Dimensions d'une philosophie

Daniel Desroches

Qu’est-ce qu'une philosophie comme mode de vie? Pour répondre à cette question, il sera utile de distinguer d’abord les trois grandes dimensions du phénomène complexe que l’on cherche à décrire. En s’inspirant librement de l’introduction de Qu’est-ce que la philosophie antique?, on dégagera trois dimensions propres à la vie philosophique, des traits constitutifs que l’on retrouvera ensuite dans les grandes écoles antiques, soit le socratisme, le cynisme, le scepticisme, l’épicurisme et le stoïcisme.

Or quelles sont ces trois dimensions constitutives? Premièrement, la philosophie antique se présentait comme un choix de vie, le choix d’une manière de vivre propre qui constituait une option existentielle parmi d’autres. Deuxièmement, ce choix de vie s’incarnait dans une règle de vie formée d’exercices spirituels, c’est-à-dire de pratiques personnelles destinées à opérer une transformation de soi. Troisièmement, ce mode de vie se prolongeait par un ensemble de pratiques discursives, c’est-à-dire par l’usage de discours en accord avec ce choix préalable; il s’agissait le plus souvent de discours rationnels de justification de l’option existentielle choisie et de discours visant l’appropriation personnelle de la règle de vie. Il faut approfondir maintenant ces dimensions avant de décrire les principales écoles.

1) Sauf à de rares exceptions, l’expérience philosophique débutait dans une école, dans une communauté de vie pour laquelle le choix d’une manière de vivre exigeait une conversion, un retournement ou un changement de direction [1]. Si les écoles s’opposent sur certains points, elles partagent toutes la conviction que la philosophie se reconnaît à un genre d’existence radicalement autre. C’est ce choix de vie qui distinguait, d’une part, la vie philosophique des autres manières de vivre et, d’autre part, les écoles entre elles.

Or le choix d’un type d’existence philosophique était lui-même déterminé par le choix d’un bien propre, d’un souverain bien. C’est dans le choix de ce bien propre que résidait la valeur fondamentale qui orientera la vie philosophique. Celui-ci pouvait consister dans la vertu morale, l’autarcie, l’ataraxie, l’apathie, etc. Si le choix de ce bien permettait de guider toute la vie philosophique, c’est parce qu’il était aussi conçu à la manière d’un remède contre les malheurs humains, tels la peur de la mort, l’esclavage du désir, la souffrance, les fausses opinions, etc. La philosophie antique se présentait alors comme une thérapeutique de l’âme [2]. Enfin, ce choix de vie comportait une exigence normative, car il aspirait à la sophia conçue comme une fin, comme un idéal de perfection spirituelle. C’est ainsi que la conversion philosophique était inséparable d’une aspiration forte à la sagesse, laquelle passait souvent par l’imitation d’un maître de vie comme Pythagore, Socrate ou Épicure

La thèse principale de Hadot est que le discours philosophique fait partie d’un mode de vie ou, plus précisément, que le discours philosophique antique a son origine dans une manière de vivre déterminée [3]. Cette dimension existentielle, si éloignée de notre conception actuelle, était le socle commun de toutes les écoles antiques. «Pour mieux comprendre, écrivait Hadot, il faut peut-être faire appel à la distinction que proposaient les stoïciens entre le discours sur la philosophie et la philosophie elle-même. Selon les stoïciens, les parties de la philosophie, c'est-à-dire la physique, l'éthique et la logique étaient [...] des parties du discours philosophique. Mais la philosophie elle-même, c'est-à-dire le mode de vie philosophique, n'est plus une théorie divisée en parties mais un acte unique qui consiste à vivre la logique, la physique et l'éthique» [4].

2) La vie philosophique correspondait à la mise en œuvre d’un ensemble d’exercices spirituels, car ceux-ci offraient les moyens concrets de se rapprocher de l’idéal visé en transformant progressivement l’expérience vécue. Hadot s’est expliqué longuement sur le choix de l’expression «exercices spirituels» pour caractériser les pratiques philosophiques, qu’il oppose aux «pratiques de soi» décrites par Foucault [5]. Dans la perspective cosmique qu'il fait sienne, une perspective qui s'oppose aux descriptions plus esthétiques de Foucault, l’exercice spirituel est défini comme une «pratique volontaire, personnelle, destinée à opérer une transformation de l’individu» [6].

