La vie de Cicéron - 3e partie

Plutarque
XLVII. Cicéron est envoyé proconsul en Cilicie. Conduite qu'il y tient. -XLVIII. A son retour il trouve Rome divisée entre César et Pompée. – XLIX. II va joindre Pompée, et en est blâmé par Caton. - L. Railleries de Cicéron dans le camp de Pompée. - LI. II va trouver César, qui le reçoit avec honneur. - LII. Affaire de Ligarius. - LIIl. II quitte les affaires et se livre à l'étude. - LIV. Il répudie sa femme Térentia, et épouse une jeune personne qu’il répudie encore. - LV. Mort de sa fille Tullie. Mort de César. - LVI. Antoine excite le peuple contre les meurtriers de César. LVII. Défiance mutuelle de Cicéron et d'Antoine. - LVIII. Songe singulier de Cicéron. - LIX. Il prend le parti du jeune César. - LX. Il engage le sénat à le favoriser. - LXI. César se raccommode avec Antoine et lui sacrifie Cicéron. - LXII. Cicéron s'enfuit avec son frère qui est trahi et mis à mort. – LXIII. Incertitudes où il se trouve. - LXIV. Il est tué. - LXV. Sa tête et ses mains sont attachées à la tribune.
M. Dacier place les commencements de Cicéron à l’an du monde 3870, la première année de la 175e olympiade, l'an de Rome 673, 78 ans avant J.- C. Les éditeurs d'Amyot renferment sa vie depuis l’an 648 de Rome jusqu'à l'an 711, 43 ans avant J.- C.
Parallèle de Démosthène et de Cicéron..
XLVII. Il fut nommé augure, à la place du jeune Crassus, qui avait été tué chez les Parthes; et la Cilicie lui étant échue par le sort dans le partage des provinces, avec une armée de douze mille hommes de pied et de deux mille six cents chevaux, il s'embarqua pour s'y rendre. Il entrait aussi dans sa commission de remettre la Cappadoce sous l'obéissance du roi Ariobarzane et de le réconcilier avec ses peuples. II y réussit parfaitement, sans employer la voie des armes et sans donner lieu à aucune plainte. Le désastre que les Romains venaient d'éprouver dans le pays des Parthes, et les mouvements de la Syrie ayant donné aux Ciliciens quelque envie de se révolter, il les calma et les contint par la douceur de son gouvernement; il refusa les présents que les rois lui offraient, et remit à la province la dépense qu'elle était obligée de faire pour les festins des gouverneurs ; il recevait lui-même à sa table les Ciliciens les plus honnêtes, qu'il traitait sans magnificence, mais avec générosité. Sa maison n'avait point de portier, et jamais on ne le trouvait dans son lit; il se levait de très grand matin et se promenait devant sa porte, où il recevait ceux qui venaient le voir. Sous son gouvernement, personne ne fut battu de verges et n'eut sa robe déchirée; jamais, même dans la colère, il ne dit une parole offensante et n'ajouta aux amendes qu’il prononçait des qualifications outrageantes. Les revenus publics avaient été dilapidés: il les fit rendre aux villes, qui par-là se trouvèrent fort riches; et, sans frapper d'ignominie les prévaricateurs, il se contenta de leur faire restituer ce qu'ils avaient pris. II eut aussi une occasion de faire la guerre et mit en fuite les brigands qui habitaient le mont Amanus. Cette victoire lui mérita le titre d'imperator. L'orateur Coelius lui avait écrit de lui envoyer de la Cilicie des panthères, pour des jeux qu'il devait donner à Rome : Cicéron, qui était bien aise de relever ses exploits, lui répondit qu'il n'y avait plus de panthères en Cilicie; qu'irritées d'être les seules à qui l'on fît la guerre, pendant que tout le reste était en paix, elles avaient toutes fui dans la Carie.
