Frankl Viktor

1905-1997
Jacques Dufresne

« Il y a un siècle, Vienne était, à côté de Paris et de Berlin, une capitale célèbre de l’Europe culturelle. Dans toutes les disci­plines, des ruptures avec la tradition des convictions et valeurs s’y produisaient, comme par exemple la sécession esthétique avec Klimt, la musique nouvelle avec Schönberg, l’architecture fonc­tionnelle avec Loos ou l’installation d’une nouvelle pensée anti-métaphysique par le Cercle Logique de Vienne (Carnap, Wittgen­stein) d’une part et de la psychanalyse d’autre part . Victor Frankl est donc né à une époque, comparable à la nôtre, où les valeurs du passé perdent leur évidence pour faire place à des « philosophies du soupçon » (Paul Ricœur) qui n’admettent plus rien d’autre que la vérification empirique ou une herméneutique du sens rongée par les incertitudes de l’inconscient. Pour le dire en un mot, lorsque Frankl publia ses premiers articles, le climat intellectuel et moral de l’époque est gouverné par le positivisme, naturalisme et psycho­logisme. C’est seulement en littérature que se manifeste encore un certain spiritualisme, comme chez Kafka ou Musil, où l’homme quête un Absolu lointain, c’est-à-dire poussé par l’angoisse de son existence qui se déroule hors d’une patrie à jamais perdue.

Positivisme scientifique et critique phénoménologique

Or, dès ses débuts, on trouvera chez Frankl trois concepts-clés : logoséros et éthos, qui définissent, à la fois sur les plans philoso­phique et psychothérapeutique, ce qu’il appelle, à ce moment déjà, la « vocation » ou la « mission » de chaque individu . C’est une dé­cennie plus tard, surtout après l’expérience cruciale des camps de concentration, que Frankl va préciser ses premières intuitions par les concepts plus élaborés de l’analyse existentielle et de la logothé­rapie. On ne peut pas affirmer que Frankl a découvert tout seul cette nouvelle conception d’une psychologie entièrement huma­niste, car il a reconnu lui-même, au moins deux prédécesseurs qui lui ont légué l’importance philosophique de la valeur à travers les donnés d’une conscience morale ou d’une responsabilité libre.

Le premier à nommer est Rudolf Allers qui avait montré, contre Freud, que la conscience représente plus qu’un simple sur-moi soumis à la détermination de la socialisation familiale et culturelle, puisque je peux me décider, en toute liberté, contre n’importe quelle norme reçue, si une expérience authentique de ma « per­sonne intime » l’exige dans son indépendance foncière . Et cette réalité d’un être personnel infrangible est également à la base de la phénoménologie de Max Scheler qui avait élaboré, dès les années vingt, une philosophique ontologique des valeurs qui impliquent toujours un sens affectif et noétique en dehors du moi seulement empirique et historique.

Nous nous rendons compte, immédiatement, qu’avec ces no­tions de conscience libre et de sens axiologique, Viktor Frankl possédait les instruments conceptuels nécessaires pour contrecarrer le psychologisme et le naturalisme positivistes de son temps. Dans ses conférences, ou dans des causeries privées à Vienne, il aimait faire allusion à un dessin qu’il avait fait pendant cette période de recherche et de rupture intellectuelles, et cela sous forme de son humour habituel : lui-même, ayant la taille d’un nain, se dresse sur les épaules de Freud et d’Adler comme personnages superposés. Par cette anecdote imagée, il s’avère clairement que Frankl a conçu « la troisième École psychothérapeutique de Vienne », à sa­voir la sienne, aussi comme suite critique de la psychanalyse freudienne et d’une « psychologie herméneutique » adlérienne (ver­stehende Psychologie avant le titre plus tardif de Individualpsychologie). Car, si Adler s’était séparé de Freud, en 1911, à cause d’une interprétation plus descriptive ou phénoménologique de la névrose, Frankl fit de même à l’égard du mouvement adlérien vers la fin des années vingt. Pour lui, tout « arrangement névrotique » – en vue d’assurer la sécurité absolue d’une personnalité fictive – n’exclut pas qu’il y ait eu, au départ d’un tel vécu, un sentiment vrai. Par ce biais d’un tel vécu authentique au plus intime de la personne (echtes Erleben), Frankl se donnait donc le moyen conceptuel pour rejoindre, à la fois sur les plans thérapeutique et théorique, la réalité fondamentale d’une conscience vraie.

