Déconstruction

Mouvement de pensée philosophique, fortement influencé par la linguistique. Jacques Derrida en est le plus célèbre penseur.

« Ces pratiques de « déconstruction » de textes littéraires marginaux et mineurs, et parfois de textes de philosophie (chez Jacques Derrida ou Paul De Man), ont pour trait commun la réduction à un univers exclusivement linguistique, « au jargon souvent répugnant, à l’obscurité fabriquée et aux douteuses prétentions à la technicité qui rendent illisible la masse de la théorie et de la pratique » (1). Le mot « déconstruction », initialement un choix de Derrida dans De la grammatologie, est un oxymore fusionnant « destruction » (emprunté à Heidegger : Destruktion et Abbau) et « construction ». On le trouve déjà toutefois dans le Littré et dans le Bescherelle (1873), que Derrida cite longuement avant d’indiquer tout ce que pour lui la « déconstruction » n’est pas (ni une analyse, ni une critique, ni une méthode, ni un acte, ni une opération) et de conclure : « Ce que la déconstruction n’est pas ? mais tout ! Qu’est-ce que la déconstruction ? mais rien ! Je ne pense pas, pour toutes ces raisons, que ce soit un bon mot. Il n’est surtout pas beau. » (2)  »

Thomas De Koninck, La nouvelle ignorance et le problème de la culture, Paris, Presses universitaires de France, "Intervention philosophique", 2000

 

(1) George Steiner, Réelles présences. Les arts du sens, trad. Michel R. de Pauw, Paris, Gallimard, 1991, p. 145, 158.

(2) Jacques Derrida, « Lettre à un ami japonais », dans Psyché. Inventions de l’autre, Paris, Galilée, 1987, p. 387-393. Cf. la réponse de Trouillogan le philosophe à la question de Pantagruel : « Panurge se doibt-il marier ou non ? Tous les deux, respondit Trouillogan. Que me dictez-vous ? demanda Panurge. Ce que vous avez ouy, respondit Trouillogan. Que ay-je oui ? de-manda Panurge. Ce que j’ai dict, respondit Trouillogan. Ha ! Ha ! En sommes-nous là ? dist Panurge. Passe sans fluz. Et doncques, me doibs-je marier ou non ? Ne l’un ne l’aultre, respondit Trouillogan » (Rabelais, Le Tiers Livre, chap. XXXV, dans Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Pléiade », 1942, p. 476).

Essentiel

« Le problème de fond, on le voit, est en réalité le puérilisme si bien décelé et défini par Huizinga, l’auteur de l’étude classique, Homo Ludens, dans les termes suivants : « […] nous appellerons puérilisme l’attitude d’une communauté dont la conduite est plus immature que l’état de ses facultés intellectuelles et critiques ne le permettrait, qui au lieu de faire du garçon un homme, adapte sa conduite à celle de l’âge adolescent ». Cette sorte d’adolescence permanente est marquée par une excessive concentration sur soi-même, un manque de respect pour autrui et pour ses opinions, et un affaissement général du jugement et du sens critique qui inclinent à accorder une grande importance au trivial et à soumettre ce qui est réellement important aux instincts et aux gestes du jeu. (...)

Non pas qu’il faille opter pour une vue simplette des rapports du langage aux choses. C’est le lien entre le langage et la pensée qui est en question, entre la signification (meaning) et l’esprit (mind), si pauvres que soient certes souvent les mots « en regard de la substance résistante, du matériau existentiel, du monde et de notre vie intérieure », comme le dit excellemment encore George Steiner (92). Le problème est que ce qui prend le dessus alors c’est la célébration narcissique du « pouvoir de déconstruction lui-même, le pouvoir prodigieux de la subjectivité » (Charles Taylor), au détriment de tout contenu et de toute pensée, et sans égard à l’humain. Les mots « grandeur », « génie », « sagesse » sont tabous, dans ces pratiques, où l’on affectionne excessivement, en revanche, les mots « pouvoir » et « institutions » (93). Force est de reconnaître que travestir ainsi à nouveau le langage en prison – avec des prétentions d’ordre intellectuel, cette fois –, au lieu de l’immense libération et des splendeurs qu’il offre en réalité, est, au bas mot, un comble d’ineptie et de décadence. »