XLVIII. En revenant de la Cilicie , il passa d'abord à Rhodes, et ensuite à Athènes, où il séjourna quelque temps avec plaisir, par le souvenir des habitudes qu'il avait eues autrefois dans cette ville. Il y vit les hommes les plus distingués par leur savoir, et qui tous avaient été ses amis et ses compagnons d'étude. Après avoir fait l'admiration de toute la Grèce, il revint à Rome, où il trouva les esprits tellement échauffés, que la guerre ne devait pas tarder à éclater. Le sénat voulut lui décerner le triomphe; mais il dit qu'il suivrait plus volontiers le char de triomphe de César, quand on aurait fait la paix avec lui. Il ne cessait, en particulier, de conseiller cette paix; il écrivait fréquemment à César; il faisait à Pompée les plus vives instances, ne négligeant rien pour les adoucir et les réconcilier ensemble: mais le mal était irrémédiable; et lorsque César vint à Rome, Pompée, au lieu de l'attendre, abandonna la ville, suivi d'un très grand nombre des principaux d'entre les Romains. Cicéron, ne l'ayant pas accompagné dans cette fuite , donna lieu de croire qu'il allait se joindre à César. II est certain qu'il flotta longtemps entre les deux partis et qu'il f'ut violemment agité, à en juger par ce qu'il écrit lui-même dans ses lettres. « De quel côté, dit-il, dois-je me tourner? Pompée a le motif le plus honnête de faire la guerre; César met plus de suite dans ses affaires et a plus de moyens de se sauver lui et ses amis: je sais bien qui je dois fuir, mais je ne vois pas vers qui je puis me réfugier. »

XLIX. Trébatius, un des amis de César, ayant écrit à Cicéron que César pensait qu'il devait se joindre à lui et partager ses espérances; ou que si l'âge l'obligeait de renoncer aux affaires, il lui conseillait de se retirer en Grèce et d'y vivre tranquille , également éloigné des deux partis; Cicéron , très étonné que César ne lui eût pas écrit lui-même, répondit en colère à Trébatius qu'il ne démentirait pas la conduite qu'il avait toujours tenue dans le gouvernement: c'est ainsi qu'il en parle dans ses lettres. César étant parti pour l'Espagne, Cicéron s'embarqua tout de suite pour aller joindre Pompée. Tout le monde le vit arriver avec plaisir, excepté Caton, qui, l'ayant pris tout de suite en particulier, le blâma fort d'avoir embrassé le parti de Pompée. « Pour moi, lui dit-il, je ne pouvais, sans me faire tort, abandonner une cause à laquelle je me suis attaché dès ma première entrée dans les affaires publiques; mais vous, n'auriez-vous pas été plus utile à votre patrie et à vos amis en restant neutre dans Rome pour vous conduire d'après les événements; au lieu de venir ici, sans raison et sans nécessité, vous déclarer l'ennemi de César et vous jeter dans un si grand péril? » Ces remontrances lui firent d'autant plus aisément changer de résolution, que Pompée ne l'employait à rien d'important. II est vrai qu'il ne devait s'en prendre qu'à lui-même; car il ne dissimulait pas qu'il se repentait d'être venu: il se moquait ouvertement des préparatifs de Pompée, blâmait sans ménagement tous ses projets et ne pouvait s'empêcher de lancer contre les alliés les railleries les plus piquantes. Cependant il se promenait toute la journée dans le camp d'un air sérieux et morne; mais il ne laissa échapper aucune occasion de faire rire par ses bons mots ceux qui en avaient le moins d'envie. Je ne crois pas inutile d'en rapporter ici quelques uns.
L. Domitius, qui voulait élever au grade de capitaine un homme peu fait pour la guerre, vantait la douceur et l'honnêteté de ses mœurs. «Que ne le gardez-vous, lui dit Cicéron, pour élever vos enfants? » Théophane de Lesbos était intendant des ouvriers dans le camp de Pompée; et comme on le louait de la manière dont il avait consolé les Rhodiens, après la perte de leur flotte: « Qu'on est heureux, dit Cicéron, d'avoir un Grec pour capitaine! » César avait du succès dans toutes les rencontres qui avaient lieu entre les deux armées et tenait Pompée comme assiégé. Lentulus ayant dit un jour que les amis de César étaient tristes : « Voulez-vous dire, répondit Cicéron , qu'ils sont mal disposés pour César? » Un certain Marcius, nouvellement arrivé d'Italie, disait que le bruit courait dans Rome que Pompée était assiégé dans son camp. « Vous vous êtes donc embarqué tout exprès, lui dit Cicéron, pour venir vous en assurer par vos propres yeux? » Après la défaite de Pompée, Nonnius portait les esprits à la confiance, parce qu'il restait encore sept aigles dans le camp. « Vous auriez raison, répliqua Cicéron, si nous avions à combattre contre des geais. » Labiénus , plein de confiance en certaines prédictions, soutenait que Pompée finirait par être vainqueur. « Cependant , lui dit Cicéron, avec cette ruse de guerre nous avons perdu notre camp. »
LI. Cicéron, retenu par une maladie, n'avait pu se trouver à la bataille de Pharsale. Lorsque Pompée eut pris la fuite, Caton, qui avait à Dyrrachium une armée nombreuse et une flotte considérable, voulait que Cicéron en prît le commandement, qui lui appartenait par la loi, parce qu'il avait le rang d'homme consulaire. Cicéron l'ayant absolument refusé, en déclarant qu'il ne prendrait plus de part à cette guerre, il manqua d'être massacré par le jeune Pompée et par ses amis, qui, l'accusant de trahison, allaient le percer de leurs épées, si Caton ne les eût arrêtés; encore eut-il bien de la peine à l'arracher de leurs mains et à le faire sortir du camp. Cicéron se rendit à Brunduse, où il resta quelque temps pour attendre César, que ses affaires d'Asie et d'Égypte retenaient encore. Dès qu'il sut qu'il était arrivé à Tarente et qu'il venait par terre à Brunduse, il alla au-devant de lui, ne désespérant pas d'en obtenir son pardon, honteux néanmoins d'avoir à faire devant tant de monde l'épreuve des dispositions d'un ennemi vainqueur; mais il n'eut rien à faire ou à dire de contraire à sa dignité. César ne l'eut pas plus tôt vu venir à lui, précédant d'assez loin ceux qui l'accompagnaient, qu'il descendit de cheval, courut l'embrasser et marcha plusieurs stades en s'entretenant tête à tête avec lui. Il ne cessa depuis de lui donner les plus grands témoignages d'estime et d'amitié; et Cicéron ayant composé dans la suite un éloge de Caton, César, dans la réponse qu'il y fit, loua beaucoup l'éloquence et la vie de Cicéron, qu'il compara à celles de Périclès et de Théramène.