Il suffisait, afin de dégager l’existence concrète de n’importe quelle situation de la vie, d’interpréter la donation originaire et certaine des valeurs réelles par une phénoménologie adéquate de la « pré-compréhension ontologique du vécu existentiel » qui est propre à chaque individu avec sa valeur authentique. Par ce lien philosophique et psychothérapeutique, entrevu par Frankl grâce aux analyses de Scheler, Husserl et Heidegger, il était en mesure de répondre, à sa manière d’une « pastorale médicale », au défi que la phénoménologie classique avait alors lancé, de son côté, face au naturalisme scientiste régnant : à savoir que toute connaissance empirique ou théorique suppose, de prime abord, une subjectivité vivante ou une existence ouverte sur l’Être. Le Logos, l’Éros et l’Éthos du premier Frankl devint, par cette voie, l’intentionnalité du sens, la transcendance existentielle et le « Dieu inconscient » ou l’intuition axiologique de sa psychologie logothérapeutique

Le profond humanisme de Frankl ne repose alors, en fait, sur aucun choix théorique aveugle ou arbitraire, mais il s’enracine dans la meilleure tradition d’une philosophie critique et ontolo­gique, afin de reprendre les question brûlantes du temps présent et de l’existence humaine dans leur origine même. Si, à la suite de sa détention comme juif voué à l’extermination, il écrit une pièce dra­matique sur « Buchenau » (allusion aux camps réels de Buchen­wald et d’Auschwitz), où il fait dialoguer les grandes figures philosophiques de Socrate, Spinoza et Kant au sujet de la réalité éthique vécue dans ces camps de concentration, il affirme par là directement la meilleure tradition grecque, hébraïque et chrétienne pour affronter l’horrible et le vide du monde totalitaire avec ses atrocités inimaginables. Pour cette raison, ses analyses ultérieures concernant la « frustration existentielle » dans une économie d’abondance, mais gouvernée par la seule technique et le capital, dépasse le seul constat psychothérapeutique d’une névrose généra­lisée, car il faut répondre, plus profondément, à un manque essen­tiel de nos sociétés qui sont marqués, en leur centre vital, par le soupçon rongeur et même l’impossibilité de tout sens, de toute identité vraie.»

Commentaire de Gustave Thibon

«Frankl et la logothérapie, éducation de la conscience, par opposition à l’exploration de l’inconscient de la psychanalyse. Mais de toute façon, et y compris pour la psychanalyse, on s’adresse à l’esprit, différence spécifique de l’homme. Soit dans son jaillissement ascendant (tradition grecque et chrétienne), soit dans ses retombées mécaniques (les affects coincés!), mais toujours en fonction d’un élément irréductible au pur instinct animal — un inconscient où traînent partout des déchets de la conscience — poubelle de l’esprit dont chaque détritus porte la marque. — Le psychisme humain est comme une cathédrale dont l’équilibre des fondements reposerait sur la flèche...

***

Freudisme et ses dérivés. — L’amour, l’art, la religion, etc., seraient des projections symboliques de sexe. Mais où est la réalité et où est le symbole ? Où le signifié et où le signe? Et ce sexe qui s’exprime par des signes et des symboles, est-ce uniquement le sexe ? Il faut opter entre la vision ascendante des choses d’en bas et la vision dégradante des choses d’en haut. Le marécage a-t-il sa source dans la pluie tombée du ciel ou le ciel lui-même n’est-il que brouillard et fantôme émanés du marécage ?» ( Le voile et le masque, Fayard, Paris 1985, p.85 )