Nous ne disposons que de listes partielles de ces exercices, mais nous savons qu’ils étaient très variés et qu’ils étaient pratiqués seul, avec le maître ou avec un conseiller d’existence. Il y avait, par exemples, des pratiques corporelles, comme l’abstinence, les épreuves d’endurance visant la maîtrise de soi; il y avait des ascèses mentales, comme la maîtrise des représentations, la préméditation des maux, la méditation contemplative, l’exercice de la mort et l’examen de conscience; enfin, il y avait des pratiques mixtes comme le dialogue, l’écoute, l’écriture et la mémorisation de notes personnelles. Selon la typologie de Hadot, on peut les répartir en trois classes: les exercices de conformité à la nature, les exercices impliquant des relations sociales et les exercices personnels [7].

Si le cas d’Aristote, dont la métaphysique valorise la connaissance pour elle-même, semble résister à l’analyse [8], Hadot n’hésite jamais à dire que c’est toute la philosophie antique qui est exercice spirituel, parce que même la plus haute theoria, le point de vue contemplatif de la métaphysique, peut servir la praxis, celle du détachement [9]. Influencé par le stoïcisme et les Pensées de Marc Aurèle, l’exercice par excellence serait celui qui permet d’adopter le «point de vue d'en haut»; il s’agit d’une méditation contemplative par laquelle le philosophe adopte une perspective universelle[10]. Enfin, et d’une manière générale chez Hadot, l'activité philosophique peut être décrite comme une conversion du regard ou de l'attitude naturelle qui traduit un changement radical dans la manière d'être et de percevoir le monde [11]. Cet aspect contemplatif des exercices sera abordé à la fin de cet article au moment de de discuter la philosophie comme mode de vie chez Hadot.

3) Certes, la pratique de la vie philosophique n’allait pas sans l’usage de discours. Si le rôle et la place des logoï variaient selon les écoles, certaines le développant tandis que d’autres le réduisait ou le suspendait, celui-ci servait généralement à justifier une option existentielle. C’est en ce sens que le discours était subordonné au choix de vie. Outre la justification, on notera aussi que l’introduction à la vie philosophique elle-même exigeait un discours de type psychagogique, c’est-à-dire un discours destiné à former un disciple ou devant permettre la conduite de son âme. Enfin, il y avait un troisième trait important: la pratique du discours permettait de s’approprier la règle de vie choisie afin de transformer son existence. De ce point de vue, le discours philosophique obéissait à une fonction pragmatique indépendante de la recherche de la connaissance. L’idée qu’il existerait une pragmatique du discours philosophique trouve un appui solide chez Hadot, car il estimait que l’écrit ancien doit toujours être interprété dans la perspective de l'effet qu'il cherche à produire sur son destinataire et non comme la justification abstraite d’une théorie [12].

Si Socrate, Diogène et Pyrrhon n’ont pas écrit, justifiant leur vie philosophique par un usage direct de la parole et des actes mémorables, le discours écrit était utilisé par les académiciens, les épicuriens et les stoïciens. Sous forme d’exhortations [13], de lettres [14] et de traités, le discours rationnel servait le plus souvent à justifier une option existentielle afin de lui procurer une assise «inébranlable» [15]. En ce sens, même la recherche de la connaissance la plus exigeante se rapportait au mode de vie que l’on voulait justifier.

Certes, les philosophes ne faisaient pas usage du discours dans le seul souci de le développer, car l’élaboration d’un tel discours, sans chercher à le mettre en accord avec sa propre vie, était essentiellement l’affaire des sophistes [16]. Qui plus est, le choix de vie philosophique pouvait même interdire un tel rapport au logos. C’était le cas, notamment, chez les cyniques et chez les sceptiques qui pratiquaient une réduction volontaire et justifiée du discours; les premiers, parce qu’ils illustraient leur vertu héroïque par la voie courte des actes, tout en s’opposant à la dialectique et à la paideia et, les seconds, parce qu’ils estimaient que l’ataraxie s’obtient au prix d'une purgation des opinions, c'est-à-dire par la suspension du jugement.

