Goodman Paul

9 septembre 1911-2 août 1972,à Stratford, New Hampshire (É.-U.)

"Dans les années soixante, Paul Goodman était une des personnalités les plus connues et les plus influentes auprès des milieux intellectuels critiques et de la jeunesse contestataire engagée dans le mouvement de la contre-culture aux États-Unis. Romancier, poète et psychothérapeute, il devait sa réputation essentiellement à ses analyses et critiques du système scolaire, de l’urbanisme et de la technologie, mais aussi à son engagement contre la guerre du Vietnam. Ses prises de position, quis’exprimaient à travers une grande variété de livres, d’articles et de conférences, étaient centrées sur une philosophie anarchiste qui préconisait l’action non-violente, l’insertion d’un individu autonome dans des communautés ouvertes et créatrices, la participation à des initiatives pouvant transformer dans le présent les hommes et leur vie sociale." (René Fugier, "L’anarchisme pragmatique de Paul Goodman", Réfractions, n°18 ("Ecologie, graines d’anarchie"), printemps 2007)

 

* * *

 "Paul Goodman est mort d'une crise cardiaque le 2 août 1972, à un mois de ses 61 ans. Ce ne fut pas entièrement mal avisé de sa part. Il aurait détesté ce que son pays fit des années 70 et 80, même davantage encore qu'il aurait aimé en dénoncer la bassesse et l'hypocrisie. L'érosion de son influence et de sa réputation au cours de ces années aurait mis à rude épreuve un homme aspirant à une reconnaissance qui se dérobait à lui, malgré une liste longue et variée de publications, jusqu'à ce que Growing up Absurd, oeuvre publiée en 1960, lui apportât enfin une dizaine d'années de renommée bien méritée. (...)

Si excentrique que fût souvent le dogmatisme de ses positions sur la plupart des sujets importants qui divisaient son temps et qui sont plus brûlants encore aujourd'hui, Paul Goodman avait en général raison. Et le courant dominant de la pensée américaine entraînant allègrement la société industrielle occidentale vers des écueils de plus en plus perfides faisait fausse route. De A à Z. Les observations pénétrantes de Goodman sur la manière dont la société américaine abaisse et pervertit ses institutions, en particulier son école, et sape le
développement humain sont plus pertinentes encore aujourd'hui qu'au temps où il les publiait. Le mal ainsi fait s'est propagé et s'est accentué.

Il se pourrait donc que le monde ne puisse guère se payer plus longtemps le luxe d'ignorer Goodman. (...)

Le champ d'intérêt de Goodman était (...) focalisé et circonscrit par ses valeurs sociales fortes et assez exceptionnelles, ses engagements politiques et ses inclinations dans ce que nous appellerions maintenant les « styles de vie ». De propice, le climat politique changeant des années 60 se fit problématique. Il admirait ce que Norman Mailer et lui-même appelaient les « hipsters » (à la différence de leurs successeurs, les « hippies », enfants-fleurs pas assez coriaces à son goût - intellectuellement surtout - et dont la tendance était d'adopter des styles de vie ruraux propres à déconcerter ce New-Yorkais endurci).

Les « hipsters » ne tournent pas le dos à la société ; ils s'installent dans ses coins et recoins en s'employant à tirer leur épingle de son jeu. Ils se débrouillent. Horatio, le jeune héros picaresque de l'énorme roman fantasmagorique The Empire City revu et publié par bribes entre 1942 et 1959, pourrait être considéré comme l'archétype du « hipster ».

Si la sexualité constitue un des pôles du discours hyperbolique de Goodman, c'est incontestablement la communauté qui lui procure l'autre. Communitas: Means of Livelihood and Ways of Life, écrit en collaboration avec son frère architecte Percival, qui en fut également l'illustrateur, est peut-être son meilleur livre. Publié en 1949 et revu en 1960, il est devenu un jalon de la littérature de l'urbanisme, à la manière de l'ouvrage plus présent à nos mémoires de Lewis Mumford, dont il manifeste l'influence. Communitas est beaucoup plus qu'un traité sur les problèmes d'urbanisation. C'est un discours moral qui tire sa substance des problèmes qu'affrontent ou éludent les citadins dans une société industrielle moderne ; il est en outre illustré de propositions concrètes en vue de la conception et de la construction d'une métropole dans laquelle la civilité pourrait fleurir et être entretenue.

