Portrait d'un érudit du 19e siècle

Charles-Augustin Sainte-Beuve
Portrait de l'érudit français du 19e siècle Charles Magnin.
Si l’étude, en effet, a des douceurs qui ont souvent été célébrées, il fut donné à M. Magnin de les goûter et de les savourer dans des conditions particulières qui valent la peine qu’on les rappelle et qu’on les décrive. Placé au sein de la plus grande bibliothèque du monde, logé dans les bâtiments qui en dépendaient, il pouvait, aux heures où le public n’y pénétrait pas, ou dans les parties réservées interdites aux profanes, se considérer comme dans le plus vaste et le plus silencieux des cloîtres. À le voir passer dans ces grandes salles et glisser légèrement à pas menus et discrets le long des boiseries sombres et des armoires grillées, il semblait qu’il craignît d’y faire bruit lui-même et d’y éveiller l’écho de tant de générations d’auteurs endormis : c’était un des leurs, un peu en retard, un ami qui, même quand il avait à les consulter, semblait ne vouloir troubler que le moins possible leur repos. Je l’y ai suivi, ou mieux, surpris plus d’une fois dans le cours de ces recherches paisibles : tout se taisait, le jour tombait, il était seul, lisait près d’une fenêtre; le bruit des feuillets qu’il froissait entre ses doigts ressemblait à ces craquements mystérieux qui, dans les froides et muettes nécropoles, marquent seuls par intervalles le travail du temps. On se figure peu, et dans quelques années on ne se figurera plus du tout ce qu’était la Bibliothèque du roi dans sa première et tranquille beauté, avec la morne tristesse de sa cour rectangulaire, avec le jardin austère, fermé d’une clôture, qui en occupait une moitié et où l’on entrait pas, la vasque de pierre verdâtre au milieu, d’où un maigre filet d’eau jaillissait à peine; puis les escaliers solennels, les salles antiques et les galeries de ce beau palais Mazarin, conservées presque comme aux jours où s’y promenait M. le Cardinal et où il s’y faisait rouler dans son fauteuil déjà mortuaire entre deux rangées de chefs-d’œuvre et de magnificences. Rien qu’en y entrant, le respect et le génie des graves études vous saisissaient; l’air qu’on y respirait n’était plus celui du dehors; la lumière elle-même y prenait une teinte égale et monotone. Cette Bibliothèque auguste, telle que nous l’avons vue encore du temps de M. Van Praet, avant l’invasion du grand public et l’irruption d’un peuple de lecteurs, était restée l’idéal de M. Magnin : c’était son cadre, c’était sa patrie; il dut en porter le deuil dans son cœur quand elle changea et se transforma en vue du mieux, jusqu’à se défigurer. Sa vie à lui-même était tout ordonnée et ménagée par rapport à ses fonctions de bibliothécaire et d’écrivain; désirant couper sa journée de la manière la plus favorable à ce double emploi, il s’était arrangé pour dîner vers trois heures et demie, à l’heure où il se trouvait libre et débarrassé du public; son dîner fait, le plus souvent chez lui, dîner frugal et fin, qu’il faisait suivre d’un petit tour de promenade solitaire au Palais-Royal, il rentrait, se remettait à l’étude : il recommençait sa journée, et là c’était un travail incessant, minutieux, méthodique, sans fureur et sans verve, mais non sans un charme infini : une citation dix fois reprise et vérifiée, une diligente comparaison de textes, un rapprochement piquant, une date ressaisie, une œuvre d’hier rattachée à une pièce ancienne oubliée, à une chronique vieillie, une page de son texte à lui, recopiée, remise au net pour la troisième ou quatrième fois, et celle-ci la bonne et la définitive. Et tout cela pour obtenir la gloire? oh! non pas! il savait bien qu’il n’avait pas en lui de quoi la tenter; - pour faire bruit pendant les huit ou quinze jours qu’une Revue reste exposée dans sa primeur aux yeux du public? pas davantage; il n’y prétendait même pas, et tout retentissement lui était antipathique; - mais tous ces soins, ces scrupules, cette conscience, rien que pour le plaisir de se satisfaire, de ne pas se sentir en faute, de paraître exact et sans reproche à un infiniment petit nombre de juges, de posséder toute une branche d’érudition ténue et délicate, et de la faire avancer, ne fût-ce que d’une ligne : voilà quelle était l’inspiration et l’âme de l’étude pour M. Magnin. Je ne le plaindrai point d’avoir tant dépensé pour si peu, je l’envierai plutôt : il a joui de lui-même pendant de longues heures, il a pratiqué le précepte du sage : Cache ta vie; il a fait d’une toute petite santé un long et ingénieux usage; il a souri dans la solitude à d’innocentes pensées et s’est égaré à loisir dans les sentiers qu’il préférait; enfin, lettré par vocation et qui n’était que cela, il a réalisé, selon ses forces et dans sa mesure, un rêve pacifique et doux.

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Archilecteur

Roland Houde


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