LII. Quintus Ligarius ayant été mis en justice comme ennemi de César, et Cicéron s'étant chargé de sa défense, César dit à ses amis : « Qui empêche que nous laissions parler Cicéron? II y a longtemps que nous ne l'avons entendu. Pour son client, c'est un méchant homme, c'est mon ennemi; il est déjà condamné. » Mais Cicéron, dès l'entrée de son discours, émut singulièrement son juge; et, à mesure qu'il avançait dans sa cause, il excitait en lui tant de passions différentes, il donnait à son expression tant de douceur et de charme, qu'on vit César changer souvent de couleur et rendre sensibles les diverses affections dont son âme était agitée. Quand enfin l'orateur vint à parler de la bataille de Pharsale, César, n'étant plus maître de lui-même, tressaillit de tout son corps et laissa tomber les papiers qu'il tenait à la main. Cicéron, vainqueur de la haine de son juge, le força d'absoudre Ligarius.
LIII. Depuis cette époque, Cicéron, voyant la monarchie succéder à l'ancien gouvernement; abandonna les affaires et donna tout son loisir aux jeunes gens qui voulurent s'appliquer à la philosophie: ils étaient tous des premières familles de Rome; et les liaisons fréquentes qu'il eut avec eux lui donnèrent de nouveau un très grand crédit dans la villé. Son occupation ordinaire était d'écrire des dialogues philosophiques, de traduire les philosophes grecs et de faire passer dans la langue latine les termes de dialectique ou de physique employés par ces écrivains: c'est lui, dit-on, qui le premier a naturalisé dans sa langue les mots grecs que les Latins rendent par imagination, assentiment, suspension de jugement, compréhension, atome, indivisible, vide, et plusieurs autres semblables; ou du moins c'est lui qui les a rendus plus intelligibles aux Romains, en les expliquant par des métaphores ou par des termes déjà connus dans la langue latine. II faisait servir ainsi à son amusement la facilité qu'il avait pour la poésie : lorsqu'il s'abandonnait à ce genre de composition, il faisait jusqu'à cinq cents vers dans une nuit. Il passait la plus grande partie de son temps dans sa maison de Tusculum , d'où il écrivait à ses amis qu'il menait la vie de Laërte, soit qu’il voulut plaisanter, comme à son ordinaire, soit que son ambition lui fit désirer encore de prendre part au gouvernement et qu'il fût mécontent de sa situation présente. Il allait rarement à Rome et seulement pour faire sa cour à César; il était le premier à applaudir aux honneurs qu'on lui décernait, et avait toujours quelque chose de nouveau et de flatteur à dire sur sa personne ou sur ses actions. Tel est le mot sur les statues de Pompée qu'on avait abattues et que César fit relever. « César, dit Cicéron, en relevant les statues de Pompée, a, par cet acte de générosité, affermi les siennes. »
LIV. II pensait à écrire l'histoire de Rome, dans laquelle il voulait faire entrer une partie de l'histoire grecque, avec la plupart de ses fables; mais il en fut détourné par un grand nombre d'affaires publiques et particulières, par des événements fâcheux, dont les uns furent involontaires et les autres lui arrivèrent presque toujours par sa faute. Il répudia d'abord sa femme Térentia, à qui il reprochait une telle négligence pendant la guerre civile, qu'elle l'avait laissé manquer des choses les plus nécessaires, et qu'à son retour en Italie il n'avait reçu d'elle aucune marque d'affection; car elle n'était pas même venue le trouver à Brunduse, où il avait fait un long séjour; et lorsque sa fille Tullia, qui était encore dans sa première jeunesse, avait été le joindre à Brunduse, sa mère ne lui avait donné, ni une suite convenable, ni les provisions nécessaires pour un si long voyage; elle avait enfin laissé sa maison dans un entier dénuement et chargée de plusieurs dettes considérables. Tels sont les prétextes les plus honnêtes qu'il donna de son divorce. Térentia soutenait qu'ils étaient faux ; et Cicéron lui-même, il faut l'avouer, lui donna un grand moyen de justification , en épousant peu de temps après une jeune personne , séduit par sa beauté, à ce que disait Térentia; et, suivant Tiron, l'affranchi de Cicéron, à cause de ses richesses, qu'il devait faire servir à payer ses dettes. Cette fille avait en effet de très grands biens; et son père, en mourant , les avait laissés à Cicéron en fidéicommis pour les lui rendre à sa majorité : mais, comme il devait beaucoup, il se laissa
persuader par ses parents et ses amis de l'épouser malgré la disproportion de l'âge, afin de trouver dans la fortune de cette femme de quoi se libérer envers ses créanciers. Antoine, dans sa réponse aux Philippiques , parle de ce mariage et reproche à Cicéron d’avoir répudié une femme auprès de laquelle il avait vieilli : c'était le railler finement sur la vie sédentaire qu'il avait menée, sans avoir fait, dans sa jeunesse, aucun service militaire.
LV. Peu de temps après son mariage, il perdit sa fille Tullia, qui mourut en couche dans la maison de Lentulus, qu'elle avait épousé après la mort de Pison, son premier mari. Tous les philosophes qui se trouvaient alors à Rome se rendirent en foule chez Cicéron pour le consoler; mais il fut si amèrement affecté de cette perte, qu'il répudia sa nouvelle femme, parce qu'il crut qu'elle s'était réjouie de la mort de Tullia. Voilà pour ses affaires domestiques. Il n'eut aucune part à la conjuration qui fit périr César, quoiqu'il fût intimement lié avec Brutus et que, mécontent de l'état présent des affaires, il désirât, autant que personne, l'ancien ordre de choses. Mais les conjurés craignirent son caractère timide et l'âge avancé, qui ôte l'audace et la fermeté aux âmes même les plus vigoureuses. Brutus et Cassius ayant exécuté leur complot, les amis de César se réunirent pour venger sa mort; et l'on craignit de voir Rome replongée dans les horreurs de la guerre civile. Antoine, alors consul, assembla le sénat et parla, en peu de mots, sur la nécessité d'agir de concert. Cicéron fit un très long discours analogue aux circonstances, et persuada aux sénateurs de décréter, à l'exemple des Athéniens, une amnistie générale pour tout ce qui avait été fait depuis la dictature de César, et de donner des gouvernements à Cassius et à Brutus.
