de ces petits pour attraper les grands: on les lie à un arbrisseau; les grands viennent jouer avec eux, et des hommes cachés dans les broussailles les tuent à coups de flèches. Les habitans du pays, hommes et femmes, au nombre de dix-huit, ayant été invités par nos gens à se rendre près de nos vaisseaux, se partagèrent des deux côtés du port, et nous amusèrent en faisant la chasse dont il est question.

Six jours après, nos gens occupés à faire du bois pour la provision de l'escadre, virent un autre géant vêtu comme ceux que nous venions de quitter, et armé également d'un arc et de flèches. En s'approchant d'eux il se touchoit la tête et le corps, ensuite il levoit les mains au ciel, gestes que nos gens imitèrent. Le capitaine général, qui en fut averti, envoya l'esquif à terre pour le conduire sur l'îlot qui étoit dans le port et où l'on avoit bâti une maison pour y établir une forge et un magasin pour quelques marchandises.

Cet homme étoit plus grand et mieux fait que les autres; il avoit aussi les manières plus douces: il dansoit et sautoit si haut et avec tant de force, que ses pieds s'enfonçoient de plusieurs pouces dans le sable. Il passa quelques jours avec nous. Nous lui apprîmes à prononcer le nom de Jésus, l'oraison dominicale, etc.; ce qu'il parvint à faire aussi bien que nous, mais d'une voix très forte. Enfin, nous le baptisâmes, en lui donnant le nom de Jean. Le capitaine général lui fit présent d'une chemise, d'ure veste, de caleçons de drap, d'un bonnet, d'un miroir, d'un peigne, de grelots et autres bagatelles. Il retourna vers les siens en paroissant fort content de nous. Le lendemain il apporta au capitaine un de ces grands animaux dont nous avons parlé, et reçut d'autres présens, pour qu'il nous en donnât encore quelques autres; mais depuis ce jour nous ne l'avons pas revu, et nous soupçonnâmes même que ses camarades l'avoient tué, parce qu'il s'étoit attaché à nous. Au bout de quinze jours nous vîmes venir à nous quatre de ces hommes: ils étoient sans armes; mais nous sûmes ensuite qu'ils les avoient cachées derrière les buissons, où elles nous furent indiquées par deux d'entre eux que nous arrêtâmes Ils étoient tous peints, mais de différentes manières.

Le capitaine voulut retenir les deux plus jeunes et les mieux faits pour les conduire avec nous pendant notre voyage et les amener même en Espagne; mais voyant qu'il étoit difficile de les arrêter par la force, il usa de l'artifice suivant. Il leur donna une grande quantité de couteaux, miroirs, grains de verroterie, de façon qu'ils en avoient les deux mains pleines: ensuite il leur offrit deux de ces anneaux de fer qui servent à enchaîner; et quand il vit qu'ils les désiroient beaucoup (car ils aiment passionnement le fer), et que d'ailleurs ils ne pouvoient plus les prendre avec les mains, il leur proposa de les leur attacher aux jambes, pour les porter plus facilement chez eux: ils consentirent à tout; et alors nos gens leur appliquèrent les cercles de fer et en fermèrent les anneaux, de sorte qu'ils se trouvèrent enchaînés. Aussitôt qu'ils s'apperçûrent de cette supercherie ils devinrent furieux, soufflant, heurlant, et invoquant Setebos, qui est leur démon principal, pour qu'il vint à leur secours.

Non content d'avoir ces hommes, le capitaine désiroit d'avoir leurs femmes pour porter en Europe cette race de géans: à cet effet il ordonna d'arrêter les deux autres pour les obliger à conduire nos gens à l'endroit où demeuroient leurs femmes: neuf de nos hommes les plus forts suffirent à peine pour les jeter à terre et les lier; et même l'un d'eux parvint encore à se délivrer; tandis que l'autre fit de si grands efforts, que nos gens le blessèrent légèrement à la tête, mais l'obligèrent enfin à les conduire chez les femmes de nos deux prisonniers. Ces femmes ayant appris tout ce qui était arrivé à leurs maris, jetèrent des cris si violens que nous les entendîmes de fort loin. Jean Carvajo, pilote, qui étoit à la tête de nos gens, voyant qu'il étoit tard, ne se soucia point de prendre alors la femme chez laquelle il avoit été conduit; mais il y resta la nuit en faisant bonne garde. Pendant ce tems vinrent deux autres hommes, qui, sans témoigner ni mécontentement ni surprise, passèrent le reste de la nuit avec eux; mais à la pointe du jour, ayant dit quelques mots aux femmes, dans un instant tous prirent la fuite, hommes, femmes, enfans, et ces derniers couroient même plus lestement que les autres. Ils nous abandonnèrent leur hutte, et tout ce qu'elle contenoit. Cependant un des hommes conduisit loin de nous les petits animaux qui leur servoient pour la chasse; et un autre caché dans un buisson blessa à la cuisse avec une flèche empoisonnée un de nos hommes, qui mourût à l'instant 5. Quoique nos gens firent feu sur les fuyards, ils ne purent point les attrapper, parce qu'ils ne couroient jamais sur la même ligne, mais sautoient de côté et d'autre, et alloient aussi vite qu'un cheval au grand galop. Nos gens brûlèrent la hutte de ces Sauvages, et enterrèrent leur mort.

