Sur la liberté individuelle en matière de religion

John Locke
Troisième partie de la Lettre sur la tolérance (1689). Aucun pouvoir séculier ou religieux ne peut forcer un homme à embrasser une foi quelle qu'elle soit, car la foi requiert que la conscience individuelle y adhère pleinement, d'elle-même, par un acte de «persuasion intérieure de l'esprit». Pour cette raison, l'État, dont les lois n'ont d'autorité qu'en fonction du fait qu'on s'expose à des peines lorsqu'on ne s'y soumet pas, ne peut avoir aucune prise en ce domaine.
Pour être convaincu que la juridiction du magistrat se termine à ces biens temporels, et que tout pouvoir civil est borné à l'unique soin de les maintenir et de travailleur à leur augmentatoin, sans qu'il puisse ni qu'il doive en aucune manière s'étendre jusque au salut des âmes ; il n'y qu'à examiner les raisons suivantes qui me paraissent démonstratives.

Premièrement. Parce que Dieu n'a pas commis le soin des âmes au magistrat civil, plutôt qu'à toute autre personne, et qu'il ne paraît pas qu'Il ait jamais aucun homme, pour forcer les autres à recevoir Sa religion. Le consentement du peuple même ne saurait donner ce pouvoir au magistrat, puisqu'il est comme impossible d'abandonner le soin de son salut, jusqu'à devenir aveugle de soi-même, et à laisser au choix d'un autre, soit prince ou sujet, de nous prescrire la foi ou le culte que nous devons embrasser. Car il n'y a que personne qui puisse, quand il le voudrait, mouler sa foi sur la conscience d'un autre. Toute la vertu et la force de la vraie religion consiste dans la persuasion intérieure de l'esprit : et la foi n'est plus foi, si l'on ne croit pas point. Quelques dogmes que l'on suive, à quelque culte extérieur que l'on se joigne, si l'on n'est pleinement convaincu que ces dogmes sont vrais, et que ce culte est agréable à Dieu, bien loin que ces dogmes et ce culte contribuent à notre salut, ils y mettent de grands obstacles. En effet, si nous servons le Créateur d'une manière que nous savons Lui être désagréable, au lieu d'expier nos péchés par ce service, nous en commettons de nouveaux, et nous ajoutons à leur nombre l'hypocrisie et le mépris de Sa Majesté souveraine.

En second lieu. Le soin des âmes ne saurait appartenir au magistrat civil, parce que son pouvoir est borné à la force extérieure : mais la vraie religion consiste, comme nous venons de le remarquer, dans la persuasion intérieure de l'esprit, sans laquelle il est impossible de plaire à Dieu. Ajoutez à cela que notre entendement est d'une telle nature, qu'on ne saurait le porter à croire quoi que ce soit par la contrainte. On aurait beau y employer la confiscation des biens, les cachots, les tourments et les supplices ; il n'y a rien de tout cela qui puisse altérer ou anéantir le jugement fixe déterminé que nous faison des choses.

On me dira sans doute, que « le magistrat peut se servir de raisons pour faire entrer les hérétiques dans le chemin de la vérité, et leur procurer le salut ». Je l'avoue : mais il a ceci de commun avec tous les autres hommes. S'il instruit et s'il corrige, par de bonnes raisons, ceux qui se trouvent dans l'erreur, il ne fait que ce que tout honnête homme doit faire. La magistrature ne le dépouille ni des principes de l'humanité, ni des devoirs du christianisme. Mais persuader ou contraindre, employer des arguments ou des peins, sont deux choses bien différentes. Le pouvoir civil tout seul à droit à l'une, et la bienveillance suffit pour autoriser tout homme à l'autre. Nous avons tous la commission d'avertir notre prochain que nous le croyons dans l'erreur, et de l'amener dans la connaissance de la vérité par de bonnes preuves. Mais de donner des lois, d'exiger la soumission, et de contraindre par la force, tout cela n'appartient qu'au magistrat seul. C'est aussi sur ce fondement que je soutiens que le pouvoir du magistrat ne s'étend pas jusqu'à établir, par des lois, des articles de foi ni des formulaires de culte religieux. Car les lois n'ont aucune vigueur sans les peines, et les peines sont tout à fait inutiles, pour ne pas dire injustes, dans cette occasion, puisqu'elles ne sauraient convaincre l'esprit. Il n'y a donc aucune profession de tels ou de tels articles de foi, ni aucune conformité à tel ou à tel culte extérieur (comme nous l'avons déjà dit) qui puissent procurer le salut des âmes, si l'on n'est bien persuadé de la vérité des uns, et que l'autre est agréable à Dieu. Mais les peines ne sauraient absolument produire cette persuasion. Il n'y a que la lumière et l'évidence qui ait le pouvoir de changer les opinions des hommes : et cette lumière ne peut jamais être excitée par les souffrances corporelles, ni par aucune autre peine extérieure.

En troisième lieu. Le soin du salut des âmes ne saurait appartenir au magistrat, parce que, si la rigueur des lois et l'efficacité des peines et des amendes pouvaient convaincre l'esprit des hommes et leur donner de nouvelles idées, tout cela ne servirait de rien pour le salut de leurs âmes. En voici la raison, c'est que la vérité est unique, et qu'il n'y a qu'un seul chemin qui conduise au Ciel. Mais quelle espérance y a-t-il qu'on y amène plus de monde, si l'on n'a d'autre règle à suivre que la religion de la cour , si l'on est obligé de renoncer à ses propres lumières, de combattre le sentiment intérieur de sa conscience, et de se soumettre en aveugles à la volonté de ceux qui gouvernent, et à la religion, que l'ignorance, l'ambition ou la superstition même ont peut-être établie dans le pays où l'on est né ? Si nous avons égard à la différence et à la contrariété des sentiments qu'il a y a sur le fait de la religion, et à ce que les princes ne sont pas moins partagés là-dessus, que dans leurs intérêts temporels, il faut avouer que le chemin du salut est rendu bien étroit. Il n'y aurait plus qu'un seul pays qui suivit cette route, et tout le reste du monde se trouverait engagé à suivre ses princes dans le chemin qui conduit à la perdition. Ce qu'il y a de plus absurde encore, et qui s'accorde fort mal avec l'idée d'une Divinité, c'est que les hommes devraient leur bonheur ou leur malheur éternel aux lieux de leur naissance.

Ces raisons seules, sans m'arrêter à bien d'autres que j'aurais pu alléguer ici, me paraissent suffisantes pour conclure que tout le pouvoir du gouvernement civil ne se rapporter qu'à l'intérêt temporel des hommes, qu'il est borné au soin des choses de ce monde, et qu'il ne doit pas se mêler de ce qui regarde le siècle à venir.

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