Thomas De Koninck, La nouvelle ignorance et le problème de la culture, Paris, Presses universitaires de France, "Intervention philosophique", 2000

 

(92) George Steiner, Réelles présences, p. 140 ; cf. p. 121 sur la « rupture de l’alliance entre mot et monde […] qui définit la modernité elle-même ». Dans Représentation et réalité (trad. Claudine Engel-Tercelin, Paris, Gallimard, 1990), Hilary Putnam retrace l’association du mot à un « concept » (plutôt qu’à une chose), au De Interpretatione (Peri Hermeneias) d’Aristote suivi en cela, avec des variantes, par John Stuart Mill, Bertrand Russell, Gottlob Frege, Rudolf Carnap et « tant d’autres philosophes importants » (p. 48).

(93) Charles Taylor, Sources of the Self, Cambridge University Press, 1989, p. 489 ; David Lehman, Signs of the Times, p. 112 et 147-148.

 

Enjeux

« Les langues de bois (ou de coton, ou de circuit imprimé) de nos bureaucraties et d’un certain monde des affaires – on ne dit pas « mettre à pied », on dit « rationaliser », « consolider », « restructurer » – font chorus. Václav Havel a dénoncé avec justesse dans ces langues et dans ces autres formes de pouvoir anonyme, impersonnel, le même automatisme irrationnel et la même inhumanité que dans les systèmes totalitaires contemporains (83). La haine viscérale du langage et de la culture qui les marque tout autant ne permet d’ailleurs pas d’en douter.

On retrouve cependant, parmi les fervents de la mode de « déconstruction » qui a largement contribué à la paupérisation intellectuelle de certains establishments littéraires américains, des haines et des désarrois analogues, d’autant plus prononcés qu’ils sont, dans les termes mesurés de George Steiner, « nés de l’absence (le Logos étant in absentia) », comme en témoignent des résultats « d’une prodigieuse banalité ».

(...)

La « déconstruction » fait écran aux œuvres qui lui servent de prétextes et demeure obligatoirement silencieuse quant aux chefs-d’œuvre (de Shakespeare ou de Dante, par exemple). Mais surtout, comme toute réduction au seul langage, elle rend l’humanité toujours plus vulnérable aux forces tyranniques, quelles qu’elles soient. C’est la critique la plus radicale que lui adresse David Lehman : « La déconstruction a pour effet de réduire la littérature et le langage au silence, nous léguant un vide intellectuel » qui laisse le champ libre aux dictateurs petits et grands (86). Rien d’étonnant à ce que les censures du « politiquement correct » rencontrent si peu de résistance parmi ses épigones universitaires. Habermas a fait brillamment ressortir comment « Derrida vise tout particulièrement à inverser le primat de la logique sur la rhétorique », à fonder « le primat de la rhétorique qui traite des propriétés générales des textes sur la logique en tant que système de règles auquel ne sont soumis, d’une manière exclusive, que certains types de discours astreints à argumenter » (87). La prétendue critique du « logocentrisme » affichée par Derrida – lequel n’aime pas, non sans raison, l’argumentation – est ainsi, bien plutôt, une préférence marquée pour un logocentrisme univoque d’abord, plus faible ensuite, celui d’un logos rhétorique, voire, à la limite, d’une logorrhée. Car la « déconstruction » s’avère elle-même réduite aux techniques dilatoires de la plus débile des rhétoriques, celle de « ceux dont la cause est mauvaise », pour qui il vaut mieux, observe Aristote, « s’étendre sur n’importe quel sujet plutôt que sur la cause ». Aussi « ne répondent-ils pas aux questions, mais tournent-ils autour, et usent-ils de préambules à n’en plus finir » (88).