Tout sauvages qu'ils sont, ces Indiens ne manquent pas d'avoir une espèce de médecine. Quand ils ont mal à l'estomac, par exemple, au lieu de se purger comme nous ferions, ils se fourent une flèche assez avant dans la bouche pour exciter le vomissement, et rendent une matière verte mêlée de sang 6. Le verd provient d'une espèce de chardons dont ils se nourrissent. S'ils ont mal à la tête, ils se forment une entaille au front, et font la même chose sur toutes les parties du corps où ils ressentent de la douleur, afin de faire sortir une grande quantité de sang de l'endroit où ils souffrent.

Leur théorie, qui nous a été expliquée par un de ceux que nous avions pris, vaut bien leur pratique: la douleur, disent-ils, est causée par le sang qui ne veut plus rester dans telle ou telle partie du corps; c'est par conséquent en l'en faisant sortir que la douleur doit cesser.

Ils ont les cheveux coupés en forme d'auréole comme les moines, mais plus longs, et soutenus autour de la tête par un cordon de coton, dans lequel ils placent leurs flèches lorsqu'ils vont à la chasse. Quand il fait bien froid, ils se lient étroitement les parties naturelles contre le corps. Il paroit que leur religion se borne à adorer le diable. Ils prétendent que lorsqu'un d'eux est au moment de mourir, dix a douze démons apparoissent, dansant et chantant autour de lui. Un d'entre eux qui fait plus de tapage que les autres est le chef, ou grand diable, qu'ils nomment Setebos; les petits s'appellent Cheleule. Ils sont peints comme les habitans du pays. Notre géant prétendoit avoir vu une fois un démon avec des cornes, et des poils si longs qu'ils lui couvroient les pieds; il jetoit, ajouta-t-il, des flammes par la bouche et par le derrière.

Ces peuples se vêtissent, comme je l'ai déjà dit, de la peau d'un animal, et c'est de la même peau qu'ils couvrent leurs huttes, qu'ils transportent là où il leur convient le mieux, n'ayant point de demeure fixe, mais allant, comme les Bohémiens, s'établir tantôt dans un endroit, tantôt dans un autre. Ils vivent ordinairement de viande crue, et d'une racine douce qu'ils appellent capac. Ils sont grands mangeurs: les deux que nous avions pris mangeoient chacun une corbeille pleine de biscuit par jour, et buvoit un demi-seau d'eau d'une haleine. Ils mangeoient les souris toutes crues, même sans les écorcher. Notre capitaine donna à ce peuple le nom de Patagons. Nous passâmes dans ce port, auquel nous donnâmes le nom de Saint-Julien, cinq mois, pendant lesquels il ne nous arriva aucun autre accident que ceux dont je viens de parler.

A peine eîunes-nous mouillé dans ce port que les capitaines des quatre autres vaisseaux firent un complot pour tuer le capitaine général. Ces traîtres étoient Jean de Carthagène, vehador 7 de l'escadre; Louis de Mendoza, trésorier; Antoine Cocca, contador, et Gaspard de Casada. Le complot fut découvert: on écartela le premier, et le second fut poignardé. On pardonna à Gaspard de Casada, qui quelques jours après médita une nouvelle trahison. Alors le capitaine général, qui n'osoit pas lui ôter la vie, parce qu'ils avoit été créé capitaine par l'empereur lui-même, le chassa de l'escadre et l'abandonna sur la terre des Patagons, avec un prêtre son complice 8.

