Les initiatives pédagogiques de Jean-Baptiste de La Salle

Frères des Écoles chrétiennes
C’est à réorganiser la dernière école de charité survivante en la paroisse Saint-Sulpice qu’il est appelé par M. de la Barmondière en 1688. C’est une seconde école de charité qu’il ouvre, un an plus tard, rue du Bac. Mais, dès l’origine et au regard le moins prévenu, les nouvelles « écoles chrétiennes » offrent avec les « petites écoles » des différences notables. Une « petite école » du XVIIe siècle ne compte guère que dix ou douze éléves autour de l’instituteur. Rue du Bac, cent vingt élèves, répartis en deux classes, sont instruits par deux maîtres. Rue Princesse, quatre classes, dirigées chacune par un maître, contiennent au total trois cent enfants. Voilà une première et importante réforme : elle permet de grouper les écoliers d’après leur âge, d’après leurs progrès, d’obtenir véritablement ce que nous appelons encore aujourd’hui un « classe », au lieu de ce pêle-mêle de débutants et de demi-instruits, de « petits », de « moyens » et de « grands », qu’était l’ancienne école primaire.

Mais ce résultat eût été impossible si tout d’abord le « mode simultané » n’avait remplacé le mode individuel. Déjà essayé dans les écoles de filles de saint Pierre Fourier, il devient, entre les mains de M. de La Salle, un mécanisme merveilleusement souple : le maître s’adresse en même temps à tous les élèves et de telle manière qu’il surveille et constate l’attention de chacun d’eux. « Pendant qu’on lira, est-il dit dans la Conduite des écoles, tous les autres de la même leçon suivent dans leur livre qu’ils doivent toujours avoir en main. Le maître veillera avec un très grand soin à ce que tous lisent bas ce que le lecteur lira haut, et fera de temps en temps lire à quelques-uns quelques mots en passant, pour les surprendre et reconnaître s’ils suivent effectivement. » Des interrogations fréquentes et qui obligent tous les esprits à travailler en concurrence; des explications fournies par un élève à voix haute, afin que tous ses condisciples en tirent profit; des appels réitérés, non seulement à la mémoire, mais à la réflexion des enfants, tiennent la classe en haleine, aiguillonnent les engourdissements et les paresses. Au surplus, tout s’exécute avec ordre, avec le minimun de paroles et de gestes, dans une gravité que le professeur doit imposer par son exemple.

De même que dans le mode simultané s’insère le mode individuel en ce qu’il a d’indispensable, de même est conservé de l’enseignement mutuel ce qui est compatible avec la direction unique d’un maître. Les classes nombreuses sont divisées en sections et tandis que l’instituteur s’occupe d’une section, les autres, sous la surveillance des élèves les plus avancés, accomplissent une tâche qu’il a prescrite et qu’il contrôlera.

Cette forme d’enseignement assura, dès le début, les rapides progrès des élèves. Il fallut cependant près de deux siècles pour qu’elle triomphât entièrement ailleurs que chez les Frères des Écoles chrétiennes. Aujourd’hui, tous nos instituteurs sont à cet égard – sans le savoir, le plus souvent – les disciples de saint Jena-Baptiste de La Salle.

Une innovation presque aussi hardie, et qui eut – nous le verrons – son retentissement bien au delà de l’école primaire, fut la suppression du latin dans l’enseignement de la lecture. Peu à peu exclu des relations sociales, de la politique et de la littérature, le latin, langue ecclésiastique, langue des érudits, et même, pour l’échange des idées, pour la communication des découvertes entre Européens, langue des philosophes et des hommes de science, le latin gardait un empire absolu sur l’éducation. Il était seul en usage pour tout l’enseignement secondaire, et c’était en latin que les enfants devaient apprendre les règles de grammaire latine. La méthode, si rébarbative qu’elle pût être, se justifiait pour des élèves qui, dix années durant, devaient se transformer, bon gré, mal gré, en citoyens de Rome. Mais qu’on apprît à lire à des bambins en une langue qu’ils ignoraient et ignoreraient toujours, cette aberration ne s’expliquait que par la destination primitive des petites écoles, où se formaient les clercs et les chantres.