Cet intérêt a continué à animer l'oeuvre de Goodman pendant le restant de ses jours, s'étendant aux problèmes les plus vastes de politique nationale. L'indiquent à eux seuls les titres de quelques-uns de ses derniers essais : Utopian Essays and Practical proposals (1962a); The Society I Live in Is Mine (1963) ; People or Personnel (1965). Paradoxalement, peut-être, cela le datait et en même temps lui donnait un ton prophétique. Cela le datait parce que l'intérêt que les Américains portent à la communauté a tendance à être superficiel et nostalgique. Aux créateurs et distributeurs de Disneyland, Disneyworld et Eurodisney, le souci d'une communauté authentique peut sembler démodé, et à un tel point que c'est embarrassant. Mais c'est ce souci même qui est en filigrane dans la critique que Goodman adresse en permanence à la société américaine, l'accusant d'être mercenaire, impersonnelle, destructrice de la qualité du rapport personnel et de la fidélité, en même temps que de l'ordre naturel. Les effets de ces processus sociaux cataboliques sur la jeunesse étaient le thème de Growing Up Absurd ; mais Goodman a continué, jusqu'à la fin de sa vie, à analyser et à dénoncer leur influence sur la société, tous ses aspects, au prix de renoncer aux formes littéraires qui avaient constitué son oeuvre antérieure. Il aurait à peine pu trouver le temps ou l'intimité nécessaires pour continuer à écrire des oeuvres de fiction. Pendant les dix années qui suivirent, les dernières de sa vie, il était trop sollicité en tant qu'homme public.

La décomposition de la communauté et, en corollaire, la destruction de la qualité de la vie américaine sont devenues si familières désormais qu'elles suscitent plus de cynisme que de colère. Goodman fut en colère pendant la plus grande partie de sa vie, mais il était parfaitement incapable de cynisme. Il était trop de la vieille école pour cela. Il parlait souvent de lui-même comme d'un « homme de lettres à l'ancienne », refusant avec un certain dédain l'étiquette de sociologue dont il se voyait souvent affublé. En fait, Goodman était encore plus passé de mode que cela.

Tout au long de sa vie difficile et souvent tourmentée, et avec plus d'insistance vers la fin, lorsqu'il pouvait compter retenir une certaine attention, Paul Goodman a été un patriote américain. Comme tel, il fut nécessairement un adversaire disert de la politique étrangère américaine dans la guerre du Viet Nam.

Rétrospectivement, il semble assez curieux qu'un homme qui s'attaqua en termes si incisifs aux valeurs fondamentales d'un État-nation réputé à l'époque pour la rudesse du traitement qu'il réservait à la contestation politique ait pu se voir épargner une mise au pilori publique et officielle. Pourquoi Goodman ne fut-il pas attaqué et détruit dès le début en tant qu'élément subversif ? La question est intéressante. La position politique singulière de Goodman lui valut d'être étrangement apte à se glisser sans une égratignure dans le créneau où sa chance allait finalement s'offrir - chose qui n'est sans doute plus concevable aujourd'hui.

Voici ce qu'observe Kingsley Widmer dans son étude parfois sévère, mais perspicace : 

Il est bizarre à plus d'un titre que Goodman soit devenu au milieu des années 40 un anarchiste patenté. Lorsqu'il était étudiant, entre 20 et 30 ans et dans la plupart de ses écrits, il n'a manifesté que peu d'intérêt pour la doctrine libertaire ou même, dans l'ensemble, pour ce qu'on appelait alors « la conscience sociale ». Comme étudiant, il ne présentait guère les traits marquants du rebelle - bien moins que la plupart de ceux qui se firent anarchistes. Sa suffisance inquiète et défensive, ses origines petites bourgeoises, sa mince expérience du monde et son enfermement dans un microcosme intellectuel new-yorkais, l'insistance qu'il mettait à jouer le rôle de l'artiste et de l'homme de lettres, le peu de souci que lui causaient la plupart des questions d'égalité et de justice, rien de tout cela ne le prédisposait à enfourcher les grands chevaux du rebelle ou du révolutionnaire (Widmer, 1980).

 Un caractère et des attitudes comme ceux-là, quoique moins antipathiques que ce que laisse entendre Widmer, auraient à n'en pas douter servi à atténuer la vulnérabilité de Goodman aux attaques contre l'expression de la sensibilité de gauche qui réduisirent au silence tant d'intellectuels américains pendant sa vie active. Il s'engageait rarement à fond dans des groupes qu'il ne pouvait pas dominer, et, de ce fait, il pouvait devenir au plus une figure-culte ; or, les cultes dans lesquels il figura n'étaient pas explicitement politiques ; leur moteur n'était pas la quête du pouvoir en tant que tel. A mesure que s'intensifiait l'opposition à l'intervention des États-Unis dans l'Asie du Sud-Est et, en particulier, à la manière dont les universités soutenaient l'effort de guerre, les activistes étudiants se tournèrent de plus en plus vers Goodman comme un des rares intellectuels de plus de 30 ans qui méritât leur confiance ; beaucoup le portèrent au pinacle et lui, très fier de leur admiration, se plaisait dans leur intimité.