LVI. Mais ces sages mesures furent sans effet. Le peuple, en voyant le corps de César porté à travers la place publique, se laissa aller à sa compassion naturelle; et Antoine ayant déployé la robe du dictateur , tout ensanglantée et percée des coups qu’on lui avait portés, ce spectacle remplit la multitude d'une telle fureur, qu'elle chercha les meurtriers dans la place même, et que, s'armant de tisons enflammés, elle courut à leurs maisons pour y mettre le feu. Ils se dérobèrent à ce danger, qu'ils avaient prévu ; et , comme ils en craignaient de plus grands encore, ils prirent le parti de quitter Rome. Leur fuite releva la fierté d'Antoine ; la pensée qu’il allait régner seul dans la ville le rendit redoutable à tout le monde et surtout à Cicéron. Comme il voyait la puissance de cet orateur dans le gouvernement se fortifier de jour en jour, le sachant d’ailleurs intime ami de Brutus, il supportait impatiemment sa présence. L'opposition de leurs mœurs avait fait naître depuis longtemps entre eux des soupçons et de la défiance. Cicéron, qui redoutait sa mauvaise volonté, voulut d'abord aller en Syrie, comme lieutenant de Dolabella; mais Hirtius et Pansa, deux hommes vertueux et partisans de Cicéron, qui devaient succéder à Antoine dans le consulat, conjurèrent Cicéron de ne pas les abandonner, se promettant, s'ils l'avaient avec eux à Rome, de détruire la puissance d'Antoine. Cicéron, sans refuser de les croire, mais sans ajouter trop de foi à leurs paroles, laissa partir Dolabella; et, après être convenu avec Hirtius qu’il irait passer l’été à Athènes et qu'il reviendrait à Rome dès qu’ils auraient pris possession du consulat, il s’embarqua seul pour la Grèce. Sa navigation ayant éprouvé du retard, il recevait tous les jours des nouvelles de Rome , qui l'assuraient, comme il est ordinaire en pareil cas, qu'il s'était fait dans Antoine un changement merveilleux; qu'il ne faisait rien qu'au gré du sénat, et qu'il ne fallait plus que la présence de Cicéron pour donner aux affaires la situation la plus favorable. Alors, se reprochant son excessive prévoyance, il revint à Rome. Il ne fut pas trompé d'abord dans ses espérances ; il sortit au-devant de lui une foule si considérable, que les compliments et les témoignages d'affection qu’il reçut, depuis les portes de la ville jusqu'à sa maison, consumèrent presque toute la journée.
LVII. Le lendemain Antoine, ayant convoqué le sénat, y appela Cicéron, qui refusa de s'y rendre et se tint au lit, sous prétexte que le voyage l'avait fatigué; mais son vrai motif fut la crainte d'une embûche qu'on devait lui dresser, et dont il avait été prévenu dans sa route. Antoine, offensé d'un soupçon qu'il traitait de calomnieux, envoyait des soldats pour l'amener de force, ou pour brûler sa maison s'il s'obstinait à ne pas venir; mais, aux vives instances de plusieurs sénateurs, il révoqua son ordre et se contenta de faire prendre des gages chez lui. Depuis ce jour-là, lorsqu'ils se rencontraient dans les rues, ils passaient sans se saluer ; et ils vécurent dans cette défiance réciproque, jusqu'à ce que le jeune César arriva d'Appollonie, et que, s'étant porté pour héritier de César, il réclama d'Antoine une somme de vingt-cinq millions de drachmes , qu'il retenait de la succession du dictateur; ce qui mit entre Antoine et lui de la division. Philippe, qui avait épousé la mère du jeune César, et Marcellus, le mari de sa sœur, allèrent avec lui chez Cicéron; et tous ensemble ils convinrent que Cicéron appuierait le jeune César de son éloquence et de son crédit dans le sénat et auprès du peuple, et que le jeune César emploierait son argent et ses armes à protéger Cicéron contre ses ennemis; car il avait déjà auprès de lui un grand nombre de ces soldats qui avaient servi sous le dictateur.