Quant aux discours de formation spirituelle, on songera d’abord à la dialectique. C’est que la pratique de la discussion servait autant d’ascèse éthique que d’examen logique des hypothèses. Par le jeu du dialogue et le détachement des intérêts qu’il implique, le mouvement de formation spirituelle du disciple s’effectuait sous l’égide du logos, étant l’effet produit par celui-ci. Or l’effet psychagogique ne pourra pas se produire, dans un dialogue de Platon par exemple, si l’on ne s’attarde qu'aux seuls arguments, méconnaissant ainsi le jeu dialectique par lequel l’auditeur se trouve mis en question lui-même par la discussion. Si le discours philosophique n'aspirait pas à informer des lecteurs, explique Hadot, c’est parce qu’il visait d’abord à former un disciple, bref il n’était pas simplement informatif, comme il l'est devenu aujourd’hui, mais de part en part pragmatique [17].

À propos des discours d’appropriation, on en prendra un exemple chez les stoïciens de la période impériale. Si l’exhortation justifiait une option existentielle propre et que le dialogue servait la formation, les hypomnêmata, eux, étaient surtout consacrés à l’appropriation de la règle de vie et à la méditation. Ces notes ou écrits personnels, qu’il était commode d’avoir à sa disposition en toute situation, permettaient de se remémorer la doctrine philosophique afin d’adopter l’attitude escomptée face aux événements. Toujours «sous la main» et constituant un équipement de «discours secourables», comme le dit Plutarque avant que ne le relève Foucault, ces notes étaient plus qu'un simple «support de mémoire» [18]. Comme on sait, le Manuel d’Épictète rédigé par son disciple Arrien [19] et les Pensées pour soi-même de Marc Aurèle [20] appartiennent au genre littéraire des hypomnêmata, tout comme les Lettres à Lucilius et les Entretiens de Sénèque [21].

En terminant, la présentation des dimensions du mode de vie philosophique ne nous dispense pas pour autant d’étudier les écoles elles-mêmes. Dans la section suivante, l’examen des principales écoles philosophiques permettra d’identifier: 1) l’option existentielle choisie et le choix d'un bien propre, 2) les principaux exercices spirituels qui servent de support au choix de vie et 3) le principal usage du discours qui, de manière conséquente, découle du mode de vie choisi et des pratiques philosophiques.


Ouvrages de Pierre Hadot sur cette question :

Plotin ou la simplicité du regard (1963), Gallimard, 1997.
Exercices spirituels et philosophie antique (1981), Albin Michel, 2002.
La Citadelle intérieure: Introduction aux Pensées de Marc Aurèle, Fayard, 1995.
Qu'est-ce que la philosophie antique ? Gallimard, 1995.
Études de philosophie ancienne, Les Belles Lettres, 1998.
La philosophie comme manière de vivre. Entretiens, Albin Michel, 2001.
Apprendre à philosopher dans l'Antiquité (avec I. Hadot), Livre de poche, 2004.


Anthologies, doxographies et textes de philosophie antique :

Goulet, R. Dictionnaire des philosophes antiques, tomes I-IV, CNRS, 1989-2005.

Bréhier, E. Les Stoïciens, deux tomes, Gallimard, 1962.
Dumont, J.-P., Les Sceptiques grecs, PUF, 1966.
Dumont, J.-P. Les écoles présocratiques, Gallimard, 1991.
Épicure, Lettres, maximes, sentences, LGF, Livre de poche, 1994.
Goulet-Cazé, M.-O. et L. Paquet, Les Cyniques grecs, Livre de poche, 1992.
Hadot, P. (éd.) Les Écrits de Plotin, 3 vol., Cerf, 1988-1994.

Laërce, D. Vies et doctrines des philosophes illustres, Livre de poche, 1999.
Ménage, G. Histoire des femmes philosophes, Arléa, 2006.