Cependant, il se fit leur critique intraitable et, le cas échéant, leur adversaire, lorsqu'ils concentrèrent leur attaque non seulement sur les universités en tant qu'instruments de la politique nationale mais sur l'idée même de l'université et sur le savoir universitaire lui-même. Il déplorait qu'ils soient convaincus que l'ignorance doit être chérie comme une vertu et qu'ils soient peu désireux de tirer des enseignements de l'histoire. Et il réprouvait la violence coercitive. Goodman était favorable à des formes de violence telles qu'un échange de coups de poing, qui ont le mérite d'exprimer des sentiments sans ambiguïté, de vider les abcès et de faire baisser les tensions. Mais dans les jours qui précédèrent sa fin, la révolte estudiantine des années 60 lui répugnait au même titre que la guerre elle-même.

Trait surprenant, Goodman ne manifesta pas non plus beaucoup d'intérêt pour l'activité politique proprement dite. Malgré la valeur qu'il attribuait à la communauté, il fit preuve de peu d'aptitudes à la politique et ne chercha pas à en acquérir. Il ne s'intéressait pas suffisamment aux autres, même pour les manipuler avec efficacité dans la durée. De fait, avant sa mort, Goodman avait abandonné le mouvement gauchiste étudiant - dont il demeure néanmoins une des figures mémorables.

L'énergie que ses contemporains qui professaient les mêmes valeurs sociales investissaient dans l'action qui les signala à l'attention hostile du pouvoir, Goodman la consacrait à sa carrière. Il passa la plus grande partie de sa vie à lutter pour obtenir une position établie dans le milieu universitaire ; mais, quoique très demandé comme maître de conférences invité après la publication de Growing Up Absurd, il ne fut jamais titularisé à un poste académique permanent de type classique. Il fit ensuite ses études universitaires supérieures à l'Université de Chicago en 1936, survivant à quatre années passées dans la « deuxième ville » avant de retourner à New York pour y demeurer le restant de sa vie. Dix-huit ans plus tard, il achevait à l'Université de Chicago sa thèse de doctorat, que les Presses de l'Université publièrent en 1954 sous le titre de The Structure of Literature. Pour un critique révolutionnaire de la société, ces antécédents ne paraissent guère prometteurs. Mais, comme le fit remarquer en son temps un auteur que Goodman admirait, « Douces sont les voies de l'adversité laides et vénéneuses comme le crapaud, qui pourtant porte en sa tête un précieux joyau » (Shakespeare, Comme il vous plaira). Par moment, on aura pu en dire autant de Goodman lui-même. Mais le fait qu'il ait d'abord été longtemps absent de la scène publique a certainement servi à le protéger et à le préserver pour un service ultérieur, inestimable ; de même que son sursis d'incorporation et le fait qu'il ait été réformé en 1944.

Deux autres leitmotive importants qui reviennent dans les propos de Goodman l'ont situé bien en évidence au coeur des polémiques de son temps, mais aujourd'hui limiteraient son influence ; ce sont ses attitudes vis-à-vis de l'autorité de la science et à l'égard de la psychothérapie. Il soutenait l'une et l'autre avec enthousiasme. De telles positions, dans les années 50, situaient très précisément un homme sur l'éventail de l'opinion éclairée.

Alors - comme aujourd'hui - le grand public acceptait la science comme arbitre de la vérité et source du progrès. Mais après le lancement de la bombe atomique sur le Japon et les essais de la bombe à hydrogène, même le principal courant de pensée, et assurément les intellectuels progressistes, se mirent à envisager avec circonspection les possibilités sinistres du progrès scientifique et les utilisations que les gouvernements pourraient en faire. D'un anarchiste déclaré on aurait pu attendre qu'il s'associât avec la dernière énergie à ces craintes ; mais Goodman bien qu'il fût un adversaire actif et ardent de toute belligérance des États-Unis, ne voyait pas les utilisations auxquelles se prête la science institutionnalisée comme étant implicites dans la nature même de l'entreprise scientifique.