Or la célébration politique du pouvoir qui définissait le nazisme et la démolition philosophique de la raison (désormais impuissante contre la tyrannie) conduisent inéluctablement toutes deux à la force brutale comme le guide irréductible, ultime. Telle était déjà, on le sait, la position de Thrasymaque contre Socrate : il n’existe rien d’autre que la force brutale. Certes on ne saurait voir dans ces exaltations explicites ou implicites de la force brutale le but avoué ni même sans doute conscient des avocats du nouvel hyperscepticisme en question. Benjamin Barber marque bien qu’il s’agit plutôt de naïveté, car l’intention de ces derniers est en fait de lutter contre les dogmes de ce qu’ils perçoivent comme un establishment hypocrite. Il n’empêche que les « instruments de révolution qu’ils ont choisis conviennent davantage au terroriste philosophique qu’au réformateur pédagogique. Le scepticisme radical, le réductionnisme, le solipsisme, le nihilisme, le subjectivisme et le cynisme n’aideront pas les femmes américaines à se gagner une voix plus forte dans la salle de classe ; n’élèveront pas les Américains de couleur hors de la prison de l’ignorance et du désespoir […] ». Comment penser pouvoir aider ceux qui n’ont pas de voix en démontrant que la voix est toujours fonction du pouvoir, les libérer de l’ignorance en soutenant que le degré d’alphabétisation est une forme arbitraire de l’impérialisme culturel, leur permettre de lutter pour l’égalité et la justice avec une épistémologie qui nie les raisons et des termes rationnels normatifs comme justice et égalité (89)?

Le recours au concept de jeu, à l’homo ludens, à l’animal qui aime jouer, bref la réduction du langage à des enjeux d’ordre ludique, n’est pas un alibi tenable. Le jeu est évidemment une grande chose : « […] on plaisante, parce qu’on désire contempler », enfants comme adultes, remarquait Plotin. Mais on ne joue pas avec la mort, ni avec la vie. « Jouer est admirable, mais le jeu qui est simplement déconstructeur ne reconnaît pas les interconnexions possibles entre nous tous. La déconstruction ironique de tout discours significatif (et les modèles apparentés d’actions) détruit les tissus d’interdépendance auxquels la vie sociale est suspendue de manière si fragile » (Kenneth J. Gergen). Les « jeux de langage » d’un Wittgenstein sont animés d’un tout autre esprit : « Unsere Probleme sind nicht abstrakt, sondern vielleicht die konkretesten, die es gibt » (« Nos problèmes ne sont pas abstraits, mais peut-être les plus concrets qu’il y ait »), écrit ce dernier dans le Tractatus à propos de problèmes de logique et de langage (90). »

Thomas De Koninck, La nouvelle ignorance et le problème de la culture, Paris, Presses universitaires de France, "Intervention philosophique", 2000

 

Notes 

(83) Cf. Václav Havel, « La politique et la conscience », dans Essais politiques, textes réunis par Roger Errera et Jan Vladislav, Paris, Calmann-Lévy, 1989, p. 225-247.

(...)

(86) David Lehman, Signs of the Times. Deconstruction and the Fall of Paul de Man, New York, Poseidon Press, 1991, p. 99-100. Cf. David H. Hirsch, The Deconstruction of Literature. Criticism after Auschwitz, Brown University Press, 1991.

(87) Jürgen Habermas, Le discours philosophique de la modernité, VII, trad. Christian Bouchindhomme et Rainer Rochlitz, Paris, Gallimard, 1988, p. 221 et 224. Au sujet de « l’abdication des clercs » face à la political correctness, George Steiner rappelle ceci : « Remember that “correctness” was a favorite Nazi word. “We are correct”, they would say as they massacred. “Correctness” is a very odd word that is worth thinking about. Political correctness is one symptom. The nihilistic merriments of deconstruction and postmodernity are another » (The Chronicle of Higher Education, 21 juin 1996).

(88) Aristote, Rhétorique, III, 14, 1415 b 22-24, trad. M. Dufour et A. Wartelle.

(89) Benjamin Barber, An Aristocracy of Everyone. The Politics of Education and the Future of America, New York, Ballantine Books, 1992, p. 122-123. Cf. David H. Hirsch, The Deconstruction of Literature. Criticism after Auschwitz, passim, mais notamment sur Derrida et Paul de Man, p. 80 sq., et le chap. 7, « Deconstruction and the ss Connection », p. 143-165.

(90) Plotin, Ennéades, III, 8, 1 (trad. E. Bréhier) ; Kenneth J. Gergen, The Saturated Self. Dilemmas of Identity dans Contemporary Life, New York, Basic Books, 1991, p. 194. Ludwig Wittgenstein, Tractatus Logico-Philosophicus, Londres, Routledge & Kegan Paul (1922), 1933, 5.5563, p. 148.

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