Pour «sortir du bois»... «La mort d'un bûcheron»

Yves Lever
On ne sort pas facilement du bois. À moins d'y retourner et d'apprendre à bien voir dans les yeux et le corps des gens, dans les anciens «campes» désaffectés avec leurs photographies kétaines encore accrochées aux murs, leurs piles de Sélection, les grosses couvertures de laine et les poux (ça ne vous rappelle pas Grand Louis Harvey dans Un pays sans bon sens de Perrault?), et dans les pans de forêt morte sous les chain saws, la quotidienneté douloureuse de nos pères. Alors seulement peut-on en sortir et s'en sortir.

Ce n'est pas la première fois que Gilles Carle rentre dans le bois. Les Lachapelle Brothers du Viol d'une jeune fille douce y pénétraient un moment, mais pour une action peu recommandable. Le métis Red allait y retrouver des solidarités, mais aucun moyen de s'en sortir. Les Mâles allaient y puiser un nouveau goût de vivre (et de bien d'autres choses) au cours d'une longue «retraite fermée». Marie Chapdelaine, dans La mort d'un bûcheron, vient y démystifier Maria Chapdelaine, se libérer de François Paradis, trouver un père honorable, une mère compréhensive, un passé et une conscience.


Le bois dans la ville
La petite fille de Chibougamau (ou de La Sarre, ou de Marsoui) débarquant à Montréal croit sortir du bois et «arriver en ville». Elle n'y retrouve en fait que le même monde, parfois à peine transposé. En devenant chanteuse western et topless dans le club miteux d'Armand St-Amour, l'ancien bûcheron, la Marie Chapdelaine du film retrouve la même clientèle qu'aux camps de bûcherons (les ouvriers exploités), participe à la même mythologie (sentiments et musique à la sauce western romantique), s'engage dans un même type de conditions de travail (beaucoup d'efforts pour enrichir un autre). Un folkloriste dirait qu'elle reprend et transpose le rôle ancien des chanteurs et conteurs dont le principal travail dans les camps ou les bateaux consistait à animer les soirées et à détendre les travailleurs. C'est pourquoi, malgré quelques réticences, Marie se sent très vite à l'aise dans son rôle.

Avec François Paradis, «journaliste» à Pulpe et Papier, elle retrouve et découvre le bois devenu papier. Livres à la bibliothèque, publicité photographique, posters, papier qui «rend votre produit plus désirable», manuscrit politique qu'il faut cacher à la police disent le bois transformé par la ville et omniprésent. Passage du Moyen-Age à la Galaxie Gutenberg, dirait McLuhan, avec son surdéveloppement de la perception visuelle, son monde de voyeurs (plutôt que de «toucheurs», d'auditeurs ou de «senteux»): tout ceci étant symbolisé et caricaturé à l'extrême par ce monsieur Bilodeau, propriétaire de journaux, voyeur et impuissant, mais créateur de vedettes.

Elle fait la connaissance de Blanche Bellefeuille, ancienne femme de bûcheron, ex-cuisinière dans les chantiers et qui a repris en ville ses side-lines payants. La maternelle et magnifique Blanche, malgré son corps fripé de putain et ses jurons de charretier. (Denise Filiatrault nous montre que les longues mièvreries télévisées de Moi et l'autre n'ont pas gâché son extraordinaire talent.)

À Montréal, Marie Chapdelaine retrouve le monde du bois, mais elle n'apprend rien sur son père (son passé, son enracinement). Dès les premières recherches sérieuses, elle découvre qu'elle n'a aucune chance d'aboutir, car la grosse compagnie qui a exploité (à tous les sens du terme) le travail de son père a fait disparaître son dossier. Perte incompréhensible, inexplicable, dit l'archiviste de la compagnie... Perte miraculeuse, permettant de garder le secret sur un pan de l'histoire. Combien de pièces historiques et de documents compromettants au sujet des grosses compagnies disparaissent-ils ainsi, mystérieusement? Quel groupe ou quelle institution du pouvoir n'a pas fait disparaître ainsi des papiers relatant des petits secrets inavouables? (Au fait, encore aujourd'hui, quelle sorte de dossiers les grosses compagnies nous laissent-ils voir?)


Rentrer dans le bois pour en sortir
Les chain saws ne crépitent pas souvent sur la rue Saint-Denis, ni dans les tavernes de la rue Sainte-Catherine. Pour retrouver son père, Marie Chapdelaine doit retourner dans le bois où restent peut-être des vraies traces. À cause de Blanche, elle pourra rencontrer la dernière trace humaine: Ti-Noir l'Espérance, ancien bûcheron, cuisinier et par là «une sorte de boss», collaborateur pour les grands boss. Ti-Noir qui n'est jamais sorti du bois et qui n'en sortira jamais. Ti-Noir, résumé vivant de plusieurs générations d'exploités. Ti-Noir que le passé et la lâcheté assumés laisseront mourir relativement libéré.

Avec lui, tout le passé de l'investissement humain pour le bois refait surface. Sans s'en rendre compte, ce modèle type révèle toutes les dimensions de l'exploitation, accuse les boss de la grosse compagnie, les monseigneurs qui mangent avec les boss après la messe de minuit, les policiers et leurs mitraillettes protégeant uniquement les biens de la compagnie. Mais lui seul peut encore révéler que d'autres n'ont pas été des collaborateurs comme lui.

Feu Tancrède Chapdelaine, feu Jean-Baptiste Coulombe et feu quelques autres ont contesté le système avant même que le mot ne soit inventé. La compagnie était trop puissante, les machine guns des policiers trop bien huilés; un Canadien français s'était vendu aux boss anglophones: nos contestataires sont morts avant les autres, de balles tirées dans le dos. Mais ils n'étaient plus des esclaves. Nos pères ne furent pas tous des «caves». Beaucoup se sont laissé exploiter et n'ont pas essayé de bouger, mais quelques-uns au moins ont essayé quelque chose même s'ils savaient ne pas avoir beaucoup de chances de s'en sortir. Parce qu'ils sont morts libres et que l'exemple de cette liberté aurait pu donner des idées à d'autres, on les a fait disparaître sans sépulture, on a retiré leur dossier et on a laissé douter de leur survivance.

Marie, Blanche et Armand font la fête quand ils apprennent tout cela. «Y é tu mort, le mort? Y é pas mort, le mort...» Et ils ont bien raison. Les lettres de l'inconnu ont enfin atteint leurs destinataires. Maintenant, ils peuvent vraiment sortir du bois. Charlotte Juillet (un nouvel été), l'écrivaine révolutionnaire de gauche, écrira un livre pour dire tout cela. Et Marie se trouvera «un vrai travail».

Ce «message» de Gilles Carle atteindra-t-il lui aussi ses destinataires ? Par le nombre, oui. Mais beaucoup de spectateurs se choquent devant la crudité du langage et des images. Carle a trop forcé ses effets, disent-ils, et seul le pittoresque demeure au lendemain de la projection. C'est vrai que Carle n'a pas usé de la même discrétion visuelle que dans La vraie nature de Bernadette, ni du même raffinement, mais ses images sont justes et justement québécoises. Dans le monde du bois, celui des bûcherons comme celui du papier et du journal, on ne parle ni n'agit autrement. Ne serait-ce que pour ce regard juste – qui reste juste un regard – sur notre réalité collective, le film aurait toute sa raison d'être. Il est temps qu'on apprenne à regarder notre réalité en face.

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