Paradoxalement, la confiance qu'avait Goodman dans le potentiel bénéfique de la science confirme le célèbre grief de lord Snow, selon lequel la méconnaissance mutuelle profonde des « deux cultures » - la scientifique et l'humaniste - met en danger la société que leurs tenants partagent avec nous tous. Peu de scientifiques auraient pu faire preuve d'aussi peu de sens critique à l'égard des limites de leur propre discipline. Mais en tant qu'ancien élève et disciple de Richard McKeon qui avait acquis sa formation de philosophe à Columbia et à
l'Université de Chicago, Goodman aurait dû se montrer plus sceptique envers la méthode scientifique comme outil épistémologique. Et après 1962, année de la parution de La structure des révolutions scientifiques, l'ouvrage phare de Thomas Kuhn, alors que l'essentiel de la décennie la plus marquée par l'influence de Goodman était encore devant lui, n'importe quel savant sérieux se devait d'avoir pris conscience de ce que la connaissance scientifique était, comme toute connaissance, intrinsèquement idéologique et tributaire de la politique de sa
discipline. Goodman continuait pourtant à espérer malgré tout la voir servir le monde en tant que deux ex machina. Ce trait, tout comme son patriotisme dont l'essence est la même, tend à obscurcir la validité permanente de ses apports plus fondamentaux à la pensée sociale, ce qui donne à son oeuvre une apparence de naïveté et d'imperfection.

Paradoxalement encore, les idées sur le sentiment humain et la pensée humaine qui imprégnaient l'oeuvre de Goodman, y compris les doctrines dionysiaques de Wilhelm Reich auxquelles il adhéra très tôt et la « gestalt therapy » qu'il pratiqua ultérieurement en qualité d'analyste profane étaient fortement et souvent sardoniquement antiscientifiques. Le paradoxe ne l'a probablement jamais gêné car ses objections à l'approche scientifique de la psychothérapie ne visaient pas les conventions de la méthode scientifique en tant que telle mais
 le fait de traiter les émotions et les comportements humains comme des phénomènes pouvant être analysés à froid indépendamment des contextes dans lesquels ils se produisaient. La « gestalt therapy », telle que la formulaient Fritz et Lora Perls, avec qui travailla Goodman, n'était pas une technique de recherche. Théoriquement, c'était un pot-pourri et fier de l'être, prédécesseur du « groupe de rencontre » et du « cri primal », qui allaient être à la mode quelques années plus tard. Mais cela ce passait en 1951, quand Goodman collaborait avec Perls au tome II de Gestalt Therapy* . Dans un passage de ce livre, Goodman affirme que les patients qui s'abandonnent à la « gestalt therapy » sont aidés par le fait :  

(...) qu'ils finissent par « cesser de faire obstacle », pour citer la grande formule du Tao. Ils se dégagent de leurs conceptions préétablies de la façon dont les choses « devraient » se passer. Et dans le « vide fertile » ainsi créé, la solution vient à flots (Perls et al. p. 358-359).

Mais c'est un passage précédent qui illustre l'approche fondamentale : 

La seule méthode de discussion utile est d'introduire dans le tableau la totalité du contexte du problème, y compris les conditions de l'expérience qui en est faite, le milieu social et les « défenses » personnelles de l'observateur. Autrement dit, il s'agit de soumettre le point de vue et le fait de le professer à l'analyse de la gestalt (...) nous avons conscience que c'est là un développement de l'argument ad hominem, seulement, il est bien plus offensant car non seulement on traite l'adversaire de coquin en lui reprochant donc d'être dans l'erreur mais encore on l'aide charitablement à s'amender ! 

Tao ? Cela sonne bien plutôt comme Mao. Or, ayant observé à l'invitation de Goodman une séance de « gestalt therapy », je puis confirmer que telle était bien l'impression qu'elle donnait, à voir et à ressentir. Mao et Lao Tseu ont eu l'un et l'autre un fort pouvoir d'attraction sur la jeunesse contestataire des années 60 ; et l'un et l'autre avaient quelque chose d'utile et d'inusité à faire valoir pour les aider, et nous aider, à comprendre ce qui ne va pas dans le monde où nous vivons. Mais, à vrai dire, Goodman n'était ni maoïste ni taoïste ; il semble avoir été un tantinet manichéen, et sa pensée en est devenue biodégradable.