LVIII. Mais il paraît que Cicéron fut déterminé par un motif encore plus fort à recevoir avec plaisir les offres d'amitié de ce jeune homme. César et Pompée vivaient encore, lorsque Cicéron eut un songe dans lequel il crut avoir appelé au Capitole les enfants de quelques sénateurs, parce que Jupiter devait déclarer l'un d'entre eux souverain de Rome. Tous les citoyens étaient accourus en foule et environnaient le temple. Ces enfants, vêtus de robes bordées de pourpre, étaient assis au-dehors , dans un profond silence: tout à coup les portes s'étant ouvertes, ils s'étaient levés, et, entrant dans le temple, ils avaient passé, chacun à son rang, devant le dieu, qui, après les avoir considérés attentivement, les avait renvoyés tous fort affligés : mais quand le jeune César s'approcha, Jupiter étendit sa main vers lui: « Romains, dit-il , voilà le chef qui terminera vos guerres civiles. » Ce songe imprima si vivement dans l’esprit de Cicéron l’image de ce jeune homme, qu'elle y resta toujours empreinte. Il ne le connaissait pas; mais le lendemain il descendit au champ de Mars, à l'heure où les enfants revenaient de leurs exercices; le premier qui s'offrit à lui fut le jeune César, tel qu'il l'avait vu dans le songe. Frappé de cette rencontre, il lui demanda le nom de ses parents. Son père s'appelait Octavius , homme d'une naissance peu illustre; sa mère Attia était nièce de César, lequel, n'ayant point d'enfants, l'avait, par son testament, institué héritier de sa maison et de ses biens.
LIX. On dit que depuis cette aventure Cicéron ne rencontrait jamais cet enfant sans lui parler avec amitié et lui faire des caresses que le jeune César recevait avec plaisir; d'ailleurs le hasard avait fait qu'il était né sous le consulat de Cicéron. Voilà les causes qu'on a données de son affection pour ce jeune homme: mais les véritables motifs de cet attachement furent d'abord sa haine contre Antoine; ensuite son caractère, qui , toujours faible contre les honneurs , lui donna ce goût pour César, dans l'espérance qu'il ferait servir au bien de la république la puissance de ce jeune homme, qui d'ailleurs faisait de son côté tout son possible pour s'insinuer dans l'amitié de Cicéron et l'appelait même son père. Brutus, indigné de cette conduite, lui en fait les plus vifs reproches dans ses lettres à Atticus : il y dit que Cicéron, en flattant César par la peur qu’il a d'Antoine, ne laisse aucun lieu de douter qu'il cherche moins à rendre à sa patrie la liberté, qu'à se donner à lui-même un maître doux et humain. Cependant Brutus ayant trouvé le fils de Cicéron à Athènes, où il suivait les écoles des philosophes; le prit avec lui, le chargea d'un commandement et lui dut plusieurs de ses succès. Jamais Cicéron n'avait joui d’une plus grande autorité dans Rome: disposant de tout en maître, il vint à bout de chasser Antoine et de soulever tous les esprits contre lui; il envoya même les deux consuls Hirtius et Pansa pour lui faire la guerre, et persuada au sénat de décerner au jeune César les licteurs armés de faisceaux et toutes les marques du commandement, parce qu'il combattait pour la patrie.
LX. Mais après qu'Antoine eut été défait, et les deux consuls tués, les deux armées qu'ils commandaient s'étant réunies à César, le sénat, qui craignit ce jeune homme, dont la fortune devenait si brillante, décerna aux troupes qui le suivaient des honneurs et des récompenses, dans la vue d'abattre sa puissance, sous prétexte que depuis la défaite d'Antoine la république n’avait plus besoin d'armée. César, alarmé de cette mesure, envoya secrètement quelques personnes à Cicéron, pour l'engager, par leurs prières, à se faire nommer consul avec César; l'assurant qu'il disposerait à son gré des affaires et qu'il gouvernerait un jeune homme qui ne désirait que le titre et les honneurs attachés à cette dignité. César avoua depuis que, craignant de se voir abandonné de tout le monde par le licenciement de son armée, il avait mis à propos en jeu l'ambition de Cicéron et l'avait porté à demander le consulat, en lui promettant de l'aider de son crédit et de ses sollicitations dans les comices.
LXI. Ce fut surtout dans cette occasion que Cicéron, malgré l'expérience de l'âge, dupé par un jeune homme, appuya si fortement sa brigue, qu'il lui donna tout le sénat. II en fut blâmé sur le champ par ses amis, et il ne tarda pas lui-même à reconnaître qu'il s'était perdu et qu'il avait sacrifié la liberté du peuple. César, dont le consulat avait fort augmenté la puissance, ne s'embarrassa plus de Cicéron; il se lia avec Antoine et Lépidus; et, réunissant tous trois leurs forces, ils partagèrent entre eux l'empire , comme si ce n’eût été qu'un simple héritage. Ils dressèrent une liste de plus de deux cents citoyens dont ils avaient arrêté la mort. La proscription de Cicéron donna lieu à la plus vive dispute. Antoine ne voulait se prêter à aucun accommodement, que Cicéron n'eût péri le premier. Lépidus appuyait sa demande, et César résistait à l'un et à l'autre. Ils passèrent trois jours, près de la ville de Bologne, dans des conférences secrètes, et s’abouchaient dans un endroit entouré d’une rivière qui séparait les deux camps. César fit, dit-on, les deux premiers jours, la plus vive défense pour sauver Cicéron, mais enfin il céda le troisième jour et l’abandonna. Ils obtinrent chacun, par des sacrifices respectifs, ce qu'ils désiraient: César sacrifia Cicéron; Lépidus, son propre frère Paulus; et Antoine, son oncle maternel Lucius César: tant la
colère et la rage, étouffant en eux tout sentiment d'humanité , prouvèrent qu'il n'est point d'animal féroce plus cruel que l'homme, quand il a le pouvoir d'assouvir sa passion!