Il nous arriva dans cet endroit un autre malheur. Le vaisseau le Saint-Jacques, qu'on avoit détaché pour aller reconnoître la côte, fit naufrage parmi les rochers; cependant tout l'équipage se sauva comme par miracle. Deux matelots vinrent par terre au port où nous étions, nous apprendre ce désastre; et le capitaine général y envoya sur-le-champ des hommes avec quelques sacs de biscuit. L'équipage s'arrêta pendant deux mois dans l'endroit du naufrage pour recueillir les débris du vaisseau et les marchandises que la mer jetoit successivement sur le rivage; et pendant ce tems on leur apportoit de quoi subsister, quoique la distance fut de cent milles, et le chemin très incommode et fatigant, au milieu des épines et des broussailles, à travers lesquelles on étoit obligé de passer la nuit, n'ayant d'autre boisson que la glace qu'on étoit forcé de casser, ce qui ne se faisoit même pas sans peine.

Quant à nous, nous n'étions pas si mal dans ce port; quoique certains coquillages fort longs qu'on y trouvoit en grande abondance, n'étoient pas mangeables; et quelques-uns contenoient des perles, mais fort petites. Nous trouvâmes aussi dans les environs des autruches 9, des renards, des lapins beaucoup plus petits que les nôtres, et des moineaux. Les arbres y donnent de l'encens.

Nous plantâmes une croix sur la cîme d'une montagne voisine, que nous appelâmes Monte-Cristo, et prîmes possession de cette terre au nom du roi d'Espagne.

Nous partîmes enfin de ce port, et côtoyant la terre par le 500 40' de latitude méridionale, nous vîmes une rivière d'eau douce 10, où nous entrâmes. Toute l'escadre faillit d'y faire naufrage à cause des vents furieux qui souffloient, et qui rendoient la mer fort grosse; mais Dieu et les corps saints (c'est-à-dire les feux qui resplendissaient sur la pointe des mâts) nous secoururent et nous sauvèrent. Nous y passâmes deux mois pour approvisionner les vaisseaux d'eau et de bois. Nous nous y fournîmes aussi d'une espèce de poisson, long à peu près de deux pieds et fort couvert d'écailles, qui étoit assez bon à manger; mais nous ne pûmes pas en prendre la quantité qu'il nous auroit fallu 11. Avant d'abandonner cet endroit, le capitaine ordonna que chacun de nous allat à confesse et communiât en bon chrétien.

En continuant notre route vers le sud, le 21 du mois d'octobre, étant par le 520 de latitude méridionale, vous trouvâmes un détroit que nous appelâmes le détroit des Onze mille Vierges, parce que ce jour-là leur étoit consacré. Ce détroit, comme nous le vîmes par la suite, est long de quatre cent quarante milles ou cent dix lieues maritimes, qui sont de quatre milles chacune; il a une demi-lieue de large, tantôt plus et tantôt moins, et va aboutir à une autre mer, que nous appelâmes Mer Pacifique. Ce détroit est environné de montagnes très élevées et chargées de neige; et il est aussi très profond, de sorte que nous ne pouvions y jeter l'ancre que fort près de terre par vingt-cinq à trente brasses d'eau.

Tout l'équipage étoit si persuadé que ce détroit n'avoit point d'issue à l'ouest, qu'on ne se seroit pas avisé même de la chercher, sans les grandes connoissances du capitaine général. Cet homme, aussi habile que courageux, savoit qu'il falloit passer par un détroit fort caché, mais qu'il avoit vu représenté sur une carte faite par Martin de Bohême, très excellent cosmographe 12, que le roi de Portugal gardoit dans sa trésorerie.

Aussitôt que nous entrâmes dans cette eau, que l'on croyoit n'être qu'une baie, le capitaine envoya deux vaisseaux, le Saint-Antoine et la Conception, pour examiner où elle finissoit, ou aboutissoit; tandis que nous, avec la Trinité et la Victoire, les attendîmes à l'entrée.

