Mortalistes

 

Deathist. C’est le mot que le Ésope du transhumanisme, le suédois Nick Bostrom, utilise pour fustiger ceux qui de Socrate à Rilke ont fait de la mort une alliée, une condition de leur accomplissement. J’assimile Bostrom à Ésope parce qu'il a recours à une fable, la fable du Dragon-Tyran pour annoncer la bonne nouvelle de la victoire enfin possible sur la mort.

 

Du haut de la montagne où il loge, le dragon, un dragon géant, exige que les humains vivant à ses pieds lui livrent chaque jour 10 000 représentants de leur espèce. Il les dévorera tantôt au moment de l’arrivage des trains de la mort, tantôt après des mois.

 

Faute de posséder des armes assez puissantes pour tuer le monstre, les hommes, pendant des temps immémoriaux, se sont si bien adaptés à lui qu'ils ont fini par trouver ces sacrifices normaux et ont cherché consolation dans le rêve d’une immortalité dans un autre monde.

 

On devine le reste de l’histoire, et sa morale. Le dragon c’est la mort et le pénible vieillissement qui la précède. Après avoir conquis l’espace et l’infiniment petit, les hommes ont osé se dresser devant la mort pour en nier la nécessité et planifier non seulement son éradication, mais l’immortalité sur terre qui la remplacera, ce qui selon le disciple russe de Ray Kurzweil, Dmitri Itskov, se produira en 2045, année de la Singularité, de la transposition du cerveau-esprit sur un disque dur et du transfert de ce disque dans le crâne d’un robot.

 

Morale de la fable selon Bostrom : nous devons pardonner à nos ancêtres d’avoir cherché refuge dans des paradis imaginaires, mais une telle démission devant le progrès est aujourd’hui injustiable.

 

«Today we face a different situation. While we still lack effective and acceptable means for slowing the aging process, we can identify research directions that might lead to the development of such means in the foreseeable future. “Deathist” stories and ideologies, which counsel passive acceptance, are no longer harmless sources of consolation. They are fatal barriers to urgently needed action.»

 

 

«Aujourd'hui, nous sommes dans une situation différente. Quoi que nous manquions toujours d'un moyen effectif et acceptable pour ralentir le processus de vieillissement, nous pouvons identifier des axes de recherche qui pourraient mener au développement de moyens de ce type dans un avenir prévisible. Les récits et idéologies "mortalistes" qui conseillent l'acceptation passive ne sont plus des sources de consolation inoffensives. Elles sont des barrières fatales à des actions nécessaires d'urgence.»

 

J’ai d’abord lu version anglaise de ce texte et je me suis demandé quelle serait la meilleure traduction française de deathist. Thanatophile? J’excluais mortaliste, parce que j’avais le vague souvenir d’un autre usage de ce mot :

 

«Pour une parfaite définition du mortalisme, il suffit de se tourner vers le premier qui en parle : Eusèbe de Césarée, évêque et historien de l'Eglise primitive, qui, dans son Histoire ecclésiastique, écrit : «D'autres gens encore, en Arabie, surviennent à l'époque dont nous parlons (c'est-à-dire vers le milieu du troisième siècle), introducteurs d'une doctrine étrangère à la vérité. Ils disaient que l'âme humaine, provisoirement dans la conjonc­ture présente, meurt avec les corps, au moment du trépas, et qu'elle est corrompue avec eux, mais qu'un jour, au temps de la résurrection, elle revi­vra avec eux.»(Mortalisme chrétien, l’étrange rencontre ente Hobbes et Milton, par Frank Lessay.)

 

Cet usage n’ayant plus cours, je suis d’avis qu'il faut traduire deathist par mortalisme, comme l’a fait le traducteur de Bostrom. Et je note au passage que c’est le croyant orthodoxe d’Eusèb qui est aujourd’hui accusé d’hérésie. Faut-il voir là un signe avant-coureur parmi bien d’autres de la prochaine guerre des religions?

 

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