LXII. Pendant ce traité barbare, Cicéron était , avec son frère , à sa maison de Tusculum, où, à la première nouvelle des proscriptions, ils résolurent de gagner Astyre , autre maison de campagne que Cicéron avait sur le bord de la mer, pour s'y embarquer et se rendre en Macédoine, auprès de Brutus, dont il avait appris que le parti s'était fortifié. Ils se mirent chacun dans une litière, accablés de tristesse et n'ayant plus d'espoir. Ils s'arrêtèrent en chemin; et, ayant fait approcher leur litière, ils déploraient mutuellement leur infortune. Quintus était le plus abattu; il s'affligeait surtout de n'avoir pas songé à rien prendre chez lui. Cicéron n'ayant non plus que peu de provisions pour son voyage, ils jugèrent qu'il était plus sage que Cicéron , continuant sa route, se hâtât de fuir, et que Quintus retournât dans sa maison pour y prendre tout ce qui leur était nécessaire. Cette résolution prise, ils s'embrassèrent tendrement et se séparèrent en fondant en larmes. Peu de jours après, Quintus, trahi par ses domestiques et livré à ceux qui le cherchaient, fut mis à mort avec son fils. Cicéron, en arrivant à Astyre, trouva un vaisseau prêt, sur lequel il s'embarqua et fit voile, par un bon vent , jusqu'à Circée. Là , les pilotes voulant se remettre en mer, Cicéron, soit qu'il en craignît les incommodités, soit qu'il conservât encore quelque espoir dans la fidélité de César, descendit à terre et fit à pied l'espace de cent stades, comme s'il eût voulu retourner à Rome.
LXIII. Mais bientôt, l'inquiétude où il était lui ayant fait changer de sentiment, il reprit le chemin de la mer et passa la nuit suivante livré à des pensées si affreuses, qu'il voulut un moment se rendre secrètement dans la maison de César et s'égorger lui-même sur son foyer, afin d'attacher à sa personne une furie vengeresse. La crainte des tourments auxquels il devait s'attendre, s'il était pris, le détourna de cette résolution: toujours flottant entre des partis également dangereux, il s'abandonna de nouveau à ses domestiques, pour le conduire par mer à Caiète, où il avait une maison qui offrait, pendant les chaleurs de l'été, une retraite agréable , lorsque les vents étésiens rafraîchissent l’air par la douceur de leur haleine. Il y a dans ce lieu un temple d'Apollon, situé près de la mer. Tout à coup il sortit de ce temple une troupe de corbeaux qui, s'élevant dans les airs avec de grands cris, dirigèrent leur vol vers le vaisseau de Cicéron , comme il était près d’aborder, et allèrent se poser aux deux côtés de l'antenne. Les uns croassaient avec grand bruit, les autres frappaient à coup de bec sur les cordages. Tout le monde regarda ce signe comme très menaçant. Cicéron , après être débarqué, entra dans sa maison et se coucha pour prendre du repos; mais la plupart de ces corbeaux étant venus se poser sur la fenêtre de sa chambre jetaient des cris effrayants. Il y en eut un qui, volant sur son lit, retira avec son bec le pan de la robe dont Cicéron s'était couvert le visage. A cette vue , ses domestiques se reprochèrent leur lâcheté. « Attendrons-nous , disaient-ils, d'être ici les témoins du meurtre de notre maître? et lorsque des animaux même, touchés du sort indigne qu'il éprouve, viennent à son secours et veillent au soin de ses jours, ne ferons-nous rien pour
sa conservation? » En disant ces mots , ils le mettent dans une litière, autant par prières que par force, et prennent le chemin de la mer.
LXIV. Ils étaient à peine sortis, que les meurtriers arrivèrent: c'était un centurion nommé Hérennius, et Popilius, tribun de soldats, celui que Cicéron avait autrefois défendu dans une accusation de parricide. Ils étaient suivis de quelques satellites. Ayant trouvé les portes fermées , ils les enfoncèrent. Cicéron ne paraissant pas , et toutes les personnes de la maison assurant qu'elles ne l’avaient point vu, un jeune homme, nommé Philologus , que Cicéron avait lui-même instruit dans les lettres et dans les sciences, et qui était affranchi de son frère Quintus, dit au tribun qu'on portait la litière vers la mer, par des allées couvertes. Popilius, avec quelques soldats, prend un détour et va l'attendre à l'issue des allées. Cicéron, ayant entendu la troupe que menait Hérennius courir précipitamment dans les allées, fit poser à terre sa litière; et , portant la main gauche à son menton, geste qui lui était ordinaire, il regarda les meurtriers d'un oeil fixe. Ses cheveux hérissés et poudreux , son visage pâle et défait par une suite de ses chagrins, firent peine à la plupart des soldats mêmes , qui se couvrirent le visage pendant qu'Hérennius l'égorgeait : il avait mis la tête hors de la litière et présenté la gorge au meurtrier; il était âgé de soixante-quatre ans. Hérennius, d'après l'ordre qu'avait donné Antoine, lui coupa la tête et les mains avec lesquelles il avait écrit les Philippiques. C'était le nom que Cicéron avait donné à ses oraisons contre Antoine; et elles le conservent encore aujourd'hui.