Déjà les Messieurs de Port-Royal, qui entendaient pourtant préparer des latinistes et des hellénistes, avaient délibérément adopté le français pour les premières lectures. M. de La Salle fit décisive et durable, non sans lutte acharnée, cette victoire de la langue maternelle. «Le premier livre, dit-il, dans lequel les écoliers apprendront à lire… sera rempli de toutes sortes de syllabes françaises.» C’est ensuite seulement que, pour être à même de suivre les offices de l’Église, ils s’appliqueront à la lecture du Psautier : « On ne mettra dans cette leçon que ceux qui sauront parfaitement lire dans le français. » Deux ans de classes suffirent dès lors pour exercer un enfant à la lecture courante des imprimés et des manuscrits ordinaires : il en fallait auparavant quatre ou cinq.

Tel était toutefois le préjugé en faveur du latin, telle était la tendance des maîtres de jadis à retourner à cette source originelle du savoir, à ce temple hors duquel, semblait-il, il n’y avait point d’initiation pédagogique, point de vraie « maîtrise », que notre fondateur dût introduire dans les statuts de son Ordre la prescription suivante : « Les Frères qui auront appris la langue latine n’en feront aucun usage dès qu’ils seront entrés dans la Société. Il ne sera permis à aucun Frère d’enseigner le latin à qui que ce soit. » Prescription qui n’était sans doute rien de plus, en son premier état, qu’une précaution sage : mais dont la conséquence, inattendue et capitale, devait être la création d’un enseignement secondaire tout nouveau (1).

Avant d’étudier cette extension si étonnante de l’école lasallienne, achevons d’examiner celle-ci en ses éléments fondamentaux, en ce modeste édifice qui, tout environné qu’il soit de plus imposantes annexes, reste le centre et assure l’unité du chef-d’œuvre. Le programme d’enseignement qu’élabore pour ses classes le grand éducateur a des limites si judicieuses et si nettes, un si parfait équilibre, une si profonde raison d’être qu’il ne changera guère jusqu’à l’époque contemporaine : il comporte la lecture, l’écriture – qui est l’objet d’un soin particulier – la grammaire, la rédaction en ses formes les plus simples ou les plus usuelles (rédactions de contrats, de quittances, de procès-verbaux et, d’autre part, afin d’exercer l’enfant à l’expression de quelques idées abstraites et à un travail personnel sur les vérités religieuses, analyses du catéchisme); il accorde une très large place au calcul, arithmétique, système des poids et mesures, comptabilité; il se complète enfin par le dessin et par le chant.

Il appelle, en résumé, à la vie pratique et à la vie sociale les fils du peuple français : il les munit de toutes les connaissances qui, même dans une humble condition, mettront en valeur le bon sens naturel, l’intelligence avisée, l’habileté professionnelle. Il les sort de l’ignorance, sans les jeter hors de leur milieu; et, cependant, il donne aux mieux doués le moyen de s’élever d’un sûr et vigoureux élan.

Mais ce sont là des vues terrestres. Considérées en elle-mêmes, elles restreignent singulièrement l’horizon de l’éducateur, elles lui voilent le but de l’éducation. Il les faut élargir, éclairer par l’idéal surnaturel : en définitive, l’homme ne sera vraiment l’homme que s’il est replacé, dès son premier âge, dans le plan divin. Sa science, petite ou grande, devra se trouver dans l’axe de sa conscience; son effort intellectuel devra l’aider à préciser la notion du devoir et aboutir en définitive, à plus de vertu. Si, déclare M. de La Salle, les Frères tiennent des écoles, c’est « afin que, les enfants y étant sous la conduite des maîtres depuis le matin jusqu’au soir, ces maîtres leur puissent apprendre à bien vivre, en les instruisant des mystères de notre sainte religion, en leur inspirant les maximes chrétiennes. »


(1) Un homme sans latin ne pouvait être, aux yeux des lettrés, qu’un ignorant : et les Frères allaient, par suite, devenir… les « ignorantins ».

Autres articles associés à ce dossier




Articles récents