A la nuit il survint une terrible bourrasque qui dura trente-six heures, et nous contraignit d'abandonner les ancres, et de nous laisser entraîner dans la baie au gré des flots et du vent 13. Les deux autres vaisseaux, qui furent aussi agités que nous, ne purent parvenir à doubler un cap 14 pour nous rejoindre; de façon qu'en s'abandonnant aux vents qui les portoient toujours vers le fond de ce qu'ils supposoient être une baie, ils s'attendoient à y échouer d'un moment à l'autre. Mais à l'instant qu'ils se croyoient perdus, ils virent une petite ouverture 15 qu'ils prirent pour une anse de la baie où ils s'enfoncèrent; et voyant que ce canal n'étoit pas fermé, ils continuèrent à le parcourir et se trouvèrent dans une autre baie 16 dans laquelle ils poursuivirent leur route, jusqu'à ce qu'ils se trouvèrent dans un autre détroit 17, d'où ils passèrent dans une autre baie encore plus grande que les précédentes. Alors, au lieu d'aller jusqu'au bout, ils jugèrent à propos de revenir rendre compte au capitaine général de ce qu'ils avoient vu.

Deux jours s'étaient passés sans que nous vissions reparoître les deux vaisseaux envoyés à la recherche du fond de la baie; de manière que nous les crûmes submergés par la tempête que nous venions d'essuyer; et voyant de la fumée à terre, nous conjecturâmes que ceux qui avoient eu le bonheur de se sauver, avoient allumé des feux pour nous annoncer leur existance et leur détresse. Mais pendant que nous étions dans cette incertitude sur leur sort, nous les vîmes, cinglant à pleines voiles et pavillons flottans, revenir vers nous; et lorsqu'ils furent plus près, ils tirèrent plusieurs coups de bombardes, en poussant des cris de joie. Nous en fîmes autant; et quand nous eûmes appris d'eux qu'ils avoient vu la continuation de la baie, ou, pour mieux dire, du détroit, nous nous joignîmes à eux pour continuer notre route s'il étoit possible.

Quand nous fûmes entrés dans la troisième baie dont je viens de parler, nous vîmes deux débouchés ou canaux, l'un au sud-est et l'autre au sud-ouest 18. Le capitaine général envoya les deux vaisseaux le Saint-Antoine et la Conception au sud-est, pour reconnoître si ce canal aboutissoit à une mer ouverte. Le premier partit aussitôt et fit force de voiles sans vouloir attendre le second, qu'il vouloit laisser en arrière, parce que le pilote avoit l'intention de profiter de l'obscurité de la nuit pour rebrousser chemin, et s'en retourner en Espagne par la même route que nous venions de faire.

Ce pilote étoit Etienne Gomez, qui haïssoit Magellan par la seule raison que lorsque celui-ci vint en Espagne faire à l'empereur la proposition d'aller aux îles Moluques par l'ouest , Gomez avoit demandé et étoit sur le point d'obtenir des caravelles pour une expédition dont il auroit été le commandant. Cette expédition avoit pour but de faire de nouvelles découvertes; mais l'arrivée de Magellan fit qu'on lui refusa sa demande, et qu'il ne put obtenir qu'une place subalterne de pilote; ce qui l'irritoit néanmoins le plus, c'étoit de se trouver sous les ordres d'un Portugais. Pendant la nuit il se concerta avec les autres Espagnols de l'équipage. Ils mirent aux fers, et blessèrent même, le capitaine du vaisseau, Alvaro de Meschita, cousin-germain du capitaine général, et le conduisirent ainsi en Espagne. Ils comptoient y amener aussi l'un des deux géans que nous avions pris, et qui étoit sur leur vaisseau; mais nous apprîmes à notre retour qu'il mourut en approchant de la ligne équinoxiale, dont il ne put supporter la grande chaleur.

Le vaisseau la Conception, qui ne pouvoit suivre de près le Saint-Antoine, ne fit que croiser dans le canal pour attendre son retour; mais ce fut en vain.

Nous étions entrés avec les deux autres vaisseaux dans l'autre canal qui nous restoit au sud-ouest; et poursuivant notre navigation, nous parvînmes à une rivière que nous appelâmes la rivière des Sardines 19, à cause de l'immense quantité de ce poisson que nous y vîmes. Nous y mouillâmes pour attendre les deux autres vaisseaux, et y passâmes quatre jours; mais pendant ce tems on expédia une chaloupe bien équipée pour aller reconnoître le cap de ce canal, qui devoit aboutir à une autre mer. Les matelots de cette embarcation revinrent le troisième jour, et nous annoncèrent d'avoir vu le cap ou finissoit le détroit, et une grande mer, c'est-à-dire, l'Océan. Nous en pleurâmes tous de joie. Ce cap fut appelé il capo Dezeado (cap Désiré), parce qu'en effet nous désirions depuis longtems de le voir 20.