LXV. Lorsque cette tête et ces mains furent portées à Rome, Antoine, qui tenait les comices pour l’élection des magistrats, dit tout haut en les voyant : « Voilà les proscriptions finies. » Il les fit attacher à l'endroit de la tribune qu'on appelle les rostres : spectacle horrible pour les Romains, qui croyaient avoir devant les yeux, non le visage de Cicéron, mais l'image même de l'âme d'Antoine. Cependant , au milieu de tant de cruautés, il fit un acte de justice, en livrant Philologus à Pomponia , femme de Quintus. Cette femme, se voyant maîtresse du corps de ce traître, outre plusieurs supplices affreux qu'elle lui fit souffrir, le força de se couper lui-même peu à peu les chairs, de les faire rôtir et de les manger ensuite. C'est du moins le récit de quelques historiens; mais Tiron , l'affranchi de Cicéron, ne parle pas même de la trahison de Philologus. J'ai entendu dire que plusieurs années après, César étant un jour entré dans l'appartement d'un de ses neveux , ce jeune homme , qui tenait dans ses mains un ouvrage de Cicéron, surpris de voir son oncle, cacha le livre sous sa robe. César, qui s'en aperçut, prit le livre , en lut debout une grande partie et le rendit à ce jeune homme, en lui disant : « C'était un savant homme, mon fils; oui, un savant homme et qui aimait bien sa patrie. » César, ayant bientôt après entièrement défait Antoine, prit pour collègue au consulat le fils de Cicéron. Ce fut cette même année que par ordre du sénat les statues d'Antoine furent abattues, les honneurs dont il avait joui révoqués; et il fut défendu, par un décret public, que personne de cette famille ne portât le prénom de Marcus. C'est ainsi que la vengeance divine réserva à la famille de Cicéron la dernière punition d'Antoine.

PARALLÈLE DE DÉMOSTHÈNE ET DE CICÉRON.

1. Voilà ce qui m'a paru le plus digne de mémoire, de tout ce que j'ai pu apprendre dans les historiens sur Démosthène et sur Cicéron. Je m'abstiendrai de les comparer ensemble pour le mérite de l'éloquence: mais je crois devoir dire ici que Démosthène consacra à perfectionner son talent tout ce qu'il avait de facultés naturelles et acquises; que par l'énergie et la véhémence de ses discours il surpassa tous ses rivaux, soit dans le barreau, soit dans la tribune; qu'il l'emporta, par l'élévation et la magnificence de son style, sur tous ceux qui s'exerçaient dans le genre démonstratif, et qu'en exactitude et en adresse il effaça les plus habiles rhéteurs. Cicéron , dont les connaissances étaient très variées et très étendues, qui a laissé plusieurs ouvrages sur la philosophie, écrits à la manière de l'Académie, et qui lui sont particuliers; Cicéron , dis-je, affecte, même dans ses plaidoyers et dans ses harangues, de faire paraître son érudition.
II. Leur style est en quelque sorte l'image de leurs mœurs. Celui de Démosthène, éloigné de toute affectation et de toute plaisanterie, toujours grave, toujours sérieux et serré , sent , non la lampe, comme Pythéas le lui reprochait par raillerie, mais le buveur d'eau, mais l'homme méditatif, connu par l'amertume et l'austérité de ses mœurs. Cicéron, dont le penchant à railler allait jusqu'à la bouffonnerie; qui, dans ses plaidoyers mêmes, pour l'intérêt de sa cause, tournait en plaisanteries les choses les plus sérieuses, négligeait quelquefois les bienséances. Ainsi, dans la défense de Coelius, il dit qu'il n'était pas étonnant que son client, riche comme il l'était, et magnifique dans sa dépense, se livrât quelquefois aux voluptés ; qu'il y a de la folie à ne pas jouir de ce qu'on possède, d'autant que les philosophes les plus célèbres placent le souverain bien dans la volupté. Lorsque Caton accusa Muréna, Cicéron, alors consul, prit sa défense; et, comme l'accusateur était fort attaché à la secte du Portique, Cicéron, dans son plaidoyer, railla beaucoup les stoïciens sur l'absurdité de ces paradoxes qu'ils appellent leurs dogmes. Il s'éleva, dans l'assemblée, de grands éclats de rire qui gagnèrent jusqu'aux juges; et Caton lui-même dit en souriant, à ceux qui étaient assis auprès de lui: « En, vérité, nous avons un consul bien plaisant! » En effet, Cicéron était d'un caractère plaisant et railleur; on voyait même sur son visage un air gai et enjoué. Démosthène, au contraire, avait toujours l’air sérieux et occupé; il quittait rarement ce visage sombre et sévère : aussi ses ennemis disaient-ils de lui , comme il le rapporte lui-même , que c'était un homme difficile et fâcheux.
III. On voit encore par leurs ouvrages que l'un, quand il se loue, le fait avec une retenue qui ne peut déplaire à personne; il faut même, pour qu'il se le permette, qu'un grand intérêt l'exige: partout ailleurs
il est modeste et réservé. Cicéron, dans tous ses discours, parle de lui-même avec une intempérance qui décèle un désir immodéré de gloire; comme dans ce vers si connu, où il s'écrie :
Que le fer, le laurier, cèdent à l'éloquence !