Arrien, Manuel d’Épictète, Livre de poche, 2000.
Aristote, Éthique à Nicomaque, Vrin, 1990.
___, Exhortation à la philosophie, Les Belles Lettres, 2011.
Cicéron, Le bien et le mal: De finibus, III, Les Belles Lettres, 1997.
___, Les devoirs, Les Belles Lettres, 2009.
Empédocle, Les Purifications, Seuil, 2003.
Épictète, Entretiens, Les Belles Lettres, 1943-1965; Gallimard, 1993.
Lucrèce, De la nature, Aubier, 1993.
Marc Aurèle, Écrits pour lui-même, tome I, Les Belles Lettres, 1998.
___, Pensées pour moi-même suivies du Manuel d’Épictète, GF, 1964.
Platon, Œuvres complètes, Flammarion, 2008.
Plutarque, Œuvres morales, 15 tomes, Les Belles Lettres,  2002.
Porphyre, De l’abstience, Livres I-IV, Les Belles Lettres, 1979-1995.
___, Vie de Pythagore, Lettre à Marcella, Les Belles Lettres, 1983.
Pythagore, Les vers d'or suivi du Commentaire…, L'artisan du livre, 1931.
Sénèque, Entretiens. Lettres à Lucilius, Belles Lettres, rééd. Laffont, 1993.
Sextus Empiricus, Esquisses pyrrhoniennes, Seuil, 1997.
___, Contre les professeurs, Seuil, 2002.
Xénophon, Le Banquet, Apologie de Socrate, Les Belles Lettres, 1961.
___, Mémorables, Les Belles Lettres, rééd. tome I, 2000, tome II, 2011.


Sélection d’ouvrages généraux sur la philosophie hellénistique :

Goulet, R., Dictionnaire des philosophes antiques, I-IV, CNRS, 1989-2005.

Brunschwig, J. Études sur les philosophies hellénistiques, PUF, 1995.
Brunschwig, J. et P. Pellegrin, Les Philosophes hellénistiques, GF, 2001.
Lévy, C. Les Philosophies hellénistiques, LGF, Livre de poche, 1997.
Long & Sedley, The Hellenistic Philosophers, Cambridge U. Press, 1987.


Notes :

 


 

[1] Qu’est-ce que la philosophie antique? 18. Sur le thème du choix de vie, de l'option existentielle ou de la conversion philosophique, voir l'article «Conversion», Exercices spirituels…, 223-35.

[2] «La philosophie comme manière de vivre», Exercices spirituels…, 293 ; dans le même recueil, voir «Exercices spirituels», 33-5, 53. À ce propos, enfin, voir les études remarquables de Voelke: La philosophie comme thérapie de l’âme, Cerf, 1993.

[3] Qu’est-ce que la philosophie antique ? 18, 19, 410.

[4] «La philosophie comme manière de vivre», Exercices spirituels…, 292-3.

[5] À propos de cette discussion, voir les articles suivants: «Un dialogue interrompu avec Michel Foucault», Exercices spirituels…, 305-11; «Réflexion sur la notion de culture de soi, Exercices spirituels…, 323-32.

[6] La philosophie comme manière de vivre, 144-7. À ce propos, voir la vaste étude intitulée: «Exercices spirituels» in Exercices spirituels…, 19-74.

[7] «La philosophie comme manière de vivre», Exercices spirituels…, 302-4. Sur ceci, Qu’est-ce que la philosophie antique? 276-333.

[8] Foucault, M. L’herméneutique du sujet, «Cour du 6 janvier : première heure» 19.

[9] Qu’est-ce que la philosophie antique? 125. Voir aussi «Exercices spirituels» in Exercices spirituels…, 52-4.

[10] Qu’est-ce que la philosophie antique? 309-14.

[11] «La philosophie comme manière de vivre», Exercices spirituels…, 304. À ce propos, voir aussi : «Le sage et le monde», Exercices spirituels…, 343-60.

[12] «Interprétation, objectivité...», La philosophie comme manière de vivre, 106-25.

[13] Par exemple, Aristote, Exhortation à la philosophie, Les Belles Lettres, 2011.

[14] Telle la Lettre à Ménécée. Épicure, Lettres, maximes, sentences, LGF, 1994.

[15] La philosophie comme manière de vivre, 148-9.

[16] Qu’est-ce que la philosophie antique ? 268-9.

[17] La philosophie comme manière de vivre, 110; voir aussi 93-8.

[18] Foucault, M. «L’écriture de soi», Dits et écrits II, 329, Gallimard, 2001, 1234-49.

[19] Arrien, Manuel d’Épictète, trad. P. Hadot, LGF, Le livre de poche, 2000.

[20] Marc Aurèle, Écrits pour lui-même, trad. P. Hadot, Les Belles Lettres, 1998.

[21] Sénèque, Entretiens. Lettres à Lucilius, Belles Lettres, rééd. Laffont, 1993.

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