Si ces idées sur les soins et les nourritures de la psyché humaine qui séduisaient alors la jeunesse dans son engagement anticulturel paraissent aujourd'hui d'un atavisme repoussant, ce n'est pas tant parce que leur contenu lui-même est périmé que du fait que l'attitude à l'égard de la psychothérapie a évolué. A l'instar de la science, la psychothérapie ne fait figure aujourd'hui ni d'instrument de libération prometteur ni forcément d'instrument d'oppression, bien qu'elle puisse être et soit souvent utilisée efficacement à l'une ou l'autre fin. Plus fondamentalement, toutes deux sont des épiphénomènes de la société industrielle moderne et, comme telles, ne sauraient être quittes de ses abus. Nous les prenons pour ce qu'elles valent, payons leurs bienfaits escomptés un prix qui est au-dessus de nos moyens et sommes, à juste titre, préoccupés des conséquences. Lao Tseu nous a pourtant bien avertis que ceux qui veulent prendre le bien en rejetant le mal, comme ne cessait de le faire Goodman, voient le mal leur revenir deux fois plus virulent.

Le facteur commun qui est la base de la foi que Goodman plaçait dans l'autorité de la science et l'efficacité de la psychothérapie - laquelle est devenue désormais beaucoup moins acceptable - est sa volonté d'ingérence, à savoir : une intervention technique sans scrupule dans des situations et processus qu'il trouva déplorables. Cela a changé, quoique probablement pas de manière permanente, au cours des 20 dernières années. En partie par réaction au fiasco du Viet Nam, même les Américains en sont venus à comprendre que les bonnes intentions ne garantissent pas de bons résultats, et ne peuvent en aucune manière justifier que l'on s'ingère de force dans des situations que l'on ne comprend peut-être pas aussi bien qu'on le croit. Ni Goodman, ni moi-même ne conviendrions, bien entendu, que nos intentions en Indochine fussent bonnes. Il semble donc qu'il s'agisse d'une perspicacité assez limitée. Néanmoins, même si on n'est encore bien loin d'un vrai repentir, cela suffit parfois pour tempérer les réactions actuelles au zèle réformiste.

Aujourd'hui, le ton impérieux de Goodman semble être d'un optimisme gênant. La plupart des abus auxquels il s'est attaqué sont trop profondément enracinés dans notre culture et notre économie pour être extirpés sans risques de destruction, entreprise dangereuse autant qu'ingrate, mais nécessaire. Si perspicaces et prémonitoires que ses vues aient été, manifestement, son approche des problèmes et sa rhétorique paraissent aujourd'hui complaisantes, imprécises et, curieusement, à la fois empreintes de roublardises et de naïveté. Pour tout dire, peut-être adolescentes - mot que Goodman aurait à coup sûr pris comme un compliment. (...)

Le regard qu'il a porté sur le triste sort de la jeunesse dans la société fut prophétique et amorça des tendances nouvelles. Il a marqué d'une profonde influence le débat sur l'éducation, sinon sur la pratique de l'instruction scolaire. (...)  Jusqu'à la parution de Une société sans écoles (1971) d'Ivan Illich, l'année avant la mort de Goodman, celui-ci fut à la fois le principal iconoclaste et la principale icône parmi les critiques de l'éducation de tendance de gauche, et même aujourd'hui, c'est lui qui a toutes chances de rester dans les mémoires comme notre représentant. (...)

Au point où nous en sommes, l'actualité de Goodman tient à un paradoxe. Il est clair aujourd'hui, qu'en dépit des limites qu'impose son narcissisme, sa vision de l'instruction scolaire et de ses déficiences était précise. La culture américaine, les écoles comprises, a évolué beaucoup dans le sens qu'il craignait dans ses mises en garde. Mais on peut en déduire que, comme il s'y était sans doute attendu, son conseil continuera d'être ignoré, rejeté au motif qu'il est altéré par l'idéalisme inopérant des années 60 et qu'en dépit de son patriotisme, Goodman était, d'une manière aveugle, peu enclin à célébrer la position de l'Amérique en tant que chef de file permanent et incontesté des forces de liberté dans le monde. Le nombre de gens qui partagent cette réticence est étonnamment grand. Le problème, c'est que, pendant que les éducateurs américains ne cessent de rétrécir le champ de leurs revendications pour l'éducation, exigeant simplement avec une insistance croissante qu'elle serve les fins des dirigeants nationaux, les de l'instruction scolaire, s'ils ne perdent rien de leur importance, deviennent plus diffus et par conséquent moins captivants. Comme Goodman l'aurait certainement reconnu, il n'y a rien qui cloche dans l'éducation américaine, si ce n'est ce qui cloche dans la société américaine."

Edgar Z. Friedenberg, "Paul Goodman (1911-1972)". Texte tiré de Perspectives : revue trimestrielle d’éducation comparée (Paris, UNESCO : Bureau international d’éducation), vol. XXIII, n° 3-4, 1993, p.589-612. ©UNESCO : Bureau international d’éducation, 2000
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