Nous retournâmes en arrière pour rejoindre les deux autres vaisseaux de l'escadre, et ne trouvâmes que la Conception. On demanda au pilote Jean Serano ce que l'autre navire étoit devenu? il nous répondit qu'il le croyoit perdu, parce qu'il ne l'avoit plus revu du moment qu'il avoit embouqué le canal. Le capitaine général donna ordre alors de le chercher par-tout, mais particulièrement dans le canal où il avoit pénétré: il renvoya la Victoire jusqu'à l'embouchure du détroit, en ordonnant que s'il ne le trouvoit pas, de planter dans un endroit bien éminent un étendart 21 au pied duquel on devoit placer, dans une petite marmite, une lettre qui indiquoit la route qu'on alloit tenir, afin qu'il put suivre l'escadre. Cette manière de s'avertir en cas de séparation avoit été arrêtée au moment de notre départ. On planta de la même manière deux autres signaux sur des lieux éminens dans la première baie et sur une petite île de la troisième 22, dans laquelle nous vîmes quantité de loups marins et d'oiseaux. Le capitaine général avec la Conception attendirent le retour de la Victoire près de la rivière des Sardines, et fit planter une croix sur une petite île, au pied de deux montagnes couvertes de neige, d'où la rivière tire son origine.

En cas que nous n'eussions pas découvert ce détroit pour passer d'une mer à une autre, le capitaine général avoit déterminé de continuer sa route au sud jusque par le 75° de latitude méridionale, où pendant l'été il n'y a point de nuit, ou du moins très peu; comme il n'y a point de jour en hiver. Pendant que nous étions dans le détroit nous n'avions que trois heures de nuit, et c'étoit au mois d'octobre.

La terre de ce détroit, qui à gauche tourne au sud-est, est basse. Nous lui donnâmes le nom de Détroit des Patagons 23. A chaque demi-lieue on y trouve un port sûr, de l'eau excellente, du bois de cèdre, des sardines, et une grande abondance de coquillages. Il y avoit aussi des herbes, dont quelques-unes étoient amères, mais d'autres étoient bonnes à manger, sur-tout une espèce de selleri doux, qui croît autour des fontaines, dont nous nous nourrîmes faute de meilleurs alimens 24. Enfin, je crois qu'il n'y a pas au monde de meilleur détroit que celui-ci.

Au moment que nous débouchions dans l'Océan nous fûmes témoins d'une chasse curieuse que quelques poissons faisoient à d'autres poissons. Il y en a de trois espèces, c'est-à-dire, des dorades, des albicores et des bonites, qui poursuivent les poissons appelés colondrins, espèce de poissons volans 25. Ceux-ci, quand ils sont poursuivis, sortent de l'eau, déploient leurs nageoires, qui sont assez longues pour leur servir d'ailes, et volent à la distance d'un coup d'arbâlête; ensuite ils retombent dans l'eau. Pendant ce tems, leurs ennemis, guidés par leur ombre, les suivent, et au moment qu'ils rentrent dans l'eau, ils les prennent et les mangent. Ces poissons volans ont au-delà d'un pied de long, et sont une excellente nourriture.

Pendant le voyage j'entretenois le mieux que je pouvois le géant Patagon qui étoit sur notre vaisseau; et au moyen d'une espèce de pantomime je lui demandai le nom patagon de plusieurs objets, de manière que je parvins à en former un petit vocabulaire 26. Il s'y étoit si bien accoutumé qu'à peine me voyoit-il prendre la plume et le papier, qu'il venoit aussitôt me dire les noms des objets qu'il avoit sous les yeux et des opérations qu'il voyoit faire. Il nous fit voir, entre autres, la manière dont on allume le feu dans son pays; c'est-à-dire, en frottant un morceau de bois pointu contre un autre jusqu'à ce que le feu prenne à une espèce de moëlle d'arbre qu'on place entre les deux morceaux de bois. Un jour que je lui montrai la croix, et que je la baisai, il me fit entendre par ses gestes que Setebos m'entreroit dans le corps et me feroit crêver. Lorsqu'il se sentit à l'extrémité dans sa dernière maladie, il demanda la croix qu'il baisa, et nous pria de le faire baptiser; ce que nous fîmes en lui donnant le nom de Paul.

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