Témoignage dElsa Godart

«Viktor Frankl est né à Vienne, le 26 mars 1905 et déjà très jeune il manifeste une curiosité pour toute chose. A quatre ans déjà, il émet le désir de devenir médecin. Son intérêt et son souci de la personne humaine le conduisent à entamer des études de psychologie. A 16 ans, il entame une correspondance avec Freud qui sera pour lui décisive. Bien des années plus tard, Frankl dira : « A côté de Freud, je ne suis qu’un nain, mais si un nain grimpe sur les épaules d’un géant, il voit beaucoup plus loin que lui » (Viktor Frankl, La psychothérapie et son image de l’homme, Resma, paris, 1970, p. 13). Cela laisse présumer de son ambition. En 1925, lors d’une conférence, il emploiera pour la première fois le terme de « logothérapie », c’est aussi à ce moment-là qu’il commence à se démarquer des écoles de Vienne (celle de Freud et de Adler) – thérapeutique qu’il approfondira toute sa vie. Il obtient son doctorat de médecine et poursuit une spécialité en neurologie. Rapidement, il devient directeur du service de neurologie au seul hôpital pour juifs à Vienne. Durant cette période, il établit une grande quantité de faux diagnostics, afin de sauver ses patients de l’euthanasie, exigée alors pour les malades mentaux. C’est dans ces temps obscurs qu’il commence la rédaction d’une de ses œuvres majeures : Le docteur et l’âme. Mais la guerre dans sa violence inouïe va lui arracher sa jeune épouse, son père, sa mère et son frère. Quant à lui, sa survie tient du miracle. Plus tard il confiera que le désir de retrouver son manuscrit et de revoir les siens, auront maintenu en lui l’espoir et la vie. Délivré par les Américains, il rentre à Vienne. Il apprend alors la disparition de toute sa famille. C’est à ce moment précis que la logothérapie va prendre vie. En neuf jours, malgré la fatigue, malgré l’extrême faiblesse de son corps à la sortie d’une telle épreuve, Viktor Frankl va dicter sans relâche, entre larmes et voix éteintes, un livre expiatoire, qui aura un succès sans pareil : Un psychiatre déporté témoigne. Il va alors retrouver sa vocation première et bien que seul au monde et brisé, il reprend son travail à la polyclinique de Vienne. Statut qu’il conservera pendant 25 ans. En 1948, Viktor Frankl obtient un doctorat de philosophie sur la question du rapport entre la psychologie et la religion. Ce qui donnera lieu au très profond ouvrage intitulé Le Dieu inconscient. La même année, il devient professeur associé à l’université de médecine de Vienne. Il va continuer à enseigné à l’université de Vienne jusqu’à ses 85 ans, en 1990.
En 1992, famille et amis créent en son honneur l’Institut Viktor Frankl. Il publiera en 1997, un ouvrage reprenant l’ensemble de ses recherches : Man’s Search for Meaning (Découvrir un sens à sa vie avec la logothérapie). Aujourd’hui, plus d’une trentaine de livres portent son nom, traduits en 27 langues. Celui dont on aimait à remarquer le caractère jovial et expansif (Viktor Frankl, La psychothérapie et son image de l’homme, op. cit., p12) nous a quitté le 2 septembre 1997, d’un arrêt du cœur. Son approche psychologique et psychiatrique du sujet aura des répercussions encore bien longtemps et la logothérapie est aujourd’hui une thérapeutique fondamentale. La vie de Viktor Frankl justifie à elle seule sa pratique.

Elsa Godart
Philosophe, psychanalyste et logothérapeute
Présidente de l’association LOGOPHISENS

la logothérapie en quelques mots

Composée du grec logos – terme majeur en philosophie, rappelant l’idée de sens rationnel et pas seulement de parole – la logothérapie a révolutionné la psychothérapie. Dans Découvrir un sens à sa vie avec la logothérapie (Man’s Search for Meaning), Viktor Frankl la définit comme « la recherche d’un sens à sa vie ». La logothérapie est avant tout cette recherche de sens inhérent à toute existence humaine. Elle se définit par un effort de la volonté, qui en visant un but – c’est-à-dire un sens – à nos actions, motive l’agir humain. En ce sens, la recherche d’une signification devient plus importante que le rôle des pulsions si fondamentales dans la psychanalyse freudienne. Ce qui implique que chaque sujet doit se donner à lui-même sa propre raison d’exister. Cette raison comble alors l’exigence existentielle et spirituelle de l’âme humaine.
Aussi logothérapie est avant tout une réponse aux symptômes propres à notre époque comme le « vide existentiel » .
Le danger du vide existentiel est qu’il est si puissamment encré dans le sujet, qu’il donne l’impression d’appartenir à une fatalité incontournable. Être atteint de « vide existentiel » c’est perdre toute motivation à vivre : c’est le vide qui remplace le plein de la vie. Lutter contre le sentiment du vide existentiel, c’est aussi le moyen de se battre face une existence qui ne laisse ni place à l’espoir, ni à l’avenir. Viktor Frankl s’est battu de toutes ses forces en camp de concentration pour retrouver de l’espoir et croire à nouveau en l’avenir. Dans Découvrir un sens à sa vie, il précise : « Le mot fin signifie : but et terminaison. Un homme qui est incapable de prévoir la fin d’une « existence provisoire » est incapable de poursuivre un but. Il cesse de vivre en fonction de l’avenir, contrairement à un homme qui mène une vie normale ». Or, celui qui souffre se trouve dans cette « existence provisoire », un état qui est en attente de normalité. Aussi, est-il question de « remplir » ce vide par le sens. Pour vaincre cette souffrance, Viktor Frankl propose deux comportements imparables: Le sens de l’amour et le sens de l’humour.»

Elsa Godart

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