Enfin, peu content de vanter tout ce qu'il a fait dans le gouvernement, il loue même les discours qu'il a écrits ou prononcés; semblable à un jeune homme qui veut rivaliser avec les sophistes Isocrate et Anaximène, plutôt qu'à un homme d'état qui, tel
Qu’un lutteur vigoureux, terrible à ses rivaux,
est chargé de gouverner et de redresser le peuple romain. Le pouvoir de l'éloquence est nécessaire sans doute à un homme d'état; mais il ne peut, sans rabaisser sa dignité, aimer et poursuivre avec avidité la gloire qu'elle procure. Aussi , sous ce rapport, Démosthène eut plus de force et d'élévation dans l’âme ; lui qui voulait que son talent pour la parole ne parût être que le fruit de son expérience, pour lequel il réclamait l'indulgence de ses auditeurs , et qui regardait avec raison comme des artisans méprisables ceux qui tiraient vanité de leur éloquence. Ils eurent tous deux une égale capacité pour traiter, devant le peuple, les affaires d'état; et ceux même qui commandaient dans les camps et dans les armées eurent besoin de leur appui: ainsi Charès, Diopithe et Léosthène trouvèrent un grand secours dans l’orateur grec; Pompée et le jeune César, dans Cicéron, comme César le reconnaît lui-même dans ses Mémoires à Agrippa et à Mécène.
IV. Il a manqué à Démosthène un des moyens les plus capables de faire connaître à fond le naturel d'un homme, l'autorité et le commandement, qui mettent en activité toutes les passions et découvrent les vices cachés dans le cœur. Il ne fut jamais soumis à cette épreuve, qui aurait pu faire mieux juger de son caractère. Il n'exerça point de charge importante; il ne commanda aucune des armées qu'il avait fait assembler contre Philippe. Cicéron fut envoyé préteur en Sicile, proconsul en Cilicie et en Cappadoce: et dans un temps où l'avarice ne connaissait plus de bornes; où, le simple larcin étant devenu une bassesse, les préteurs et les généraux qu'on envoyait dans les provinces ravissaient tout de force; où prendre n'était plus une honte, et où l'on savait gré à ceux qui le faisaient avec quelque modération, dans ce temps-là , Cicéron montra le plus grand mépris pour les richesses et fit éclater en toute occasion sa douceur et son humanité. Dans Rome même, où, sous le nom de consul, il fut investi, contre Catilina, de toute l'autorité d'un dictateur et d'un souverain, il vérifia cet oracle de Platon, que les villes verraient finir leurs maux, lorsque, par une faveur singulière de la fortune, la puissance suprême et la prudence se trouveraient réunies avec la justice sur la même personne. Démosthène au contraire est accusé d'avoir fait trafic de son éloquence, et d'avoir composé secrètement les plaidoyers pour Phormion et pour Apollodore, les deux parties adverses d'un procès. On lui a reproché d'avoir reçu de l'argent du roi de Perse, et il fut condamné pour en avoir reçu d'Harpalus. Dirons-nous que ce sont des calomnies de ses ennemis ? Il en eut, il est vrai, un grand nombre; mais est-il possible de récuser le témoignage de ceux qui assurent que Démosthène n'eut jamais la force de résister aux présents que les rois lui faisaient pour lui témoigner leur estime et leur reconnaissance? et n'était-ce pas en effet ce qu'on devait attendre d'un homme qui plaçait son argent à usure sur les vaisseaux? Cicéron refusa constamment, comme nous l'avons dit dans sa Vie, et les présents que les Siciliens lui envoyèrent pour son édilité, et ceux que le roi de Cappadoce lui offrit pendant son proconsulat ; ceux enfin qu'à son exil de Rome tous ses amis voulurent le forcer de recevoir.
V. Le bannissement de l'un fit sa honte; il fut la suite d'une condamnation pour crime de vol: l'exil de l'autre le couvrit de gloire; il ne fut chassé de Rome que pour avoir délivré sa patrie des plus grands scélérats. Aussi la sortie de l'un ne fit aucune sensation dans Athènes; et quand Cicéron sortit de Rome, le sénat prit la robe noire, porta longtemps le deuil, et défendit qu'on traitât d'aucune affaire avant que le peuple eût décrété le rappel de Cicéron. Il est vrai que Cicéron passa le temps de son exil en Macédoine sans rien faire. Démosthène, pendant le sien, s'occupa des plus grandes affaires politiques: il parcourait les villes pour y défendre les intérêts de la Grèce; il en chassait les ambassadeurs macédoniens; et sa conduite fait voir en lui un bien meilleur citoyen que ne le furent, dans des situations pareilles, Thémistocle et Alcibiade. Revenu dans sa patrie, il reprit, sur les mêmes principes, l'administration des affaires, et ne cessa de résister à Antipater et aux Macédoniens. Cicéron reçut de Lélius, en plein sénat, le reproche d'être resté tranquille à sa place, sans ouvrir la bouche, lorsque le jeune César, qui sortait à peine de la puberté, avait demandé, contre la disposition des lois, qu'il lui fût permis de briguer le consulat; et Brutus, dans ses lettres, l'accuse d'avoir nourri et fomenté une tyrannie plus forte et plus insupportable que celle qu'ils avaient détruite.
VI. Enfin, si nous considérons leur mort, on ne peut voir, sans un sentiment de pitié, un malheureux vieillard qui, par faiblesse, après s'être fait porter de côté et d'autre par ses domestiques pour éviter ses ennemis, et fuir une mort qui prévenait de bien peu le terme de la nature, est misérablement égorgé. Démosthène, à la vérité, se rend d'abord suppliant dans le temple de Neptune; mais on ne peut refuser des éloges à la précaution qu'il avait prise de tenir du poison tout prêt, au soin qu'il eut de le conserver, et à la fermeté avec laquelle il en fit usage. Le dieu ne lui assurant pas dans son temple un asile inviolable, il se réfugie au pied d'un autel plus puissant; il s'échappe du milieu des armes et des satellites et se joue ainsi de la cruauté d'Antipater.

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